DOSSIER : QUEERS EN CAVALE
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Les fruits du trauma : Vengeance de l'altérité dans le cinéma d'Alice Maio Mackay

Par Olivier Thibodeau


:: T-Blockers (2023) [One Manner Productions]

 

L’œuvre d’Alice Maio Mackay s’accorde on ne peut mieux avec l’idée de « Queers en cavale » puisque c’est le sujet même de son travail : des minorités sexuelles hors-la-loi qui, dans des variations jouissives sur le cinéma de genre, s’adonnent à un vigilantisme antifa qui vise à pallier l’apathie des forces policières indifférentes à leur sort [1]. Réalisatrice australienne incroyablement prolifique, qui à 20 ans possède déjà une filmographie de 11 titres (six courts et cinq longs), Maio Mackay signe des films qu’elle désigne comme « transgenres et queers » à la manière dont Spike Lee signe ses fameux « joints », démontrant toujours d’emblée son intérêt pour une communauté spécifique dont elle relate les rêves et les stigmates.

Refusant l’injonction hégémonique à la « qualité », elle adopte un style rugueux, artisanal, sans faire de concessions au bon goût hollywoodien, facture dont les imperfections sont célébrées au même titre que celles de ses protagonistes ; privilégiant les codes du polar et de l’épouvante, elle interroge les notions d’identité et de construction monstrueuse qui recoupent le vécu de ses personnages ; insistant sur l’importance du collectif, elle travaille en famille, avec sa gang de cinéphiles marginaux·ales dont les noms reviennent sans cesse au générique, et dont le labeur commun possède une fonction cathartique pour tou·te·s. Notons entre autres Iris Mcerlean, interprète versatile qui joue tour à tour des méchant·e·s et des gentil·le·s, mais qui travaille aussi aux costumes et à la scénographie ; Ben Pahl Robinson, son coscénariste ; Erin Paterson, actrice récurrente devenue aussi productrice ; Aaron Schuppan, son directeur photo et monteur attitré ; Alexander Taylor à la musique ; mais surtout les acteur·ice·s, qui constituent à bien des égards le cœur battant de ses films : Lisa Fanto, Lewi Dawson, Cassie Hamilton, Chris Asimos, Toshiro Glenn, Grace Hyland, Lauren Last, Jeremy Moineau, Zarif, Molly Ferguson et la légende de la drag, Etcetera Etcetera, qui occupe à l’écran une position de mentor auréolé·e de mysticisme.

La matrice du cinéma de l’autrice se retrouve dans l’introduction de son premier long métrage, So Vam (2021), dont le protagoniste, un jeune pédé nommé Kurt (Xai), traverse un pont en écoutant les sages paroles de BenDeLaCreme sur son lecteur cassette. Il est alors question de la précieuse Katharine Hepburn, et de son injonction à écouter « the Song of Life », une ode western déprimante de cowboys fauchés qui n’offre, selon la narrateur·ice, qu’une dose stérile de réalité ; or, pour les personnes queers, ce n’est pas tant cette « Song of Life » qui compte que la « Song of Dream », c’est-à-dire l’injonction à rêver. « We’re not in the business of real », poursuit la voix, « we are all about dreams, all about fantasy. We don’t call it drag for nothing ». Pour la réalisatrice, ce n’est pas tant la réalité carcérale de ses personnages qui compte que leurs désirs d’émancipation et leurs rêves (tel qu’en témoigne son recours fréquent aux séquences oniriques). Cette notion d’échappatoire imaginaire se concrétise très vite, lorsque Kurt se fait tabasser par deux brutes à la sortie d’un bar et qu’il est sauvé par deux vampires queers dévorant ses agresseurs. On passe tout de suite de la réalité de l’homophobie à un fantasme d’empowerment qui annonce la couleur du cinéma de Maio Mackay. Et si Kurt devient ensuite une sorte de superhéros sanglant, qui casse la gueule aux lycéennes le harcelant, la réalisatrice profite surtout du fantasme d’émancipation vampirique pour glamouriser une autre figure marginale, celle de la femme trans, dans ce cas-ci Grace Hyland, mortelle en apparition spectrale au rouge à lèvres brillant et aux lunettes fumées. Un personnage de gourou séduisant et impérieux digne des classiques du genre.

