:: A Love Song for Bobby Long (Shainee Gabel, 2004)
Je reconnais Scarlett Johansson : la voilà, habillée en vêtements mous, paisible devant son téléviseur, à regarder un James Bond dont elle répète les répliques par cœur. L’image me rappelle à d’autres, clairsemées au fil de sa carrière, lorsqu’elle est en pyjama, en sous-vêtements, lorsqu’elle nous apparait dans un quotidien qui lui est rarement permis, des moments d’intimité où nous semblons être seul·e·s avec elle, où depuis sa solitude elle se permet d’être entièrement elle-même, loin des regards masculins — ces scènes, d’ailleurs, ne surviennent-elles que dans des films réalisés par des femmes ? Lost in Translation (Sofia Coppola, 2003), A Love Song for Bobby Long (Shainee Gabel, 2004), ce sont du moins les premiers titres qui me viennent en tête, et maintenant il y a Black Widow (Cate Shortland, 2021), qui, pendant un instant, nous offre ce regard sur Scarlett.
Un instant seulement ; après, tout s’effondre.
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Comment ce moment a su s’imposer ? Je m’imagine Cate Shortland défier Kevin Feige (président et producteur pour le Marvel Studios), céder tout le contrôle qu’elle n’a jamais eu sur son film afin de gagner en échange ces deux-trois plans, ce court moment de répit, l’une des rares bouffées d’air laissant filtrer un peu d’humanité. Et encore, je dois faire preuve de plus de générosité que ce film en mérite pour arracher ces images au programme auquel elles appartiennent, pour les isoler et m’aveugler au fait qu’elles servent avant tout à refaçonner un personnage qui a toujours été hautement négligé, pour ne pas dire méprisé, au sein de l’univers cinématographique de Marvel (MCU). Une opération de sauvetage visant à prendre en compte les critiques féministes qui se sont fait entendre, en particulier à la sortie d’Avengers : Age of Ultron (Joss Whedon, 2015) [1] ; une opération qui pourrait être noble si elle ne servait pas à redorer un personnage pourtant déjà mort, comme une concession avant de passer à autre chose. Il fallait attendre que Black Widow meure, dans un film précédent, pour qu’elle puisse avoir son film à elle ; il fallait attendre qu’elle soit morte, pour que quelqu’un remarque qu’il s’agit tout de même de Scarlett Johansson, et que ce serait une bonne chose d’intégrer son personnage à la carrière de la star, avant qu’il ne soit trop tard et qu’elle quitte le MCU. Trop peu, trop tard, et surtout sans risque : les détracteurs n’auront pas à souffrir d’autres films avec cette super-héroïne, ils sont rassurés avant même que le logo de Marvel apparaisse en ouverture. Quand bien même Scarlett gagne son combat contre le patriarcat numérique, elle a déjà perdu, elle est déjà écrasée au sol, la tête éclatée, sacrifiée au nom des Avengers qui, essaie-t-on de nous faire croire, méritent plus de vivre qu’elle.
Elle n’en est pas à sa première bataille : dans Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013), Her (Spike Jonze, 2013), Lucy (Luc Besson, 2014) et Ghost in the Shell (Rupert Sanders, 2017), elle devait chaque fois se réapproprier son corps pour échapper aux hommes qu’elle devait servir, réapprendre une humanité dont on essayait de la déposséder, refuser de se laisser réduire à un instrument, une marchandise. Pour se familiariser avec ces idées, le lecteur profiterait d’aller (re)lire l’article magnifique de Sophia Nguyen [2], qui peint l’un des plus beaux portraits de la star. Dans tous ses films de science-fiction, nous dit l’autrice, Scarlett « excises a bit of her humanity […], every movie setting up a lab experiment where she subtracts some vital quality and coolly watches what happens ». Mais plus important, sans doute, ce passage qui résume tout :
« To watch Johansson perform remoteness is to suddenly realize that she had performed intimacy and warmth. Her trademark voluptuousness provokes a kind of vertigo, retraining viewers who’d become accustomed to finding pleasures at predictable depths: she makes them realize, perhaps, how truly untouchable and opaque her celluloid image had always been ».
S’il est possible de douter de la valeur véritablement féministe de ces films (le milieu académique, du moins, l’a fait à maintes reprises [3]), il suffit de fléchir légèrement le regard, de recadrer l’image, de s’attarder à Scarlett, à sa présence, sa posture, sa démarche, son regard, pour découvrir que si la plupart de ces films fonctionnent sur une formule cynique, un féminisme de bon aloi cachant mal un programme en réalité beaucoup plus conservateur, il y a chez Scarlett elle-même un potentiel critique, un défi lancé à l’industrie, une grandeur et une force capables de faire imploser les scénarios somme toute assez faciles de ces propositions. Pour ceux et celles qui savent regarder, Scarlett ressort toujours triomphante.
