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Born in Flames

Par Ludi Marwood


:: Born in Flames (1983) [Lizzie Borden]

 

Born in Flames (1983) de Lizzie Borden est un film pour moi. Je veux dire qu’il s’adresse à moi. Frontalement. Des meufs qui gueulent qui foutent le bordel qui font la révolution je veux j’achète j’adhère. En tant que personne socialisée comme femme, en tant que personne queer et militante. Mais, est-ce que j’y adhère en tant que cinéphile ? C’est-à-dire, est-ce que le fait que le film s’adresse à moi le rend esthétiquement bon? Est-ce que réaliser un film dans une volonté et un contexte féministe donne nécessairement une bonne œuvre ? Pas sûr·e. À vérifier.

D’abord, parce qu’aujourd’hui, il faut se méfier des films à l’étiquette « féministe ». De Barbie (2023) à Women Talking (2022), force est de constater que l’industrie du divertissement a créé de toutes pièces une catégorie de films pour attirer un public plus déconstruit, sensibilisé aux enjeux féministes. Vite, vite, venez voir comment Barbie Stéréotype s’émancipe du regard des hommes ! Oh, et en sortant du ciné, n’oubliez pas d’acheter les produits dérivés : rien de mieux pour afficher votre féminisme (rose) ! Capitalisme, quand tu nous tiens… Bon. Mais ça, c’est aujourd’hui. Born in Flames est sorti en 1983, c’est-à-dire au Moyen-Âge du féminisme pour les médias mainstream et le grand public, qui n’y voyaient qu’un truc rattaché aux femmes poilues-pas-contentes-qui-gossent-dans-la-rue. Un machin un peu dérangeant qu’on ne voulait surtout pas revendiquer pour ne pas risquer d’avoir l’air trop progressiste. Si je me permets de faire ce détour par les films féministes, c’est parce qu’il me paraît important d’observer le contexte de production de Born in Flames afin de pouvoir analyser précisément ce qui m’attire. Parce que Born in Flames n’est pas une œuvre à l’étiquette féministe, c’est une œuvre qui a une volonté féministe, autant dans son contenu que dans son mode de production.

En 1983, donc, Reagan est au pouvoir aux États-Unis, Thatcher en Angleterre, Mitterrand en France. C’est le tournant de la rigueur. La révolution conservatrice impose le néolibéralisme. On décide l’abaissement des droits de douane, la mondialisation explose. En termes de féminisme, on est dans le sillon de la deuxième vague. Les féministes matérialistes sont bien installées, Wittig et Delphy ont rendu compte des oppressions que les femmes subissent à partir de leur position dans les rapports de production. Elles ont déterminé qu’elles constituent une classe sociale. En 1983, Lizzie Borden sort Born in Flames, un film coécrit avec ses actrices, toutes non professionnelles, un film qu’elle décide de réaliser après avoir vu les œuvres de Godard, un film qu’elle veut profondément féministe. Voilà le contexte de Born in Flames. Un film en réaction à un monde qui se droitise, inspiré des mouvements féministes de son époque, dans lequel Lizzie Borden passe par la fiction pour inventer sa propre révolution contre le patriarcat.

Comment le fait-elle ? En se plaçant dans un futur proche et en opérant une petite inversion. Surprise, surprise, dans le film, ce n’est plus le parti républicain et conservateur au pouvoir mais un certain Labor Party, le parti des ouvriers ! Hourra camarades ! Victoire ! Pas si vite… Si la société de Born in Flames se prétend plus égalitaire, plus juste et plus proche du peuple, elle n’est, en réalité, ni meilleure ni pire. J’en veux pour preuve ce que l’on voit de l’organisation sociétale dans le film : dans cet État censément révolutionnaire, nous reconnaissons bien les mêmes dirigeants qui régissent la société américaine actuelle, le même système. Rien n’a changé. Tout y est : un président, homme et blanc, des maires, un pouvoir déconnecté du peuple. Et les violences produites par ce système persistent. Le patriarcat oppresse toujours les femmes. Cette observation très fine d’une prétendue prise de pouvoir par le peuple permet à la réalisatrice de démontrer la limite d’un parti réformiste et non pas révolutionnaire comme il le prétend. Le Labor Party assoit, en réalité, encore et toujours un pouvoir conservateur. Le socialisme ne s’incarne pas, les travailleur·euse·s doivent encore vendre leur force de travail. Déposant son film dans un avenir pas si lointain, Lizzie Borden fait ainsi ressurgir ce qui est déjà au travail dans nos propres sociétés.

