WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Le charme du found footage

Par Steven Woloshen

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Uprising (2019) [Steven Woloshen]

« J’aurais pu vivre dans l’aisance et le luxe mais,
loin de me complaire dans la fortune,
j’ai préféré la gloire. »

— Mary Shelley, Frankenstein

Le principe d’appropriation n’a pas la même connotation sur la scène artistique d’aujourd’hui qu’il pouvait avoir à l’époque de Bruce Connor et d’Arthur Lipsett, et les artistes qui s’approprient le travail des autres sont désormais aliéné⋅e⋅s et discrédité⋅e⋅s. Nous utilisons des images provenant d’autres films, faits par des cinéastes qui les ont soigneusement conçues et méticuleusement extraites de leurs propres mondes, réels ou imaginaires. Nous exposons l’illusion de la pérennité et de l’immortalité en exposant les émulsions dégradées découvertes dans des caveaux poussiéreux ou exhumées de la terre fertile. En réorganisant l’ordre logique des bandes de film pour créer des compositions surréalistes, asymétriques ou non-narratives, nous détruisons l’ordre sacré de la narration, ingérant la mise en scène, la direction photographique, le montage et tout le vernis des œuvres. Le cinéma secret des compte-à-rebours en amorce et des trous d’entraînement, nous le découvrons dans les poubelles, sur eBay, dans des caves, régurgitant ces images par le biais de nos voix, les rapiéçant avec des ciseaux, de la colle et du ruban adhésif. Nos efforts sont récompensés par des regards absents et confus. Heureusement pour l’avenir du cinéma, les créateurs-recycleurs sont plus nombreux que les réalisateur·trice·s de longs métrages. Depuis l’époque de Dziga Vertov, nous luttons contre la structure dramatique triomphante du cinéma de fiction, et notre désir de créer dépasse de beaucoup ce que nous croyons être permis, approprié, voire pieux. La génération sevrée de mash-ups prouvera bien que la véritable injustice réside dans l’évaluation erronée des appétits du cinéphile contemporain par l’institution hollywoodienne. 

« Si vous voulez devenir un bon archéologue,
il faut que vous sortiez de la bibliothèque ! »

— Indiana Jones, Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal (2008)

Je demande pour un instant aux lecteur.trice.s de considérer la chose suivante comme un fait avéré: la plupart des problèmes et des objectifs du cinéma narratif ont, à l’instar du mont Everest, été gravis et conquis. Les drapeaux plantés au sommet du mont Everest sont la preuve des nombreuses ascensions réussies, mais je suis toujours en file sur le ressaut Hillary en attendant de voir quel projectionniste insouciant jettera le prochain rouleau de film inestimable. Néanmoins, à mesure que je poursuis mon travail en tant que cinéaste indépendant, je suis constamment frappé d’éblouissement lorsque la chose que j’aspire à créer se retrouve d’abord à la poubelle, puis prend une vie propre, particulièrement après des mois et des années de minutieux travail solitaire, penché sur un banc de bois, plissant les yeux face à une ampoule incandescente. Pendant plus de 30 ans, j’ai gravi des montagnes de films, cherchant à planter mon drapeau sur de nouveaux territoires. Étrangement, j’ai toujours cru que mes obsessions ressemblaient moins à celles d’autres cinéastes expérimentaux et plus à celles de Victor Frankenstein, le docteur psychotique, rongé par la culpabilité, du roman Frankenstein de Mary Shelley. Au cours du livre, Shelley aborde le thème de la connaissance et des conséquences de la conquête de la création  en reconstruisant obsessivement la forme humaine en dehors des conventions éthiques et juridiques de la Suisse du 19e siècle. Bien que je sois loin de ce laboratoire imaginaire, je constate des similitudes avec ma propre pratique artistique.