Au-delà du processus de valorisation des individus queers, qui comme les monstres du cinéma classique (la créature de Frankenstein notamment), constituent les vraies vedettes de ses films, des êtres incompris dont le calvaire accuse la mesquinerie de la société qui les relègue aux marges, Maio Mackay se distingue surtout par son dévouement à la starification des actrices trans, qui sortent de l’ombre pour apparaître sous les feux de la rampe. Outre la place de choix qu’occupe Grace Hyland, qui débarque dans la diégèse de So Vam comme une irrésistible égérie, il importe de noter la présence centrale de Lauren Last dans T Blockers (2023), qui, sous les traits d’un·e cinéaste en tournage, est assimilé·e à Maio Mackay elle-même. Pensons aussi à Jeremy Moineau, qui mène l’enquête de Carnage for Christmas (2024) dans la peau de Lola, l’animatrice d’un balado dédié aux true crimes, mais surtout à l’apport précieux de la brillante Cassie Hamilton, co-scénariste et tête d’affiche du délirant Satranic Panic (2023). Cette dernière incarne parfaitement la place des femmes trans dans le cinéma de l’autrice, constituant à la fois un objet de fascination scénique et une force organisatrice, avide de l’objectif d’une caméra dont elle accapare l’attention avec toute la fougue impérieuse d’une diva, et pour qui la transidentité constitue l’accomplissement d’une forme parfaite, nonobstant le poids du trauma. « All trauma gave me was biting wit, an incredible voice and killer tits  », dira effrontément son personnage Aria, que Maio Mackay célèbre ostensiblement, n’hésitant jamais à s’approprier les tropes du cinéma hollywoodien pour célébrer ses acteur·ice·s en tant que sex symbols.
 


:: Cassie Hamilton dans Satranic Panic (2023) [One Manner Productions]

Avec son personnage de drag queen en devenir, qui fréquente les bars de performeur·euse·s dans l’espoir d’un jour rejoindre leurs rangs, So Vam s’attelle à une représentation glamour du drag, incluant de longues séquences de danse racoleuses qui évoquent l’esthétique du vidéoclip. Dans les circonstances, le film évoque ainsi une double forme d’empowerment, à la fois vampirique et féminin, qui permet au protagoniste de troquer sa posture de victime passive pour celle d’une reine de la nuit, se repaissant du sang des prédateurs tout en épatant la galerie dans des costumes de goules sexy à la Boulet Brothers. La transition, ne serait-ce que symbolique, est envisagée ici comme une forme d’émancipation, voire d’évolution, parrainée par d’illustres précurseur·e·s, dont BenDeLaCreme et Etcetera Etcetera. Ce·tte dernier·ère reprendra même son rôle de maître·sse de cérémonie dans T Blockers sous les traits de Cryptessa, un·e animateur·ice démiurgique à la Elvira ou Criswell qui nous guide à travers le récit. Or, l’idée de performance est aussi centrale dans Satranic Panic, et à ce titre, la protagoniste de Cassie Hamilton constitue en quelque sorte la version mature du personnage de Xai dans So Vam. Se mouvant sur scène avec l’aisance majestueuse d’une star de Broadway, elle possède toute la confiance et le bagout qui manquait à Kurt. C’est même grâce à ses talents de performeuse qu’elle parviendra à vaincre l’antagoniste du film, le machiavélique Dr. Fenway, un travesti transphobe et clownesque contre qui elle remportera un duel de drag et prouvera hors de tout doute qui d’entre ielles est lae plus sexy.

Les personnages trans occupent une place prépondérante dans le cinéma de l’autrice, mais aussi dans les milices antifa du récit, dont les actions musclées évoquent non seulement une vengeance contre la hiérarchie genrée d’Hollywood, mais aussi contre une série d’oppresseurs réactionnaires et masculinistes. Les réflexions de Maio Mackay autour du cinéma de genre servent ainsi à renverser la posture politique du film de vigilantisme. Contrairement à la perspective traditionnelle du récit de vengeance, où il est question de confronter les « bleeding-heart liberals » (Death Wish, 1974) à la réalité insoutenable du crime urbain, les films de l’autrice mettent en scène une violence épuratrice perpétrée par des pauvres progressistes contre des sympathisants et des leaders conservateurs. Le poids de la monstruosité n’incombe alors plus aux créatures abjectes de la pensée normative, mais aux villageois·e·s qui les poursuivent avec des briques et des fanaux.

À chacun des films de Maio Mackay correspond une figure traditionnelle du cinéma d’épouvante, dont la réappropriation queer permet d’interroger les fonctions. Les vampires de So Vam, par exemple, sont des figures particulièrement ambiguës, à la fois des prédateur·ice·s pour les marginaux·ales (voir le personnage de Landon, le cowboy macho qui traque Kurt), mais aussi des prédateur·ice·s pour les prédateur·ice·s. À l’image des milicien·ne·s qui peuplent le cinéma de Maio Mackay, ce sont des figures au potentiel révolutionnaire latent, dont les pulsions sanguinaires peuvent aussi servir à la rébellion contre le statu quo. Les images du massacre des moniteurs d’un camp de conversion ou la séquestration d’un tueur raciste, dont s’abreuvent la communauté des vampires queers, ne revêtent pas alors qu’une valeur cathartique circonstancielle, mais s’inscrivent dans le fantasme plus large d’une violence de gauche qui puisse rivaliser avec celle de droite.

