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Le cinéma expérimental des femmes autochtones de l’île de la Grande Tortue : Regard sur l’œuvre de Caroline Monnet (Anishinaabe)

Par Karine Bertrand


:: Emptying the Tank (Caroline Monnet, 2018) [Eric Cinq-Mars]

En regardant de plus près le paysage cinématographique canadien des dix dernières années, force est de constater l’émergence d’un cinéma autochtone porté à bout de bras  et en grande majorité  par des femmes issues de diverses nations et vivant sur l’Île de la Grande Tortue. Inspirées dans leur pratique par les femmes de leur communauté et par le pouvoir d’action et de guérison qu’elles incarnent, de par les rôles culturels qu’elles jouent depuis toujours (enseignantes, soignantes, cheffes spirituelles et politiques, mères et conteuses) ces artistes utilisent le cinéma pour se réapproprier leur culture et pour faire entendre leur voix ainsi que celles de leurs peuples. En tant qu’exemples prégnants de souveraineté visuelle, c’est-à-dire d’autoreprésentation et de décolonisation des images coloniales stéréotypées [1], les œuvres nées du potentiel régénérateur de ces cinéastes proposent ainsi l’exploration de divers genres permettant d’illustrer les complexités ainsi que la beauté de cultures en mode de survivance, un état de célébration culturelle à l’abri de la victimisation [2].

Cette lutte pour une réhabilitation des individus et des communautés écorchés vifs par la colonisation et ses effets (qui perdurent à ce jour) est par ailleurs menée de front par celle que l’on nomme la matriarche du cinéma autochtone, Alanis Obomsawin, cette dernière utilisant le documentaire depuis plus de cinquante ans pour éduquer, dénoncer et remettre les pendules à l’heure en ce qui concerne l’histoire des revendications des nations autochtones canadiennes. En ce sens, le documentaire a pendant longtemps été (et demeure à certains égards) le genre de prédilection pour ces réalisatrices qui aujourd’hui encore, utilisent le poids de cet outil qu’est le cinéma pour enraciner leurs récits dans un vécu où le témoignage se fait garant d’une mémoire millénaire. Or, plus récemment, celles que l’on nomme la nouvelle génération de cinéastes engagées (Lisa Jackson, Amanda Strong, Caroline Monnet, Elle-Maijà Tailfeathers ainsi que les jeunes réalisatrices du Wapikoni mobile) se plaisent à mélanger les genres, à jouer avec les mots et les images afin de représenter plus fidèlement le caractère abstrait, ludique, ouvert et profondément créateur de leurs cultures et nations. Par exemple, la présence d’images d’animation recréant l’univers fantastique des légendes traditionnelles (Lumaajuuq, Alethea Arnaquq-Baril2010) et la multiplication des récits fictionnels qui traitent de sujets actuels tels que la disparition et l’assassinat des femmes autochtones (Rustic Oracle, Sonia Bonspille Boileau2019) ajoutent au corpus documentaire abondant et donnent lieu à des explorations plus nuancées et peut-être aussi plus riches de ces cultures où l’oralité, avec tout ce qu’elle recèle d’images et de symboles, a pendant longtemps eu préséance.

Dans cette veine, la forme expérimentale, peut-être moins présente dans le paysage hétéroclite du film autochtone, donne lieu à ce « défrichement des possibilités du matériau filmique, dénudé des conventions narratives ou documentaires » [3] (Turquier, 2005). Utilisé de manière circonspecte par des réalisatrices telles que Lisa Jackson (Restoration, 2013) et Amanda Strong (Honey for Sale, 2009) le film expérimental hante cependant l’œuvre de l’artiste multidisciplinaire Caroline Monnet (Anishinaabe). Originaire de l’Outaouais (Québec) cette diplômée en sociologie de l’Université d’Ottawa est l’auteure de nombreuses créations (art visuel, installations et cinéma) célébrées et récompensées internationalement. Situés au cœur des problématiques et thèmes qui habitent son œuvre, le savoir-être et les savoir-faire autochtones sont illustrés par couches et fragments, chaque document audio-visuel articulant un aspect particulier de l’histoire et des identités autochtones.


:: Mobilize (Caroline Monnet, 2015) [ONF]

Par exemple, avec Mobilize (2015) entièrement façonné à partir d’archives provenant de l’ONF, la cinéaste nous convie à un voyage qui nous entraîne de la tradition à la modernité, des forêts nordiques grouillantes de vie à un environnement urbain où le béton a vaincu la guerre contre les arbres. Accompagnées d’une trame sonore interprétée avec brio par l’artiste Inuk spécialiste des chants de gorge Tanya Tagaq, les images défilent au rythme d’une musique effrénée. La poésie du mouvement est présente entre autres à travers les gestes rituels entourant la fabrication des traditionnelles raquettes en babiche, et dans la précision des coups de rames qui fouettent l’eau avec force et régularité. L’utilisation de l’accélération et de la répétition imputent aux images un sens qui leur est propre, permettant en outre une réappropriation des représentations passées, re-contextualisées par des jeux formels et esthétiques. Par ailleurs, de prime abord, l’insertion de séquences où l’on voit apparaître à l’écran l’écriture syllabique sur une dactylo, ou celles où des hommes autochtones se tiennent en équilibre sur des échafauds tout en haut de la ville, paraissent déconnectées des lacs et des forêts présents dans la première moitié de l’œuvre. Or, c’est à travers des chants et une musique qui allient le battement du tambour au tic-tac de l’horloge qu’il est possible de relier deux mondes en apparence contradictoires. De même, le court métrage est dépouillé de la narration classique en voix-off, celle où un narrateur omniscient se plaît généralement à décrire des paysages et des identités qui lui échappent. Cette absence d’un point de vue extérieur donne au spectateur davantage d’espace pour penser le contenu, et pour le ressentir surtout, particulièrement en ce qui concerne l’absence de jugement quant aux changements rapides qui ont vu les peuples autochtones passer à vitesse grand V d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire. À ce titre, une des dernières images offertes à notre regard est celle d’une femme autochtone qui marche sur les trottoirs de la ville. Revêtue des attraits de la modernité, elle incarne peut-être ainsi la grande capacité d’adaptation et la résilience d’une population qui se renouvèle, entre autres à travers le cinéma.