« Une par une, toutes les touches qui formaient le mécanisme de mon être
furent ébranlées
; corde après corde, elles résonnèrent en moi et bientôt
mon esprit ne fut plus rempli que d'une seule pensée, que d'un seul dessein. »

— Mary Shelley, Frankenstein


:: Decasia (2002) [Bill Morrison]


:: Outer Space (1999) [Peter Tscherkassky]

Pour assimiler le processus « d’emprunt » contre-nature du Dr. Frankenstein à la pratique d’un cinéaste, considérons les brillants films de found footage, les films orphelins et autres essais filmiques de réappropriation imagière qu’on produit aujourd’hui. Croyez-vous que Bill Morrison se soit senti exalté par le goût dangereux du fossoyage lorsqu’il a créé son chef-d’œuvre, Decasia (2002) ? J’ai moi-même ressenti ce sentiment : lors de ma deuxième année de bac à l’université Concordia, j’ai trouvé huit mètres (pas plus que la longueur d’une publicité télévisée de MacDonald en 1982) d’images-tests en 16 mm dans la poubelle de la salle de montage. J’avoue honnêtement que le monstre à l’intérieur de moi fut ennivré par cette amorce perdue, abandonnée par l’un·e de mes collègues étudiant·e·s. Comment pouvais-je redonner à ce morceau de film le cadeau de la vie alors que d’autres le jugeaient indigne du faisceau des projecteurs ? Je me suis emparé d’un mélange barbare de couteaux et d’électricité pour créer mon troisième film d’animation abstrait en 16 mm, Pepper Steak (1984), avec cette bande si négligemment rejetée par les autres. Dans l’envoûtant Outer Space (1999) de Peter Tscherkassky, ce dernier crée des images denses, exposées plusieurs fois pour former des tableaux lumineux montrant les corps et les visages captés dans les pictogrammes des séquences tirées de The Entity (Sidney J. Fury, 1982). Cette expérience a-t-elle rappelé à Tscherkassky les malformations tissulaires multicouches ou les greffes de peau et de chair effectuées avec de la lumière et de l’électricité dans d’autres récits de série B ? Lorsque j’ai complété Father Knows Father Best (2021) l’année dernière, j’ai assimilé mes surimpositions faites à la main à de la spéléologie ; rampant dans le noir, ne décelant que les objets éclairés par ma lampe de poche.

À part les objets tranchants et les faisceaux de lumière, la colleuse de film et l’imprimante optique sont deux autres des outils préférés des cinéastes de found footage. L’imprimante optique en particulier, avec son sinistre cœur révélateur, b-a-t-t-a-n-t pictogramme par pictogramme et son soufflet noir mat digne de l’imaginaire steampunk, réanime les images mortes, oubliées, à partir de morceaux aléatoires collés sur l’émulsion. En ce qui me concerne, je n’aurais pas pu faire de films comme Chronicle Reconstructions (2008) et La Dolce Vita (2008) sans imprimante optique. Avec chaque clic de l’obturateur, je créais un nouveau cadre en cousant tous ensemble les bouts libres. Lorsque j’ai vu Mothlight (1963), le classique du bricolage de Stan Brakhage, pour la première fois, j’ai senti que l’imprimante optique et le projecteur de film avaient redonné vie aux ailes inertes des papillons morts.

Alors qu’Hollywood se débarrasse des voûtes de films en briques et en mortier, les films de found footage, les mash-ups et les films d’emprunt transformatif sont devenus de plus en plus nombreux. Si nous voulons continuer à trouver de nouveaux auditoires pour les films orphelins, nous devons montrer aux générations futures comment contourner les obstacles juridiques, porter le chapeau d’un savant fou et redonner vie à des images et des sons oubliés. Le found footage… je ne fais que commencer à en égratigner la surface.

 
:: La Dolce Vita (2008) [Steven Woloshen]

 

 

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Depuis plus de 30 ans, Steven Woloshen réalise avec passion des films abstraits faits à la main ainsi que des installations temporaires. Woloshen est conférencier, juré, technicien, animateur, artisan et auteur de Recipes for Reconstruction: The Cookbook for the Frugal Filmmaker (2010) et Scratch, Crackle & Pop! A Whole Grains Approach to Making Films without a Camera (2015), des manuels du cinéaste pour la désintégration et le renouvellement du matériel filmique et autres techniques analogiques faites à la main.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

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Article publié le 31 mai 2023.
 

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