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Cinémas nationaux #6: Francis Mankiewicz

Par Mathieu Li-Goyette
L'ENFANCE DE FORCE

Si la carrière de Francis Mankiewicz semble indissociable de celle de l'écrivain québécois Réjean Ducharme, c'est que des quatre films personnels qu'il a fait, tout ce qui suivra Le temps d'une chasse portera la trace indélébile du romancier. Immigré à Montréal à son plus jeune âge, petit-cousin du géant hollywoodien Joseph Mankiewicz, le nôtre se dirige plutôt vers une carrière en géologie lorsqu'il décide subitement de se lancer dans le cinéma. Viendra d'abord de l'assistanat sur des documentaires, puis un premier long métrage réalisé à l'ONF, écrit par lui et basé en partie sur ses souvenirs de géologue dans le nord de la province. Malgré des débuts prometteurs, le cinéaste travaille ensuite sur des projets de commande dont un mystérieux Une amie d'enfance, comédie banlieusarde passant inaperçue basée sur un premier scénario pour le grand écran de Louis Saïa et Louise Roy. Avec la consécration de Les bons débarras, scénario écrit par Ducharme et envoyé par celui-ci au metteur en scène pour qu'il en fasse un film, Mankiewciz devient l'un des réalisateurs les plus en vue de sa génération. Le succès étant au rendez-vous, le romancier récidive et lui envoie l'année suivante Les beaux souvenirs, un film explorant un monde similaire au précédent, mais remplaçant néanmoins l'absence du père par l'absence de la mère. Plus sombre, moins maîtrisé dans ses images (le remplacement de Michel Brault par Georges Dufaux enlève à Mankiewicz la texture des paysages de ses premières oeuvres), Les beaux souvenirs est un échec auprès du public qui ne se satisfera plus des répliques trop écrites et larguées par Monique Spaziani avec, certes, moins de naturel que Charlotte Laurier. S'évertuant ensuite à adapter Les fous de Bassan d'Anne Hébert, Mankiewicz quitte l'ONF pour poursuivre la production au privé - suite à des différends avec ses nouveaux producteurs, le film sera finalement réalisé par Yves Simoneau.

LES BONS DÉBARRAS de Francis Mankiewicz (1979)
 
C'est donc la traversée du désert lorsqu'il décide enfin d'adapter Les portes tournantes, basé sur le roman homonyme de Jacques Savoie paru aux Éditions du Boréal. Film somme pour l'auteur qui revenait d'une escapade télévisuelle dans la région de Toronto, il sera aussi son dernier film personnel, lui qui n'en a fait que quatre en vingt ans, lui qui adapta plus souvent qu'il n'écrivit de scénarios originaux et qui partageait avec ses sujets une profonde fascination pour l'enfance et la conscience aiguë qu'elle abritait. Certains que le regard des enfants faisait plier le monde plus que le monde ne les faisaient se soumettre, les quatre enfants filmés par Mankiewicz étaient à la recherche d'un modèle, d'un parent sur qui ils pouvaient compter et sur qui leurs aspirations poétiques pouvaient s'appuyer. Vinrent d'abord les jeux de guerre de Le temps d'une chasse, où le jeune Michel joue seul en forêt, emmerdé par l'attitude des adultes, trop sérieux. Lui se fait la guerre à lui-même. Il court contre des obus et des mines dont il simule l'explosion avant de tirer à tous vents avec sa carabine à plombs. Des plans imaginés le montrant s'effondrer sur le sol comme s'il était atteint d'une balle jaillissent soudainement dans le montage, une première incursion du poétique dans le quotidien de l'enfant. C'est aussi la première fois que l'on nous mène à douter de sa survie, que Mankiewicz nous donne à sentir cette impression si forte qu'elle en est presque barbare : advenant la disparition ou la mort de l'enfant, le monde qui l'entoure, celui qui nous est familier, pourrait se remettre à tourner. Film québécois par excellence, nous attendons à présent le sacrifice de l'enfant sur l'autel communautaire. S'il mourrait, peut-être que les adultes prendraient conscience qu'il était bel et bien là, depuis toujours, qu'il n'était pas qu'un grain de sable dans l'engrenage d'une maturité jamais acquise, mais aussi qu'il servait de miroir à notre monde d'adulte se voyant tel qu'il est pour la première fois.
 
