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John Waters : Du « freak show » à l’affirmation comique de la déviance

Par Ariel Esteban Cayer



La caméra de John Waters est, plus que fonctionnelle, l’ultime outil d’une représentation affirmative de la « différence ». C’est-à-dire qu’elle est aimante, vitale ; elle rend visible l’invisible, puis dévoile, comme si c’était la moindre des choses, un monde entier jusqu’alors sous-représenté. Plus qu’une affirmation musclée d’une réalité queer fièrement hors-norme, le cinéma de John Waters prend cette idée de la « marginalité » et l’affirme, non pas comme une quelconque alternative, mais bien comme une nouvelle norme en soi : une « a-normalité » contraire au bon goût débilitant de l’Amérique moyenne. Car aux yeux de Waters, celle-ci est profondément ennuyante, fondamentalement inadéquate et inégale. Elle est trop propre, trop belle, trop pure, malade de son propre puritanisme (A Dirty Shame), débile de son racisme et de son intolérance (Hairspray), classiste en plus de ça (Cry-Baby) et obsédée par un culte de la personnalité, et un maintien des apparences qui s’approche de la psychose (Desperate Living, Polyester, Serial Mom). Autrement dit, l’Amérique straight, ses banlieues et ses bonnes valeurs, ses mœurs et ses névroses, sont pour Waters une colossale farce; voilà la véritable « anormalité » à laquelle on ne peut que répliquer, ne serait-ce que pour en exposer tout le ridicule, et oser imaginer une alternative.

À ses débuts, John Waters confronte, transgresse et son cinéma s’apparente en tout point au « terrorisme cinématographique » de son Cecil B. Demented (2000). De même, son projet est d’abord esthétique, avant d’être explicitement politique : une série de courts, puis de longs-métrages 16mm, conçus comme une provocation puérile in situ, semant le germe de la différence dans le Baltimore d’apparence normale de la fin des années 60. Mondo Trasho (1969), nommé en référence au Mondo Topless (1966) de Russ Meyer (et à la vague de pseudo-documentaires italiens qui les précédèrent), expose ainsi un monde de déviants, de fétichistes et de drag queens se cachant sous la surface des choses. Multiple Maniacs (1970) suit de près et voile à peine la dynamique de « freak show » que le réalisateur entretient chaleureusement avec sa troupe d’acteurs, surnommée les Dreamlanders. Dans les deux cas, Waters déploie ses interprètes dans la ville, les frotte à la plèbe parfois fascinée mais autrement terrorisée par un tel éventail de différence. Waters, Divine et sa troupe s’en nourrissent, portent leur « monstruosité » fièrement, comme un badge d’honneur. David Lochary annonce en entrée de jeu : voici « Lady Divine’s Cavalcade of Perversion! The sleaziest show on Earth! Not actors, not paid imposters, but real actual filth who have been carefully screened in order to present to you the most flagrant violation of natural law known to man! ». De l’homosexualité, en passant par l’émétophilie, le viol, le meurtre et le sacrilège, il n’y pas de différence : l’intention de Waters est de choquer, de déstabiliser l’hétéro-norme et de subvertir le « bon goût » coûte que coûte.




:: Pink Flamingos (John Waters, 1972)


Pink Flamingos (1972) concrétise cette approche avec une dimension additionnelle : la couleur. Premier film en 35mm, Waters y élabore pleinement son esthétique agressivement queer, forte de costumes exubérants et d’un Technicolor des pauvres (achevé à grand coup de peinture pastel, et de décors artisanaux). Le cinéaste abandonne l’approche mondo de ses débuts et s’affaire plutôt à détourner la vision idéalisée d’une Amérique d’après-guerre sur laquelle s’appuie le « camp » (tel que le théorisait Sontag quelques années auparavant). Comme Kenneth Anger avant lui, Waters met ainsi de l’avant certains des éléments iconographiques de cette Amérique (la délinquance, et le « trailer trash », opposée au chic coquet des banlieues et des diners chromés, par exemple), tout en la peuplant encore une fois de ses personnages transgressifs. Mettant « au propre » plusieurs des idées de Trasho et Maniacs, la notion de performativité, de notoriété publique – et donc de spectacle – devient essentielle. Divine, « the filthiest person alive! », a désormais un titre à défendre, et celle-ci attire de ses péripéties l’attention de nombreux rivaux (aussi dépravés qu’elle), ainsi que de la presse sensationnaliste. Déjà, Waters se joue du double standard d’attraction et de dégoût que l’Amérique moyenne témoigne envers la soi-disant « différence » ; il expose l’hypocrisie selon laquelle la marginalité n’est bienvenue que lorsqu’elle peut être observée de loin, réduite à un spectacle performé à une distance raisonnable et sécuritaire. Certes, Pink Flamingos s’inscrit quelque peu dans cette même dynamique, et si Waters, par l’élaboration de son film, tombe quelque peu dans son propre piège, il y jette néanmoins les bases de sa critique : la popularité subséquente ne fait que confirmer cette relation que l’Amérique entretient envers la différence, tout en permettant au cinéaste d’élaborer sa défense de la marginalité davantage.

