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Essentialismes rédempteurs : Joyce Wieland et l'art de l'artisanat

Par Olivier Thibodeau


:: Water Shark (1965) [Joyce Wieland]
 

Au lendemain de cette triste élection, où les rêves utopiques de Joyce Wieland pour la nation [1] continuent de s’effriter sous le poids du maillet néolibéral et de la logique militariste, il importe de rappeler l’intérêt dont jouit présentement cette artiste immense dans l’espace culturel montréalais. La persistance d’un espoir peut-être, qui comme tous les espoirs semble se cantonner à un passé évanescent, ceux de Pierre Vallières également, qui, dans l’œuvre éponyme que lui consacre l’autrice, évoque une forme d’autodétermination apparaissant chimérique face à la réalité d’un mouvement souverainiste désormais piloté par la grosse business

Sujet d’une rétrospective au MBAM et à la Cinémathèque québécoise, qui présente ce 29 avril un programme de cinq courts métrages, cette artiste visuelle et cinéaste expérimentale torontoise nous ramène par son travail à la belle époque des mouvements civiques, du féminisme et du pacifisme soixante-huitard. Formée en arts graphiques, elle débute sa carrière comme peintre et dessinatrice, s’intéressant très tôt au cinéma expérimental (particulièrement lors de sa période new-yorkaise), développant dans ce médium une œuvre unique, éminemment personnelle, qui intègre moult des lubies qui caractérisent sa pratique picturale. Les cinq films présentés au programme témoignent d’ailleurs d’une vision synthétique de cette filmographie, à commencer par Water Sark (1965), une œuvre ludique qui rappelle sa passion pour le « fait main » et le potentiel créatif latent qui caractérise les espaces traditionnellement féminins.

Décrit comme une forme d’« ecstatic housewifery » [2]Water Sark a été produit dans la cuisine de la cinéaste, qui, avec divers objets à sa disposition, s’amuse à interroger la représentation des lieux mais aussi de son propre corps, à découvrir sa « maison », comme le résume Kay Armatage, qui voit dans sa démarche un renvoi au concept de « continent noir » d’Hélène Cixous et aux théories de Luce Irigaray [3]. Explorant les potentialités créatives de l’espace genré que constitue le domicile familial, l’autrice maximise le potentiel expressif des objets à sa disposition, à commencer par la caméra 8 mm qu’elle manie, et dont elle célèbre « la précieuse relation d’immédiateté à la création ». « C’était le plus près que je pouvais me rapprocher du dessin » [4], ajoute-t-elle dans un hommage au potentiel organique de l’appareil dans le processus d’écriture de soi, mais aussi d’affirmation auteurielle. Posant l’objectif sur un verre d’eau, sur un bout de miroir brisé, sur une loupe, sur un prisme ou un bout de plastique coloré, avec lesquels elle déforme les surfaces et les objets environnants, Wieland démontre de façon joueuse les facultés optiques d’un arsenal domestique au potentiel créatif mésestimé.



:: Water Shark (1965) [Joyce Wieland]


Imbu d’une dimension prosaïque, évidente dans l’utilisation de tous ces matériaux quotidiens, le film n’en possède pas moins une dimension mythologique. Selon Lauren Rabinovitz : « Water Sark fait de la table de cuisine un autel domestique et un monde de ravissement esthétique. […] L’emphase portée à la sensualité et la spiritualité des images achève de ritualiser le processus cinématographique de découverte de soi des femmes de la même façon que des cinéastes comme Stan Brakhage célébraient l’identité masculine à la fin des années 1950. » [5] Cette découverte de soi s’exprime également ici dans le dévoilement du corps de la cinéaste, de son visage (recouvert par la caméra) et de sa poitrine, qui se joue du male gaze dans des plans flous, décentrés, aux cadrages fluctuants où les objets filmés se désistent sans cesse au regard. Au même titre que le film refuse au public le réconfort des conventions narratives, il refuse à la concupiscence masculine la complaisance de la clarté, déployant un érotisme à la fois banal et conceptuel qui renvoie à l’œuvre picturale de la réalisatrice, où la poitrine féminine est un paysage abstrait plutôt qu’un matériau de sculpteurs. Dans sa symbolique et sa matière formelle, Water Sark s’impose ainsi comme un espace domestique émancipateur plutôt que carcéral, qui permet de libérer l’appareillage cinématographique de son cadre industriel et le corps féminin des poncifs de la représentation masculine.

