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Peter Greenaway : sur la survivance d'un cinéma mort-né

Par Sylvain Lavallée

 

Il y en a qui s’amusent à déclarer la mort du cinéma; Peter Greenaway préfère demander si nous avons en fait déjà vu un film [1]. Ceux qui connaissent un peu le cinéaste l’ont déjà entendu tenir ce discours à maintes reprises : le cinéma a pris la « mauvaise voie », celle d’une narration à la Griffith plutôt que celle du montage des attractions à la Eisenstein. Jamais libéré d’un carcan théâtral et littéraire qui l’empêche d’exploiter ses propres moyens d’expression, le cinéma se contente de transmettre à l’écran un texte, empêtré par un récit et le recours aux acteurs, quand il n’est pas limité par le cadre lui-même, fixé par convention dans un format rectangulaire plus ou moins stable (du moins il change très rarement à l’intérieur d’un même film). Quand on lui demande de réaliser un court-métrage pour célébrer le centenaire du cinéma (dans le collectif Lumière et compagnie [1995]), Greenaway filme pendant cinquante-deux secondes un corps inerte : dès son invention, le cinéma était mort, et il ne s’est jamais relevé.

Faut-il prendre ce discours cynique au sérieux ? Greenaway l’a répété tant et si souvent à une certaine époque qu’il est difficile d’y voir une simple boutade, mais comme son œuvre demeure largement narrative et théâtrale, elle nous laisse sous la curieuse impression de répondre assez peu à ces interrogations (ce constat n’a rien de neuf, voir par exemple cet article sur Hors Champ, résumant bien cette position ambiguë). Bien sûr, le cinéma de Greenaway n’opère pas, en général, à partir d’une narration classique, le cinéaste cherchant toujours à mettre de l’avant la structure de ses films en opposant la forme narrative à une opération intensive de catalogage. C’est ce que Lev Manovich relevait en 1999 dans un texte célèbre, « Database as symbolic form », où il commentait l’obsession du cinéaste pour les nombres : « La séquence de nombres agit comme une coquille narrative servant à “convaincre” le spectateur qu’il regarde une narration. En fait, les scènes se suivent l’une l’autre sans jamais être liées de façon logique. En utilisant des nombres, Greenaway “enveloppe” une narration minimale autour d’une base de données ».[2]

Revenons un peu sur ce texte pour bien comprendre ce qui est en jeu chez Greenaway : en s’appuyant sur Erwin Panofsky, historien de l’art qui pensait la perspective linéaire comme une « forme symbolique » (c’est-à-dire que la perspective traduit, par une forme culturelle, une manière de voir et de penser le rapport du sujet au monde), Manovich propose d’utiliser la base de données comme forme symbolique de l’âge informatique. « En effet, écrit l’auteur, si après la mort de Dieu (Nietzsche), la mort des grands récits émancipateurs (Lyotard) et l’arrivée du web (Tim Berners-Lee), le monde nous apparaît comme une collection infinie et sans structure d’images, de textes et de documents divers, il est seulement approprié que nous soyons tentés de le modeler comme une base de données. Mais il est tout autant approprié de vouloir développer une poétique, une esthétique, et une éthique de la base de données » [3]. Ainsi, à la narration, qui permet d’approcher le réel en ordonnant les faits par un système de cause à effet, Manovich oppose la base de données, une collection structurée mais sans hiérarchie, servant en général à faciliter l’accès aux données recherchées. Cette structure n’a en soi rien de neuf (pensons à l’encyclopédie), mais elle devient prédominante dans la culture par les nouveaux médias, essentiellement des bases de données numériques affichant plus ou moins ouvertement leur structure : si un site web, par exemple, est construit explicitement comme une base de données, un jeu vidéo par contre suit une logique algorithmique qui confère à l’expérience une allure plus linéaire, l’usager devant apprendre, maîtriser un ou plusieurs algorithmes afin de progresser dans le jeu. Mais l’algorithme dépend d’une base de données, celle qui constitue le jeu (une collection de textures, d’environnements, d’objets, etc.), et dont l’algorithme parcourt la surface afin d’ordonner l’expérience du joueur. Pour Manovich, le cinéma est aussi en soi une base de données puisque le cinéaste accumule au moment du tournage des données qu’il devra ensuite structurer par le montage : une fois fixé dans sa forme définitive, le film est perçu de façon linéaire, souvent narrative, mais il est possible de faire remonter à la surface la base de données sous-jacente. En ce sens, le cinéma est particulièrement bien placé pour articuler cette transition d’un mode narratif vers la base de données.