On constate qu’il n’est toujours question ici que d’identifier des cibles méritantes de l’ire des personnages, d’où la nécessité d’une ménagerie de monstres fascistes et une préoccupation centrale pour le retour du refoulé réactionnaire. À preuve, l’antagoniste principal de Bad Girl Boogey (2022) qui, en revêtant un masque hanté, succombe à ses pulsions reptiliennes et se met à massacrer des personnes queers. À l’instar des réseaux sociaux ou des chroniqueur·euse·s conservateur·ice·s modernes, l’artéfact sert alors à corroborer les passions haineuses de celleux qui s’y abandonnent. À l’instar du cinéma gothique, l’idée de possession dénote ici une sorte de régression primaire vers des passions indicibles. T Blockers évoque quant à lui une forme de possession parasitaire, où les hôtes d’un ver fouisseur deviennent de violents zombies misogynes. Inspiré par la science-fiction d’horreur américaine, d’Invasion of the Body Snatchers (1956) à Puppet Masters (1994), le film évoque l’influence délétère des commentateurs réactionnaires comme Jordan Peterson ou Ben Shapiro, mentionnés à l’occasion d’un échange entre Sophie et Kris. Encore une fois, l’idée de marionnettisme s’inscrit dans une critique des mécanismes contemporains de l’endoctrinement conservateur. Le méchant Dr. Fenway de Satranic Panic évoque quant à lui une variation ludique sur quelques figures classiques de la contreculture, le Dr. Frank-N-Furter de Rocky Horror Picture Show (1975) par exemple, dont il constitue une version complexée, et le Dr. Benway de William Burroughs. Travesti refoulé, qui s’allie aux forces démoniaques pour combattre la « maladie » de la transidentité, il pourrait aussi bien s’agir d’un amalgame monstrueux de Peterson et d’Elon Musk. Le slasher homophobe de Carnage for Christmas est un autre queer refoulé, produit d’une famille d’oligarques de campagne désireux de cacher au grand public ses crimes, mais surtout ses pulsions honteuses. La seule constante ici, c’est la qualité célébratoire des massacres perpétrés contre les méchants, qui évoquent le bannissement forcé de la ligne dure conservatrice, mais qui s’effectue surtout de façon collective. Pas de héros solitaire chez Maio Mackay, pas de final girl, mais des groupes de résistant·e·s concerté·e·s qui, ensemble, abattent leurs battes sur la tête de leurs ennemis.



:: Carnage for Christmas (2024) [One Manner Productions]


:: Xai (Kurt) dans So Vam (2021) // Lisa Fanto (Angel) dans Bad Girl Boogey (2022) [One Manner Productions]

La réalisatrice rejette finalement la violence du perfectionnisme formel, c’est-à-dire l’injonction à la qualité qui discrédite d’emblée les petites productions indépendantes, et dont même les spectateur·ice·s attendent parfois une facture aussi impeccable que celle d’un opus hollywoodien. So Vam est une œuvre particulièrement raboteuse, râpeuse même, mais qui embrasse ses imperfections dans la cultivation d’un sentiment d’étrangeté ancré précisément dans ces impuretés. Parmi celles-ci, on note le doublage surréaliste digne du cinéma italien, des éclats lumineux simulant l’aversion des vampires au soleil, de même qu’un recours fréquent à la nuit américaine et un travail d’étalonnage bancal qui évoque l’effleurement constant de deux univers, le monde cru et froid des « trois Stooges » (qui harcèlent Kurt à l’école) et le monde néonisé, richement coloré de la frange queer (lequel constitue l’un des leitmotivs visuels de la réalisatrice). Carnage for Christmas aussi profite des divergences dans l’étalonnage pour créer des oppositions frappantes entre l’univers bleuté, froidement rationnel de Lola et l’univers passionnel, rougeoyant de la police. Détractrice du formalisme bourgeois, Maio Mackay se positionne d’ailleurs comme héritière de l’esthétique VHS (et de la musique électro planante) des années 1980-1990 ; c’est du moins ce qui transparaît dans la mise en abyme centrale de T Blockers, où la production du film reflète celle d’une autre série B artisanale, Terror From Below, avec qui elle partage la même prémisse. Le cinéma de Maio Mackay est définitivement un hommage au pouvoir libérateur du cinéma DIY, envisagé lui aussi comme une forme de travestissement critique du cinéma de genre hégémonique.
 

 


[1] Les références au mépris des policiers pour les personnes queers sont un leitmotiv scénaristique chez l’autrice : « Police can’t help, you know why. » (So Vam) ; « They don’t care about queer kids getting murdered. » (Bad Girl Boogey) ; « They don’t give a fuck about a trans kid. » (Satranic Panic) ;; « Doesn’t see these victims as people. » (Carnage at Christmas)

 

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Article publié le 5 mai 2025.
 

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