Hand Tinting (1967) poursuit dans la même veine, créant un espace spécifiquement féminin de liberté et d’expressivité en marge de l’univers esclavagiste du travail industriel (entendu comme un abandon aux dogmes de l’inféodation patriarcale). L’histoire du tournage revêt dans les circonstances une importance cruciale. Créé à partir des chutes d’un documentaire tourné dans un centre de conversion professionnel géré par Xerox en Virginie occidentale [6] sous le programme Job Corps fondé dans le sillon du Civil Rights Act de 1964 [7], le film montre différentes femmes issues de la campagne, particulièrement des Afro-Américaines dansant et se baignant dans ce qui ressemblent à des espaces de loisir. C’est une façon pour la réalisatrice de soustraire ses sujets à la discipline des corps qui prévaut dans le centre, où pour seule éducation, ces femmes reçoivent les ordres d’une machine tandis qu’elles sont parquées devant des machines à écrire. Le corps comme extension de la machine, de surcroît la machine industrielle de l’univers patriarcal, devient alors un corps expressif, animé d’un rythme indépendant – les questions de rythme sont centrales ici, au fil des répétitions et des boucles d’images propres à la tradition structuraliste [8]. Or, la répétition structurelle des gestes de ses sujets, qu’il s’agisse de leurs pas de danses, de leurs interactions sociales, voire de leur attente docile en file pour la piscine, s’inscrivent dans une exploration sociologique des gestes récréatifs qui font fi du rythme comme impératif à la productivité. Le retour à l’eau, lors des scènes de baignade, ramène quant à lui au potentiel libérateur que celle-ci revêtait dans Water Sark, où elle constituait une « source de créativité et de métaphore pour l’inconscient » [9]. Finalement, le processus titulaire de coloration manuelle, réalisé avec les mêmes teintures que l’artiste utilisait pour travailler la matière textile [10], accompagné par la perforation de la pellicule avec une aiguille à coudre [11] achève de ramener le processus industriel d’embrigadement des corps féminins à un exercice artisanal d’expression personnelle.




:: Hand Tinting (1967) [Joyce Wieland]

Inspirée par l’art séquentiel depuis ses débuts, Wieland a dédié une partie de sa carrière à ce qu’elle nomme « Flick Pics », des œuvres peintes et des sculptures aux allures de bandes dessinées ou de pellicule cinématographique sur lesquelles se déroulent des naufrages ou autres écrasements d’avions. Visant à critiquer l’obsession états-unienne pour la catastrophe, pour le fait divers funeste, ces œuvres procèdent d’une réappropriation domestique d’un certain imaginaire cataclysmique – les bateaux de plastique qu’on retrouve dans Water Sark y trouvent une place de choix dans un processus de désamorçage ludique du grand drame nautique qu’aiment raconter les grandes chaînes télévisuelles (voir Cooling Room No. 1, 1964). C’est aussi une occasion de remettre en question les inclinaisons destructives de la logique patriarcale, représentée par la présence de pénis en marges du naufrage de Flick Pics No. 4 (1963). À ce titre, Sailboat (1968) constitue une extension cinématographique du travail pictural de l’autrice, une réutilisation de l’art séquentiel dans une perspective structurelle, de même qu’une échappatoire domestique à la logique catastrophique de l’appareillage médiatique. Constitué d’une boucle de trois minutes représentant le passage d’un voilier de gauche à droite de l’écran, Sailboat, c’est la navigation sans naufrage ; c’est la chronique d’une journée tranquille à la plage, loin des poncifs du sensationnalisme télévisuel ; c’est le film de famille comme antidote aux métarécits des grands médias d’information, où le corps de l’homme (dont on aperçoit brièvement l’épaule nue à l’écran) revêt moins une fonction symbolique de domination qu’une humble présence vacancière. Le film nous renvoie d’autant plus à la peinture que, comme le décrit Barbara Goslawski, la présence constante du titre à l’écran « anéantit l’illusion du réel, soulignant le caractère plat de l’écran » [12].  