En ce sens, Mankiewicz est un poète sévère préférant trouver dans les situations critiques des élans lyriques insoupçonnés. Poussés au bord du précipice - c'était avant que la soeur aînée ne se suicide au bord d'une falaise dans Les beaux souvenirs -, les enfants sont amenés à se définir, à achever leur passage à l'âge adulte à un âge précoce en se faisant les témoins gênants du quotidien. Parce qu'ils ne sont pas enfantins du tout et systématiquement plus matures que ceux qui les gardiennent, ils sont le point de vue du spectateur, ceux derrière qui l'on se cache pour juger (peut-être même plus adultes que nous ne pouvons l'être, ils provoquent d'abord notre sympathie en raison de leur taille et de leur authorité aussi mignonne que dérangeante). Ce sont les enfants de la révolution tranquille. Ils sont le Québec en entier, nation catapultée dans le monde sociopolitique d'après-guerre, magma de divergences, de protestations et des hauts faits de la démocratisation de la modernité dans la politique, dans les arts et tout le reste. Le Québec, nation dont l'histoire est minime face à l'immémorialité de la vieille Europe, est véritablement la terre des enfants du cinéma de Mankiewicz. Ce n'est en effet que dans son dernier chapitre, Les portes tournantes, que l'arrivée de la Française Miou-Miou pour servir de mère au jeune garçon à la recherche de sa grand-mère (une ancienne pianiste de salles du temps du muet) sert aussi de compensation. Elle a l'ouverture que son père québécois n'a pas, elle se détache facilement de lui pour mieux le laisser revenir dans ses bras. Refusant l'inquiétude comme mode de vie, elle poursuit sa vie là où son ex-mari et père du jeune héros voit une lettre imprévue rouvrir des plaies qu'il pensait cicatrisées depuis longtemps. Sans cesse rattrapé par son Histoire générale, le parent type de Mankiewicz craint de ne pouvoir passer à ses enfants le poids de ses ancêtres, craint qu'après tant de hauts, le futur du Québec ne pourra qu'aller vers le bas.

LES PORTES TOURNANTES de Francis Mankiewicz (1988)

Au coeur de cette mélancolie, les enfants poussent comme une fleur sur l'asphalte, disait la jeune Manon des Bons débarras. Refusant la soumission, l'espoir naît n'importe où, mais il manquera aux enfants cet appui indispensable dans l'imaginaire, cette béquille dont les parents doivent se charger et dont seul Les portes tournantes annonce une certaine réconciliation. Ce dernier plan, un arrêt sur image pour les retrouvailles du garçon et sa grand-mère qu'il a toujours cherchée, augure pour le petit l'atteinte inespérée des espoirs qu'il entretenait face à l'avenir. Incapable de penser à autre chose qu'à la pièce qu'elle avait composée dans les années 20, le petit-fils tentait de la décortiquer, de comprendre qui se cachait derrière elle, qui se cachait derrière ses origines. Issu d'un temps où le cinéma québécois flirtait avec le cinéma militant, le cinéaste poète préférait mettre en image notre besoin essentiel de renouer avec notre passé pour affronter l'avenir, une volonté intrinsèque aux problèmes de l'angoisse québécoise, celle qui nous placerait dans l'histoire des peuples comme étant un petit peuple ou, pire encore, un peuple soumis. Préfigurant ce mal-être et la quête de nos personnages à renouer avec leurs aïeux dans une réunion rédemptrice, Mankiewicz a défoncé des portes, a inséré par la force de son style appuyé et n'ayant même pas vieilli une poésie du calvaire, une pilule à avaler pour faire passer le pire avec une maîtrise telle qu'elle nous fait dire aujourd'hui, près de vingt ans après sa mort et le dernier film de Jean-Claude Lauzon, que le cinéma québécois non seulement n'a plus de poètes, mais qu'il a refusé sa poésie au profit d'enjeux foncièrement subsidiaires. Comme si, tout à coup, nous osions dire ne plus avoir de problèmes avec le passé.

FILMS CONCERNÉS

LE TEMPS D'UNE CHASSE de Francis Mankiewicz (1972)
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Article publié le 28 mars 2012.
 

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