:: Ikwé (2009) [Caroline Monnet]

Avec Ikwé (« femme ») réalisé en 2009, Monnet nous propulse dans un espace-temps en-dehors de toute linéarité, et où le corps-lune de la femme qui se meut au rythme des marées ré-apprend la sagesse des aînées. D’abord dialogue entre grand-mère lune et sa petite fille « gardienne des eaux et donneuse de vie » la narration occupe une place prépondérante, où la langue Crie — profondément ancrée dans le territoire — parlée par l’aînée se heurte au français dénudé de racines d’une jeune femme récipiendaire des enseignements millénaires prodigués par son ancêtre. La facture visuelle sans prétention donne à voir des images épurées sur fond nocturne ; pleine lune parfois blanche, parfois rouge, vagues frémissantes, corps féminin et plusieurs plans rapprochés sur un visage qui prend les couleurs et les contours de l’astre-miroir. L’intimité née de l’union entre les voix qui se répondent et le corps qui absorbe les paroles est renforcée par une musique grave aux accents toniques, rêches et métalliques, qui enrobe les protagonistes, à l’abri de toute intervention extérieure. Le discours de l’aînée appelle la mémoire mais aussi la crainte de l’oubli : « Tu te souviens de moi […] ma force s’épuise, parce que les lumières de la terre sont aveuglantes. » Devant cette menace, la réponse de la jeune femme se veut rassurante : « Ceci est la mémoire de mes ancêtres. Elle me colle à la peau. Une nouvelle force d’esprit m’envahit, comme un courant frais qui m’inspire à aimer et à créer. Ceci est mon premier pas. » Le corps dansant de cette dernière confirme la continuité et la survivance culturelles ; le cycle se poursuivra.

À travers la beauté imputée au silence de la nuit, ce court métrage expérimental parle ainsi de l’identité de la femme autochtone et de l’importance des enseignements qui relie cette dernière à sa nature première, en tant que porteuse de vie et de mémoire. Cette centralisation de la femme au cœur de récits qui la repositionnent en tant que créatrice et gardienne du savoir est par ailleurs présente de manière constante dans le cinéma des femmes autochtones de l’Île de la Grande Tortue. Celles-ci « autochtonisent » avec beauté le médium cinématographique afin que résonne plus justement des façons d’être et de percevoir le monde (traditionnelles et contemporaines) qui sont bien souvent enracinées dans le territoire. À cet égard, la forme expérimentale contribue à faire rejaillir la non-linéarité d’une pensée et de langues qui poétisent l’existence.

 


[1] Michelle Raheja, Reservation Reelism: Redfacing, Visual Sovereignty, and Representations of Native Americans in Film (Lincoln : University of Nebraska Press, 2010).

[2] Gerald Vizenor, Survivance, Narratives of Native Presence (Lincoln : University of Nebraska Press, 2008).

[3] Barbara Turquier, « Qu’expérimente le cinéma expérimental ? Sur la notion d’expérimentation dans le cinéma d’avant-garde américain (1950-1970) », Tracés. Revue de Sciences humaines (11 février 2008),  http://journals.openedition.org/traces/171

 

 

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Karine Bertrand est professeure agrégée au département de Film and Media de Queen’s University et co-directrice du groupe de recherche EPIC (Esthétique et politique de l’image cinématographique) à l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les cinémas autochtones et inuit, sur les pratiques orales cinématographiques ainsi que sur le road movie canadien et québécois. Elle est membre du Vulnerable Media Lab à Queen’s University et chercheuse principale pour le volet Arnait Video Productions (un collectif de femmes inuit) du projet Archive-Counter-Archive, financé par le CRSH. Ses plus récentes publications portent sur le groupe musical U2 (Mackenzie et Iversen, 2021), la représentation des territoires autochtones dans le cinéma d’auteur (Cahill et Caminati, 2020), sur le rôle du témoignage dans le cinéma des femmes autochtones (Revue canadienne d’études cinématographiques, 2020), sur l’américanité dans le cinéma québécois (American Review of Canadian Studies, 2019) et sur le cinéma autochtone canadien et québécois (Oxford Handbook to Canadian Cinema, 2019). Elle travaille présentement sur le cinéma des femmes autochtones en Amérique et en Océanie, avec pour partenaires principaux le Wapikoni mobile et le RICAA.

 

 

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Article publié le 31 mai 2023.
 

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