Comme Sailboat, Rat Life and Diet in North America (1969) nous convie à un espace utopique à l’abri du désastre, un espace associé au territoire canadien que chérissait tant Wieland. Dans une allégorie animalière qui rappelle une sorte d’Orwell domestique, elle nous montre un groupe de rats coincés dans une prison politique états-unienne. Cloisonnés par une grande vitre derrière laquelle des chats mènent le guet, attentifs aux moindres mouvements de leurs proies, ceux-ci finissent par fuir vers les prairies canadiennes, havre de paix et d’agriculture biologique. C’est du moins ce qu’indiquent les surtitres, qui avec insistance imposent leur rythme et leur idéalisme fébrile aux images. « Organic Farming » nous annonce un carton surimposé aux images de rongeurs parmi les fleurs, contribuant à un portrait simple et charmant, immédiatement intelligible, de la vision de l’autrice concernant l’exode canadien des opposant·e·s au Viêt Nam et le nationalisme écologique qu’elle prônera pour le reste de sa carrière.

Œuvre largement distribuée, rachetée par la télévision canadienne, allemande et néerlandaise [13], encensée par Jonas Mekas, qui la décrivait comme « l’un des films les plus originaux de mémoire récente » [14]Rat Life intègre moult des dadas de la cinéaste. À l’instar de Water Sark, il s’agit à la fois d’une œuvre où l’univers domestique devient un site d’exploration mythologique, où l’artisanat remplace les processus de narration commerciaux et où les références picturales à la nature morte s’inscrivent dans une vision organique de la nature qui s’oppose, désormais avec une ostentation particulière, à la logique industrielle (culturelle et agraire). C’est aussi un condensé de la pensée révolutionnaire de l’autrice, qui y réunit plusieurs symboles forts dans un montage d’inspiration eisensteinienne : les flammes, le bruit des bombes, le déchiquètement du drapeau américain, l’invasion d’une maison bourgeoise ainsi que des inserts assimilant ses protagonistes moustachus à de véritables figures révolutionnaires. Pour Lauren Rabinovitz, il s’agit également d’un énième renvoi à sa pratique picturale, à sa « prédilection caractéristique pour les espaces plats et statiques », évidente dans l’utilisation de gros plans qui nous « empêchent de percevoir la profondeur de champ » [15]. L’œuvre participe en outre d’une sorte d’anticipation angoissée, préfigurant la peur de la « conquête » états-unienne [16] qui traverse désormais toute la société canadienne, dans ses allusions au 72% du Canada que possède le complexe industriel américain et à l’invasion prochaine du pays par la CIA…



:: Rat Life and Diet in North America (1969) [Joyce Wieland]


:: Pierre Vallières (1972) [Joyce Wieland]


Finalement, le dernier film du programme, Pierre Vallières (1972), s’intéresse aux paroles du célèbre militant felquiste à travers un dispositif dépouillé, axé uniquement sur le mouvement de ses lèvres, que Wieland filme en gros plan pendant une demi-heure alors qu’il livre un flot de paroles incessantes correspondant à trois de ses manifestes de l’époque. Or, bien que l’écrivain épouse plusieurs des préoccupations de la cinéaste, en ce qui a trait notamment à la libération des femmes et aux droits des travailleuses — sa référence au « centre d’apprentissage » de Bellerive Plywood rappelle étrangement l’usine Xerox de Hand Tinting — l’œuvre ne constitue pas moins un nœud pour la théorie féministe, un site de tensions parfois irréconciliables entre le féminin et le masculin.

Conçu comme une méditation sur la puissance de la voix, particulièrement de la voix francophone, que la réalisatrice associe à la Révolution française [17], le film constitue selon Pam Cook une réflexion sur le pouvoir oppressant, colonialiste de cette voix (qui domine celle des cinéastes féminines, qu’on entend à peine sur la bande sonore). « Dans cette tension entre le discours politique masculin et le discours féminin réprimé, Wieland examine le rôle du langage dans la pensée colonialiste », déclare-t-elle dans un article de 1983 [18]. Plutôt qu’un symbole de domination masculine, Lauren Rabinovitz voit dans les lèvres à l’écran un essentialisme féminin. Comparant celles-ci à des lèvres vaginales, elle rajoute que « l’image contredit également les représentations psychanalytiques traditionnelles de la sexualité féminine comme négative, inachevée et passive, soulignant plutôt le mouvement puissant et sensuel des lèvres » [19]. Un fantasme de puissance féminine emprunté à la force virile ? Force est de rester perplexe. De prime abord, le choix du sujet surprend énormément ici, et le choix de mise en scène choque, focalisé exclusivement sur le discours masculin à propos des femmes. Et si je doute moi-même de la pertinence des rapports entre Wieland et Vallières, je conclurai simplement comme j’ai commencé, en y voyant simplement deux porte-étendards des rêves brisés d’une gauche canadienne qui vient tout juste de prendre une autre claque sur la gueule…


*À cœur battant, l’exposition du MBAM consacrée à Wieland se poursuivra jusqu’à dimanche le 4 mai. La rétrospective organisée par la Cinémathèque québécoise se termine aussi cette semaine avec la projection de The Far Shore ce samedi 3 mai.