Et Greenaway, justement, avec Dziga Vertov (bien) avant lui, pratique un cinéma s’appuyant sur une base de données pensée comme forme symbolique : dès ses premiers films au début des années 80, nous retrouvons un usage appuyé des nombres, des collections, de diverses opérations de catalogage, mais aussi une esthétique souvent axée autour du montage dans l’image, une multiplication de plans superposés dans un même plan, que l’on retrouve en particulier dans Prospero’s Book (1991) et The Pillow Book (1996). Deux films, ce n’est pas un hasard, qui pensent le rapport de l’écrit à l’image, entre autres grâce à leurs images recouvertes de nombreuses surimpressions de calligraphie (dans The Pillow Book surtout), une manière de rappeler l’importance du texte dans notre culture, à partir d’une forme d’écriture, la calligraphie, qui est aussi une image (ce à quoi le cinéma devrait aspirer : écrire par l’image, Greenaway s’inspirant sans doute d’Eisenstein et de ses considérations sur les rapports entre idéogramme et cinéma). Mais quand vient le temps de cataloguer le réel, l’étudier, le classifier, le cinéma, par rapport à l’écrit, a l’avantage de saisir les choses dans leur matérialité, dans leur concrétude immédiate, Greenaway insistant sur les propriétés scientifiques du cinéma (notamment dans A Zed & Two Noughts [1985], où des jumeaux zoologistes étudient la décomposition à partir d’images accélérées, en time-lapse). Ainsi, en s’appuyant sur la nature photographique de l’image de cinéma, son lien indexical très fort au réel, qu’il contrebalance par ses compositions picturales et ses nombreuses références à l’histoire de l’art pour souligner les liens entre cinéma et peinture, Greenaway explore la nature de son médium, son lien avec les autres arts, et questionne notre rapport changeant au monde : de la perspective en peinture, qui plaçait l’homme et sa subjectivité au centre de l’image, nous passons à la base de données avec le cinéma, un monde perçu dorénavant comme une « collection infinie d’images, de textes, de documents », pour reprendre Manovich, un monde qui échappe par son fourmillement intense à la perspective unique, humaniste, de la Renaissance, d’où l’éclatement formel du cinéma de Greenaway.

 

:: Prospero's Books (Peter Greenaway, 1991)
 

:: The Pillow Book (Peter Greenaway, 1996)

 

Ce projet esthétique atteint son apogée avec la trilogie des Tulse Luper Suitcases en 2003 et 2004, les premiers films que Greenaway tourne en numérique : déjà dans The Pillow Book, les incrustations d’images permettaient d’anticiper des événements, ou de faire des retours en arrière à même une image au présent, bref de disposer sur un même plan divers moments d’un récit. Mais Tulse Luper Suitcases va beaucoup plus loin dans ce jeu de montage spatial, d’abord en multipliant les cadres dans le cadre, sous forme de surimpressions ou d’images incrustées, aux contours nets, mais aussi en rajoutant par exemple des variations sur l’action à l’écran, des plans ratés peut-être ou diverses prises d’un même plan, ou l’exact même plan mais répété avec un décalage, ou encore des images d’archive, des modélisations 3D de bâtiments, des historiens/narrateurs racontant l’histoire, etc., le son accumulant de même diverses pistes en privilégiant (ou non) l’une d’entre elles, pas nécessairement celle qui prend le plus d’espace à l’image. Greenaway garde presque toujours à l’écran une scène se déroulant sur l’entièreté du cadre, mais ce dernier se voit souvent saturé de ces images « secondaires », comme si Greenaway étalait la base de données à laquelle il s’alimente pour choisir l’image « principale », qui ne l’est qu’accessoirement ; ou comme si Greenaway nous rappelait qu’il aurait pu faire un autre film que celui que nous avons effectivement sous les yeux (il aurait pu choisir non seulement un autre plan sur le même geste posé par le même acteur, mais aussi un contrechamp sur un autre acteur, ou une tout autre scène se déroulant dans un autre espace-temps, ou il aurait pu faire un documentaire sur l’événement historique auquel participe le personnage, etc.)

