WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Le petit précis de la programmation

Par Ariel Esteban Cayer et Mathieu Li-Goyette


 

De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de programmation? Dans sa plus sémantique des définitions, la programmation est l’acte de composer un programme (ici, de films), le plus souvent dans le cadre d’un événement, ou encore au sein d’une institution culturelle. 

En anglais, on précise: certains préfèrent les mots «film curator» à «programmer» parce que ça fait plus joli (mais aussi parce que ça évite de spécifier que l’on ne fait pas dans l’informatique). 

Surtout, curation recèle en lui-même presque tout ce que ce métier implique de défrichage et d’organisation, de présentation et de contextualisation, de politique et de désillusion: ce qui se trame en coulisses.

Dans le but de démystifier la programmation — cette pratique obscure qui s’impose, tôt ou tard, comme l’une des façons les plus sensibles de rentabiliser sa cinéphilie —, Panorama-cinéma vous offre le Petit précis de programmation.

 

Vous programmez des soirées de cinéma pour vos ami·e·s ? Vous êtes déjà plus programmateur et programmatrice que votre voisin. Continuez.

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La programmation est une extension de votre cinéphilie, mais attention : elle n’est pas que votre cinéphilie.

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Il s’agit d’un vaste réseau de connaissances à entretenir, dans tous les sens du terme : « L’action de se faire une représentation, de s’informer ou d’être informé de l’existence de quelque chose ; ces personnes que l’on connaît pour les avoir déjà rencontrées ».

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Si cela semble laborieux, passez votre tour.

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Étudiez le cinéma. C’est du sérieux.  

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C’est fait ? Désormais, oubliez ce que vous avez étudié.

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Vous participerez à l’écriture de l’histoire du cinéma.

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Vous n’êtes pas seul·e·s dans ce projet d’écriture. Vous croiserez sur votre chemin cinéastes, producteur·rice·s, agent·e·s de vente, publicistes et projectionnistes, critiques et publics en tous genres. Trouvez vos pairs et vos allié·e·s. Respectez leur temps, leur expertise. Chérissez leur présence. 

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Il en découle plusieurs histoires du cinéma. Elles ont toutes un but commun.

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Posez-vous maintenant la question, en mettant l’emphase sur le « je »:
Qu’est-ce que
je recherche dans le travail d’autrui ?

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Qu’ai-je à transmettre par mon regard ?

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Une bonne programmation naît d’un désir de se rendre utile.

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Vous ne « découvrez » pas, vous « transmettez ». 

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Vous êtes une antenne, pas un artiste.

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Si par artiste vous voulez dire que vous rédigez des courriels, négociez des ententes de projection, balancez des budgets, écrivez des synopsis, tentez de transmettre votre enthousiasme à un public, alors oui, vous êtes un artiste. 

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Vous êtes aussi un jongleur. Vous échapperez des balles.

Vous êtes surtout un maillon dans une chaîne industrielle qui transmet une œuvre à un public.


 

Ce public sait ce qu’il veut.

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Ce public ne sait pas ce qu’il veut.

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Ce public ne connaît pas ce qu’il ne connait pas (encore). 

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Ce public, il faut l’inventer. L’amener ailleurs.

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Ne l’égarez pas. Ne le faites pas tourner en rond.

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Une bonne programmation est donc contextuelle. Soyez familiers avec votre contexte et prenez note de ses limites. Repoussez ces limites lorsque vous en aurez l’occasion.

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Donc créez les occasions qui vous permettront de repousser ces limites.

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Accompagnez les cinéastes. Présentez-les, dites pourquoi vous les aimez. Ça peut être « aussi simple que ça », mais c’est souvent plus compliqué que ça.

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Trouvez des manières, par exemple, d’écrire autrement les synopsis. 

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Assemblez des bouquets et pas seulement des listes.

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Si vous pensez construire des carrières, vous risquez d’être déconfit. Il y a des forces plus grandes que vous et elles sont « culturelles ».

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Isolez plutôt les subjectivités et laissez-les faire œuvre dans l’imaginaire.

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(Qui a dit qu’un court métrage devait toujours être devant un long ?)

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 Faites preuve d’une générosité de tous les instants et d’une intransigeance absolue. 