 


[1] Havre pacifiste pour les objecteurs de conscience états-uniens lors de la guerre du Viêt Nam, contre laquelle s’est souvent mobilisée l’artiste, le Canada représente dans Rat Life and Diet in North America (1969) la clef des champs pour les prisonniers politiques de l’Oncle Sam, le bastion de l’agriculture biologique et une cible de choix pour la CIA dans ses efforts anticommunistes. Inspirée par l’iconographie nationale, Wieland fait l’objet d’une rétrospective intitulée True Patriot Love organisée en 1971 pour le Musée des beaux-arts du Canada. C’est l’occasion pour elle de réitérer sa vision d’un pays essentiellement féminin, tel qu’emblématisé par sa sculpture hommage à la Louve capitoline, où l’Esprit du Canada allaite les castors anglophone et francophone.

[2] Cette expression colorée utilisée par Kay Armatage dans un texte rédigé pour Canadian Woman Studies, puis republié dans le Dialogue de Véronneau, Dorland et Feldman, évoque un enjolivement des mots de l’artiste elle-même, qui décrivait son œuvre comme « the high art of the housewife ». Voir « WATER SARK », Canadian Filmmakers Distribution Centre, https://collections.cfmdc.org/titles/1433 (page consultée le 26 avril 2024).

[3] Kay Armatage, « The Feminine Body: Joyce Wieland’s Water Sark » dans Dialogue : cinéma canadien et québécois, dirigé par Pierre Véronneau, Michael Dorland et Seth Feldman (Montréal : Mediatexte Publications, 1987), 283-295.

[4] Kay Armatage, op. cit., 288 (traduction libre).

[5] Lauren Rabinovitz, « The Films of Joyce Wieland » dans Joyce Wieland, dirigé par le Musée des beaux-arts de l’Ontario (Toronto : Key Porter Books, 1987), 120 (traduction libre).

[6] Kay Armatage, « Kay Armatage interviews Joyce Wieland », Take One (Montreal), vol. 3, no. 2 (novembre- décembre 1970) : 23.

[7] William C. Wees, « Breaking New Ground: Canada’s First Found Footage Films » dans Cinephemera: Archives, Ephemereal Cinema, and New Screen Histories in Canada, dirigé par Gerda Cammaer et Zoë Druick (Montréal : McGill-Queen’s Universtity Press, 2014), 120.

[8] Lauren Rabinovitz répertorie Hand Tinting, Sailboat et Rat Life and Diet in North America parmi les œuvres ayant confirmé la place de Wieland au sein de l’avant-garde des cinéastes structuralistes new-yorkais·e·s auprès de P. Adams Sitney et le magazine Artforum. Voir Lauren Rabinovitz, op. cit., 161-162.

[9] Kay Armatage (1987), op. cit., 293-294.

[10] R. Bruce Elder, Image and Identity: Reflections on Canadian Film and Culture(Waterloo : Wilfrid Laurier University Press, 1989), 261.

[11] Kay Armatage, « Joyce Wieland, Feminist Documentary, and the Body of the Work », Canadian Journal of Political and Social Theory 13, no 1-2 (1989), 97.

[12] Barbara Goslawski, « An appreciation of the films of Joyce Wieland », Take One (Toronto), no. 21 (Automne 1998), 16.

[13] Kay Armatage (1970), op. cit., 25.

[14] Jonas Mekas, « Movie journal », The Village Voice, vol. XIV, no 25 (3 avril 1969), 27 (traduction libre).

[15] Lauren Rabinovitz, op. cit., 163 (traduction libre).

[16] Debbie Magidson et Judy Wright, « Interviews with Canadian artists: Debbie Magidson and Judy Wright interview Joyce Wieland », Canadian Forum, vol. 54 (mai/juin 1974), 61.

[17] Iris Nowell, Joyce Wieland: A Life in Art(Toronto : ECW Press, 2001), 332

[18] Pam Cook, « Pierre Vallières », Monthly Film Bulletin, vol. 50, no. 596 (Septembre 1983), 256 (traduction libre).

[19] Lauren Rabinovitz, op. cit., 168 (traduction libre).

 

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Article publié le 29 avril 2025.
 

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