Nous comprenons ici que l’ambition de Greenaway n’était pas seulement d’ordre réflexif : l’histoire de Tulse Luper (le personnage principal) sert de prétexte pour traverser le vingtième siècle (de la découverte de l’uranium à la chute du mur de Berlin), avec comme motif « il n’y a pas d’Histoire, que des historiens ». La trilogie se structure autour des 92 valises (le nombre atomique de l’uranium, il y a en tout 92 personnages, 92 aventures…) que possédait Tulse Luper, chacune contenant des objets représentant le monde, et permettant d’accéder à la fois à l’histoire du personnage et à celle du siècle dernier. La dichotomie narration/base de données sert ainsi à penser le réel en son entier, et non seulement la structure des œuvres culturelles, mais il s’agit moins de renverser l’un par l’autre que d’y voir deux modes d’accès au monde complémentaires, dont l’un devient plus essentiel aujourd’hui : le catalogage des faits dans des valises qu’il faut ouvrir, décoder, ne suffit pas, il faut aussi les relier ensemble pour former une histoire possible, ou plutôt des histoires possibles. En même temps, une Histoire ne suffit pas, la multiplication des points de vue sur un sujet (et donc des cadres dans le cadre) sert à mettre en relief la subjectivité de l’historien, ou du cinéaste faisant un film sur l’Histoire, la seule manière d’approcher la complexité du réel étant dans cette accumulation (de faits, d’histoires, d’images, de documents, etc.) — comme si l’encyclopédie universelle idéale devait avoir la forme des nouveaux médias, avec leur structure interactive de divers éléments disparates enchâssés, cohabitant un même espace (un rhizome finalement, comme diraient Deleuze et Guattari).

Au niveau des films eux-mêmes, les nombreuses images dans l’image évoquaient cette idée : pendant les six heures du visionnement nous avons l’impression (pas toujours agréable il faut le dire) d’être devant une page d’un site web, où nous pourrions cliquer sur l’une ou l’autre des images pour accéder à du nouveau contenu. Mais comme le remarque Manovich, pour avoir une véritable base de données, il faut spatialiser les éléments, permettre à l’usager de circuler entre eux, car dans toute forme de linéarité un fil conducteur s’impose (qu’il soit narratif, thématique, esthétique, etc.) : ainsi, avec les trois Tulse Luper Suitcases destinés pour la salle de cinéma, Greenaway ne peut pas éviter la linéarité de l’expérience, mais il fait tout pour la remettre en question, pour « libérer » le regard et la pensée du spectateur, lui permettre de circuler à travers la base de données à l’écran. En même temps, l’expérience que semble viser Greenaway n’est pas tant celle des nouveaux médias, mais plutôt celle, dressée en idéal, de formes muséales comme la peinture ou la sculpture, où le spectateur peut parcourir du regard l’œuvre à son gré, dans un temps indéterminé, et en changeant de position dans l’espace par rapport à celle-ci. Et quelque part, nous rencontrons là les limites de la pensée de Greenaway : en effet, la passivité du spectateur, la rigidité du cadre, la linéarité de l’expérience, ce ne sont pas nécessairement des « contraintes » qu’il faut faire éclater à tout prix pour que le cinéma puisse enfin naître, mais au contraire le lieu même de l’expression du cinéma. Le discours de Greenaway tend à parler d’un cinéma qui serait incapable d’exploiter ses propres possibilités, mais ces possibilités, n’est-ce pas celles que Greenaway, justement, veut abattre parce qu’il les pense comme des contraintes ? Comme si finalement, en se plaignant d’un cinéma conventionnel, Greenaway tentait de le ramener à ce qu’il n’est pas, une œuvre d’art dans une définition plus classique. C’est qu’il y a une sorte de double mouvement chez le cinéaste, l’un qui voit certaines possibilités expressives du cinéma comme des contraintes (la passivité du spectateur, la rigidité du cadre), et un autre qui cherche de nouvelles possibilités, centrées autour de la base de données, d’où l’ambiguïté d’un discours qui semble vouloir aller de l’avant pour mieux revenir en arrière [4]

 

:: The Tulse Luper Suitcases (Peter Greenaway, 2003-2004)

 

Depuis 2019, c’est du moins l’impression qu’il nous reste de ce cinéma, comme fondamentalement conservateur derrière ses allures avant-gardistes [5]. Mais il est vrai que par ses interrogations sur le cinéma, et par ses films qui, dans les années 80-90, pourraient être qualifiés de proto-numériques, Greenaway anticipait la prédominance de la base de données comme forme symbolique. Voilà peut-être pourquoi son cinéma, à ce moment, fascinait autant, Greenaway étant alors une vedette des circuits festivaliers, un auteur d’envergure, n’ayant jamais connu plus qu’un modeste succès (avec The Cook, the Thief, His Wife & Her Lover en 1989), mais demeurant très présent dans les revues spécialisées. Pourtant, arrivé le tournant numérique, il a pratiquement disparu de l’actualité, et aujourd’hui ses films sont plutôt difficiles à trouver : qui sait si le cinéma est finalement « né » avec le numérique, mais paradoxalement l’œuvre de Greenaway semble morte à ce moment. Non pas qu’elle soit devenue sans intérêt, mais celui-ci réside précisément dans une certaine désuétude (les images de Tulse Luper Suitcases évoquent la ringardise des premières encyclopédies interactives sur CD-ROM, beaucoup plus que les œuvres d’artistes d’avant-garde travaillant le numérique), dans un échec plus révélateur que les ambitions de départ, ou dans ces intentions révolutionnaires couplées d’un fond de conservatisme.