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Protégez cette générosité et cette intransigeance car « l’industrie » tentera de vous la dérober. 


 

 Mangez les bouchées et les consommations qui vous sont si gracieusement offertes. 

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Entretenez un regard lucide et informé vis-à-vis de cette « main » qui, oui, en effet, à l’instant précis où vous vous trouvez dans ce cocktail, vous nourrit.

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Les nantis vous diront qu’entre l’art et le commerce, l’art vaincra.

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Vous travaillez dans les arts, mais vous réaliserez que pour plusieurs, il s’agit de l’art de faire de l’argent. 

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Pendant qu’on y est : gagnez votre vie (vous pouvez arrêter de lire ici même).

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Gravitez vers les artistes qui, eux aussi, ont besoin de gagner la leur.

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(Voulez-vous vraiment être le genre de personne qui « ne paie pas de screening fees » ?)

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Assumez votre subjectivité, et transformez là en sensibilité.

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On vous dira ce qu’il faut et ne faut pas aimer. N’écoutez pas, mais prenez des notes.

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Regardez d’abord les films au lieu de feuilleter les catalogues. Soyez idéalistes.

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Lisez d’abord les catalogues au lieu de regarder les films. Soyez réalistes.

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Votre intelligence est la somme de celle des artistes que vous programmez.

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Votre regard vous appartient. Aiguisez-le.

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Soyez fidèle à vos convictions, à moins qu’elles ne deviennent des habitudes.

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Les compromis sont permis, espérez qu’ils ne deviennent pas des habitudes.

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Cherchez les occasions, travaillez à faire advenir les plus improbables.

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Agencez les singularités, harmonisez les différences. Accordez les sensibilités. 

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Méfiez-vous de tout ce qu’on qualifie d’universel.

De la terrible habitude des salles facilement pleines.

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Soyez attentifs aux étincelles produites par la rencontre de votre intelligence et de celle d’un film. Ce sont vos critères à l’œuvre, et ils vous appartiennent.

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Il est fort possible, voire même probable, que vous ayez tort.

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Il n’y a aucune situation où vous aurez « raison » grâce à un film.

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Les films, en eux-mêmes, ne vous doivent rien. 

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Vos goûts n’ont rien d’unique ou d’exceptionnel. Il y aura toujours quelqu’un, quelque part, pour défendre ce que vous n’aimez pas. 


 

Laissez le cinéma vous réfléchir en retour.

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Une programmation est autobiographique, n’en déplaise aux cinéastes.

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Entretenir l’intériorité — ce mélange de curiosité, de générosité et de principes — qui vous permettra de continuer à programmer sera votre principale préoccupation.

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Les goûts ne se discutent pas, mais c’est précisément ce dont il est question ici.
Que faire ?

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Programmer crée des opportunités culturelles, voire politiques.

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En cela vous partagez avec la critique le rôle de gardien·ne du politique au cinéma. On vous empêchera la plupart du temps de tenir ce rôle.

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Engagez-vous, qu’on disait.

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La critique, pendant qu’on y est, est votre alliée. Parlez-lui, rejoignez-la.

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Intéressez-vous aux programmateur·trice·s comme d’autres s’intéressent aux coachs de hockey. Qui fait mieux et pourquoi ? À qui ira la Coupe ? 

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Autrement dit, vous entretenez la qualité événementielle du cinéma. 

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Le jeu du pain. 

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Parfois du pain sans les jeux.

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Vous le ressentirez très clairement une fois le film projeté, échangé, absorbé.

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Tout ce qui sous-tend votre programmation — son discours, sa logique organisatrice, l’équilibre précaire sur lequel repose vos choix — sera invisible à la majorité de votre public. 

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Ce qui ne veut pas dire pour autant que vous ne devez pas vous casser la tête. 

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Vous ferez tout ceci, et plus encore, sur votre sofa.

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Vous l’aurez compris : programmer n’est pas sorcier. 

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Tout le reste s’apprend.

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Enfin, un·e programmateur·trice doit continuer de programmer. 

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Si cela implique, par exemple, de rester employé·e d’une institution culturelle, il est fort possible que vous deviez faire fi des principes et conseils suggérés ci-haut.

Si on vous montre la porte, franchissez-la.

 

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Article publié le 26 décembre 2023.
 

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