C’est contre ce pouvoir conservateur que les femmes de Born in Flames décident de faire la révolution, la vraie cette fois. On suit alors quatre groupes organisant leur résistance : Radio Pheonix et Radio Ragazza, deux médias pirates, la Women’s Army, une milice composée de femmes principalement ouvrières, et The Socialist Youth Review, un journal dirigé par trois jeunes femmes, blanches et bourgeoises. Très rapidement, on constate que les opinions divergent selon les différents groupes, les intérêts de classes, les orientations sexuelles, le racisme subi. S'autoriser à faire coexister différentes opinions au sein d’un même film, au sein d’un même mouvement féministe, est un geste très vraisemblable. Au lieu de reproduire bêtement la dichotomie rebelles/État typique de tout film dystopique, comme si la distinction entre les deux était toujours aussi simple, Born in Flames montre, rappelle, martèle qu’il existe différentes catégories de femmes et que ces dernières ne subiront pas les mêmes oppressions, n’auront pas les mêmes intérêts. Les socialistes, par exemple, semblent beaucoup plus en accord avec le gouvernement que les ouvrières (ce film a réellement tout prédit).
 



:: Born in Flames (1983) [Lizzie Borden]


Un film révolutionnaire ne pourrait pas uniquement l’être dans son contenu. Il lui faut une forme marginale, sous peine de reproduire des récits hégémoniques servant une idéologie patriarco-capitaliste. De grands mots pour attirer notre regard sur la mise en récit de Born in Flames. Sur papier, on retrouve tous les archétypes d’un film d’action, voire de science-fiction américain : des agents du FBI espionnent la cheffe d’une armée soupçonnée de vouloir faire tomber le gouvernement. Mais Lizzie Borden densifie et complexifie son récit en dissociant les images et les sons. Ainsi, une scène se déroule devant nos yeux tandis qu’une autre se raconte dans nos oreilles. Par exemple, la première fois que l’on voit Adelaïde Norris, la cheffe de la Women’s Army, nous ne l’entendons pas. Son image est recouverte par la voix des agents du FBI qui parlent d’elle, la commentent. De plus, les scènes ne sont ni introduites, ni narrativement liées entre elles. À chaque changement, à nous de nous resituer dans ce qui se passe, de comprendre qui sont les personnages, et ce, en n’entendant pas toujours ce qui se dit. Étrange… et brillant ! Cette fragmentation et cette discontinuité nous secouent, nous réveillent. En tant que spectateur·ice·s, on ne peut pas être aliéné·e·s par le film, se laisser porter par une histoire livrée sur un plateau d’argent. À nous de tisser sons et images entre eux. À nous de ne pas être paresseux·ses car Lizzie Borden veut nous rendre actif·ve·s.   

En visionnant Born in Flames, j’ai eu l’impression que le film s’adressait à moi. Je me suis demandé si cela en faisait une « bonne » œuvre, une œuvre réussie. Je crois que oui. Les gestes esthétiques opérés par le film me plaisent et ceux-ci découlent directement de la volonté féministe de la réalisatrice. Cette dernière génère la forme bien particulière du film, une forme qui repose sur l’idée géniale de créer une tension entre la distanciation, produite par la mise en image, la position de la caméra et la construction de la narration, et un processus d’identification, produit par la multiplicité de personnages de femmes et leurs différentes opinions. Au cœur de ce dispositif, je ne peux alors qu’affirmer, bêtement, mais sûrement, que j’aime le film.

 

 

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Ludi Marwood est titulaire d’un baccalauréat en écriture de scénario et création littéraire de l’Université de Montréal. Iel termine actuellement sa maitrise en création littéraire. Son premier roman Trois couleurs de Marion, sorti en février 2025, est l’un des lauréats du Prix du Premier Roman des Éditions de l’Hèbe. Ludi a publié des p’tites bédés, des poèmes, des nouvelles dans des revues de créations françaises, suisses et québécoises (Le Pied, Nyx, Saturne…) ainsi que des critiques de cinéma pour les revues québécoises 24images, Liberté et le média français Motus & Langue Pendue.

 

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Article publié le 5 mai 2025.
 

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