De Mondo Trasho à Desperate Living (1977), la tactique de provocation reste essentiellement la même, bien que ce dernier film de la « Trilogie Trash » représente une évolution marquée pour le cinéaste. En effet, l’esthétique du jeune Waters se cristallise ici pour la première fois en un univers fantasmagorique à part entière, adjacent et indépendant du monde réel. Waters dépasse la dimension de la performance – de l’opposition spectaculaire – et conçoit d’un univers où la différence est possible en soi. Autrement dit, il donne finalement à ses Dreamlanders leur « Dreamland » : un territoire nommé Mortville, pays des merveilles habité par des rebuts de société de tous types, et sur lequel règne la vilaine reine Carlotta (Edith Massey). Lorsqu’une femme au foyer névrosée (Mink Stole) y atterrit par mégarde (ayant accidentellement tué son mari suite à une crise de « psychose normalisatrice »), les freaks de Mortville n’ont d’autre choix que de s’allier pour éradiquer la menace autoritaire. D’une pierre deux coups, ils font rôtir la reine, et décapiter l’intruse, et de ce geste révolutionnaire, concrétisent leur rêve d’un monde dépravé, à leur image.

De cette première opposition, entre Mortville et la normalité psychotique de la banlieue, Waters passe à Polyester, un grand jalon de sa filmographie. Bien au-delà de concevoir de ses acteurs comme d’une alternative à la norme (un « freak show », ou bien un univers auquel on accède, comme Alice, en passant de l’autre côté du miroir), Waters infiltre sa troupe au territoire normalisant lui-même. La banlieue qu’il y représente est ici le théâtre d’une hypocrisie nationale, au final tout aussi pervertie que le Baltimore idéalisé de ses films précédents, celui d’ouvriers, de fétichistes et de drags. Ancré plus concrètement dans une tradition cinématographique (dont celle du film gimmick de William Castle), Polyester débute d’un survol proprement Sirkien de ces jolies maisons toutes pareilles qui font l’Amérique d’après-guerre. Très vite, Waters y dévoile sa vision satirique de l’embourgeoisement. Correspondant au titre de son film, celle-ci est plastique et artificielle, malodorante et loin d’être constituée de jolies tulipes et de clôtures blanches. Au contraire, elle est alimentée par l’alcoolisme, l’adultère, les instances de divorce, la pornographie, le macramé, les fétiches de pieds et les grossesses inattendues. Par cette infiltration, Waters décape l’idéal du Rêve américain, et offre le chaînon manquant entre le cinéma de Douglas Sirk, son influence sur celui de Rainer Werner Fassbinder, puis finalement, sa reconfiguration critique, mais plus consensuelle, accomplie en parallèle par celui de Todd Haynes.




:: Serial Mom (John Waters, 1994)


Plusieurs années plus tard, Waters reviendra d’ailleurs sur ces lieux avec Serial Mom (1994), une autre satire décapante de la vie banlieusarde. Ici, comme dans Desperate Living, le train de vie puritain mène une mère anonyme (Kathleen Turner) directement à la folie. Au lieu de se ramasser à Mortville, celle-ci devient psychotique, poussée à tuer lorsqu’elle observe des individus briser les règles implicites de la bonne vie américaine (telles que recycler, ou rembobiner la cassette avant de la rendre au club vidéo). Ultime critique de l’Amérique « embanlieusée », et de sa bienséance rigoureuse, Waters se joue également de l’obsession que celle-ci témoigne pour le scandale – autant d’écarts de conduite qui ne servent, au fond, qu’à rappeler l’omniprésence de l’idéologie dominante, ou pire, à se divertir de celle-ci. Car si elle est crainte dans la banlieue, la « Serial Mom » est à sa place dans les quartiers populaires de Baltimore. Elle devient un objet de fascination comme Divine a pu l’être dans Pink Flamingos : un symbole d’une différence assassine, mais salvatrice ou, à tout le moins, un rappel de l’humiliation particulièrement ironique – et hilarante – d’une mort à coup de jarret de veau.