Tout cela apparaît d’autant plus évident aujourd’hui que Greenaway était dépassé par l’industrie au moment même où il prétendait faire éclater toutes les frontières : en effet, le projet de Tulse Luper Suitcases était pensé pour s’étendre aussi sur une série télévisée de 16 épisodes, un site web, 92 DVD, des CD-ROM interactifs et des livres (de tout cela, seul le site web a fonctionné pendant un temps, puis les valises de Tulse Luper ont circulé dans des expositions muséales entre 2008 et 2011). Mais au moment où les trois films jouaient en festival, en 2004, les studios hollywoodiens pratiquaient déjà, avec plus de succès, cette prolifération médiatique, The Matrix en 1999 étant généralement considéré comme la première franchise transmédiatique, pensée dès sa conception pour s’étendre sur trois films, une série animée et un jeu vidéo (sans compter le Japon : le Media mix, ces contenus narratifs s’étendant sur plusieurs supports médiatiques, existe depuis le début des années 60). Deuxième ironie : du projet Tulse Luper, il ne reste aujourd’hui que les trois films (et même un seul film, sorti en 2005, un condensé de la trilogie), la forme même contre laquelle Greenaway voulait s’élever — ce cinéma mort avant d’être né, finalement, aura survécu. Sans doute, on ne peut pas se fier à l’histoire pour retenir à coup sûr tout ce qui est pertinent, et si l’oubli relatif dans lequel traîne aujourd’hui l’œuvre de Greenaway est malheureux, il n’en demeure pas moins éloquent : comme une preuve, s’il en faut une, que le cinéma s’accommode bien de toutes les transformations (celles du numérique dans le cas qui nous concerne), et que nous n’avons donc pas besoin de le faire exploser pour le rendre plus expressif puisque ses « contraintes » demeurent un lieu privilégié pour penser ce rapport du sujet au monde.

 

 

 


[1] Titre d’un article qu’il a publié dans Positif : Greenaway, Peter. 1997. « Avons-nous en fait déjà vu un film? ». Positif, no 431  (janvier), p.95-103.

[2] « Database as symbolic form », Convergence vol 5, no 2 (Juin 1999), p. 95, la traduction est de nous. « The sequence of numbers acts as a narrative shell which ‘convinces’ the viewer that s/he is watching a narrative. In reality the scenes which follow one another are not connected in any logical way. By using numbers, Greenaway ‘wraps’ a minimal narrative around a database. »

[3] Ibid., p. 81. « Indeed, if, after the death of God (Nietzsche), the end of grand Narratives of Enlightenment (Lyotard) and the arrival of the web (Tim Berners-Lee), the world appears to us as an endless and unstructured collection of images, texts, and other data records, it is only appropriate that we will be moved to model it as a database. But it is also appropriate that we would want to develop a poetics, aesthetics, and ethics of this database. »

[4] Au risque d’être bête : nous sentons aussi dans cette posture le point de vue hautain d’un historien de l’art, imprégné d’un certain élitisme bourgeois, qui daigne toucher au cinéma, art impur et populaire, pour essayer de l’élever au rang des Beaux-Arts, impression due moins aux œuvres elles-mêmes, sans doute, qu’au discours de leur auteur, si présent qu’il fléchit notre perception de celles-ci. Ces considérations manquent peut-être de générosité envers une œuvre tout de même unique, fascinante à décortiquer, mais elles s’appuient aussi sur l’expérience de visionnement parfois pénible de ces films.

[5] C’est bien aussi ce que l’on note à Hors Champ : « À cet effet, Peter Greenaway exploite beaucoup plus la facette conservatrice des nouveaux médias qu’un volet avant-gardiste qu’il semble à peine embrasser : c’est-à-dire qu’il exploite beaucoup moins les nouveaux médias dans une optique novatrice que dans une volonté de démystifier une œuvre passée incomprise question d’en pérenniser l’héritage aux yeux des générations futures. » L’œuvre passée, ici, étant celle de Greenaway lui-même qui, en effet, dans Tulse Luper Suitcases fait de multiples références à ses films passés.

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Article publié le 19 juin 2019.
 

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