Dès Hairspray (1988), le virage « grand public » du cinéma de Waters ne fait qu’aiguiser son discours politique. Délaissant nécessairement le côté outrancier et scatologique de son univers, le cinéaste se tourne, par-delà la banlieue et son potentiel de mélodrame « sirkien », vers d’autres genres, comme la comédie musicale et le film de danse, qui lui permettent de concrétiser sa vision égalitaire du monde. Du « freak show » à la présentation de « l’a-normalité », le cinéma de Waters devient ici, plus qu’une affirmation de la marge, un véritable moteur de représentation positive de celle-ci au sein de la société américaine. Au-delà des oppositions binaires des films précédents, la nouvelle dimension historique que trouve son cinéma lui permet d’aborder le problème de la marginalité sous de nombreux axes, puis de réintégrer celui-ci au réel (sous forme de ségrégation, des normes d’apparence physique, de standing social, etc.). Dans Hairspray, par exemple, la jeune Tracy Turnblad (Ricki Lake) devient la star de l’émission de danse The Corny Collins Show, et ce malgré sa forte taille, son appartenance à une famille ouvrière, et ses affinités avec la communauté noire de Baltimore (qui influencent ses chorégraphies). En retour, Tracy aidera cette communauté à mettre fin à la ségrégation qui l’empêche de danser à la télévision auprès des jeunes Blancs. Équilibre rétabli, tout est bien qui finit bien, comme toujours chez Waters, mais cette fois, le happy end devient un véritable geste politique. Il témoigne de l’audace d’envisager une nouvelle réalité, de réécrire l’Histoire afin qu’elle puisse avoir un impact sur le présent, et ce, sans en faire un plat.[1]

De même, dans Cry-Baby (1990), le délinquant juvénile titulaire (Johnny Depp) s’éprend d’une « square » de la banlieue riche nommée Allison (Amy Locane). Loin d’être un problème du côté de Cry-Baby et sa famille de rednecks bons vivants, c’est l’entourage bourgeois d’Allison qui s’oppose à la relation, et qui ira jusqu’à faire emprisonner Cry-Baby pour empêcher leur union. Le tout finira bien, encore une fois, car contrairement à la comédie romantique consensuelle des années 80, le projet de Waters consiste ici à unir les différentes strates de la société, faire triompher les weirdos – pour une fois – puis les situer comme des figures à leur tour « normales ». C’est-à-dire qu’ici, comme avec Hairspray, Waters n’a plus à confronter. Il peut finalement et simplement représenter des dynamiques complexes causant l’aliénation d’un groupe vis-à-vis d’un autre, et décider d’y remédier par la générosité de ses fictions réconciliatrices. Vision certes naïve, et un tantinet utopique, le cinéma de John Waters atteint néanmoins son plein potentiel : il affirme pour un très grand public l’importance de la marginalité, lui donne corps et âme. De ce fait, celle-ci n’est plus « anormale » – ni déviance, ni alternative, ni utopie –, elle est simplement une nouvelle réalité, visible, à l’écran, et peut-être, un jour, devant celui-ci.




:: A Dirty Shame (John Waters, 2004)


Finalement, A Dirty Shame (2004) représente le zénith (pour le meilleur comme pour le pire) de la critique que Waters porte envers la banlieue américaine. Film généralement mal-aimé, celui-ci renvoie Waters à l’humour scatologique de ses débuts, et s’approprie spectaculairement les codes de la comédie américaine grand public. À confondre, de prime abord, avec un Girl Next Door, ou un Harold et Kumar de la même époque, A Dirty Shame joue sur sa propre confusion identitaire (entre la comédie transgressive, et la comédie olé olé lénifiante), et en profite pour contourner tous les clichés hétéro-sexistes du genre. Ainsi, Waters n’y conçoit pas le sexe comme un objet inatteignable, ou un tabou rigolo (voir American Pie pour ça), mais bien comme un élan vital, un virus infectant la banlieue puritaine d’une nymphomanie qui encourage la différence, la liberté. Le dispositif s’avère immensément ingénieux car il réactive le potentiel subversif du genre : A Dirty Shame fait de cette subversion sa mission, et représente tous les fétiches et orientations possibles et imaginable dans le but de les banaliser, puis de les confronter au puritanisme malade et contraignant de sa populace vanille. Face à autant de blagues décomplexées et outrancières, de fluides et de fornication, le spectateur n’a d’autre que choix que d’accepter l’univers du cinéaste une bonne fois pour toutes. Mieux encore, c’est le puritanisme de la norme (et du public) qui devient, non pas complice de l’humour, mais la cible de celui-ci. Ainsi, Waters boucle la boucle et dresse son portrait final de l’Amérique moyenne, comme du néo-puritanisme qui envahit les représentations de celle-ci à l’écran. Et si son cinéma nous laisse avec une quelconque leçon, il s’agit encore une fois d’un appel à l’imagination, à l’affirmation comique de la déviance comme d’une nouvelle normalité.



[1] À titre de référence, la version de 2007 (adaptation de la comédie musicale, plutôt qu’un remake) démontre l’approche régressive à ce même matériel.  Adam Shankman sent le besoin de justifier la corpulence de ses protagonistes à renfort de blagues gourmandes, qui prennent vite le dessus sur les tensions raciales dont le film traite. De plus, Divine, dans le rôle de la mère de Tracy, est remplacée par John Travolta en maquillage prosthétique : un faux pas parmi tant d’autres, mais surtout une grossière incompréhension de l’importance de la drag queen dans l’imaginaire hors-norme du cinéaste et de l’œuvre dont la comédie musicale s’inspire.
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Article publié le 9 mai 2016.
 

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