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Fin des années 1940, début 1950, fin de l’âge d’or hollywoodien, d’un modèle de production et de distribution (les studios opéraient par intégration verticale, violant ainsi les lois antitrust) ; au même moment, les stars s’émancipent, deviennent autonomes, alors qu’auparavant elles étaient liées par contrat à un seul studio ; au même moment encore, la Method Acting commence à s’imposer, avec James Dean et Marlon Brando. Comment y voir une simple coïncidence ? La Method Acting, élaborée par Lee Strasberg et Stella Adler, entre autres, en s’inspirant de la formation de l’acteur enseignée par Constantin Stanislavski, prône une forme d’interprétation où l’acteur doit puiser en lui, en sa mémoire et ses impressions, pour créer un personnage unique. Pour paraitre vrai, l’interprète doit chercher dans son intériorité des sentiments qu’il pourra ainsi extérioriser ; si l’interprète se contente d’imiter, de copier des postures à autrui, ou des clichés figés dans le temps (poser sa main à l’envers sur son front pour signifier un tourment moral), alors il joue faux. Or, cette conception de l’acteur trouve sa valeur dans un contexte social précis, puisque les critères déterminant la qualité d’un jeu reposent sur les enjeux philosophiques et politiques du moment. Notamment, pour le Method Acting, sur l’invention de la psychologie et de la psychanalyse, des disciplines alors relativement nouvelles étudiant cette intériorité, la mettant en avant-plan au point qu’elle semble parfois déterminer nos gestes à notre insu. Pour être vrai, il faut dorénavant prendre en considération la psychologie, nous ne pouvons plus nous contenter de supposer qu’il y a des attitudes universelles, comme fixées par Dieu, pouvant exprimer des émotions ; nous ne pouvons plus nous tordre dans des gestes excentriques pour signifier que l’homme est traversé par des courants plus grands que lui, des forces qu’aucun individu ne peut contenir en lui (ce qui était le propre du mélodrame) ; il faut chercher à l’intérieur de soi, de l’individu, la vérité des sentiments à exprimer.
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Pourquoi, cette fois-ci, je ne peux pas reconnaître, apprécier, le triomphe de Scarlett pourtant représenté par le film ? Le problème est-il en moi, comme un défaut de perception, une manière de m’aveugler à ce qui est pourtant là, ou est-il dans le film, sur lequel j’aurais alors un regard lucide ? Je n’ai aucune réponse à ces questions, mais je les crois essentielles, car je ne peux pas sérieusement défendre que Black Widow soit plus mal foutu qu’un Ghost in the Shell, je ne peux pas me reposer sur l’esthétique, la narration, car les différences entre ces deux films, ou d’autres, ne suffisent pas à expliquer pourquoi je ressens la présence de Scarlett dans l’un et pas dans l’autre ; ces différences sont beaucoup trop négligeables, superficielles.
:: Ghost in the Shell (Rupert Sanders, 2017)
:: Black Widow (Cate Shortland, 2021)
J’ai la nette impression que j’aurais probablement apprécié Black Widow si le film était sorti, comme prévu, il y a un an et demi, et que j’aurais probablement défendu le film par la star, en présentant Scarlett comme une résistante à la marvellisation du cinéma. Je pourrais encore écrire cette défense par la star, et je ne pense pas qu’elle serait fausse, et je pense encore qu’elle est essentielle. Pourquoi, alors, mon désintérêt face à l’écriture d’un tel texte, un texte que je pourrais écrire les yeux fermés tant je connais bien cette Scarlett Johansson que j’aime et qui m’accompagne depuis des années, sur laquelle j’ai écrit à maintes reprises, qui constitue une part importante de ma thèse dont je débute la rédaction, et tant le film lui-même a construit un rôle parfait pour elle, faisant référence, subtilement, à d’autres films, que seuls les Scarlett-o-philes pourront repérer, et tant il s’agit donc d’un film de Scarlett sur Scarlett ?
La seule chose que je peux dire avec certitude, c’est que l’expérience du confinement, de la pandémie, a changé radicalement mon rapport au cinéma contemporain, notamment le cinéma commercial, comme si je n’arrivais plus à mettre de côté tout ce que je trouvais irritant auparavant. L’industrie américaine (au-delà d’Hollywood puisqu’il faudrait aussi inclure Netflix, entre autres) m’apparait monstrueuse, ce qu’elle est depuis plusieurs années, mais après avoir passé près de deux ans enfermé avec le cinéma, comme un refuge contre la mort, la situation me devient insupportable, intolérable : comment ai-je pu m’intéresser, il n’y a pas deux ans, à un tel cinéma, aussi désincarné, sans enjeux humains ?
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Fin des années 1970, début 1980, un autre modèle d’affaire s’impose à Hollywood, avec l’arrivée des blockbusters. La Method Acting, entretemps, devient omniprésente, tout en changeant de statut : alors qu’un Brando ou un Dean détonnait dans le contexte des années 1950, leur interprétation étant si singulière qu’elle servait à redoubler l’isolement que vivaient leurs personnages, ce qui participait en retour à leur image de rebelle, à partir des années 1970, si ce n’est avant, ce type d’interprétation n’a plus rien d’indocile, elle est normative, en même temps qu’elle se dépouille de ses tics les plus expressionnistes pour viser un prétendu naturalisme. Mais cette impression de naturalisme découle encore d’un nouveau rapport au monde, et non d’une « amélioration » dans la technique des acteurs : dorénavant, l’incapacité à bien exprimer son intériorité (le fait de balbutier, d’hésiter, d’utiliser les mauvais mots, le fait de se refermer sur soi, de garder en retrait des sentiments, etc.) devient un gage de vérité, alors que pour la star classique, au contraire, la stylisation de son jeu était au service d’une expressivité, un type d’interprétation qui se trouvait à mi-chemin entre le jeu théâtral de la fin du 19ème siècle et cette Method Acting à venir. Pour le dire simplement, dans la vraie vie, nous ne sommes pas aptes, comme un Cary Grant ou une Katharine Hepburn, à parler à un rythme fou pour exposer notre pensée sans faute, ou à poser des gestes toujours limpides ; cependant, nous sommes très bons pour hésiter, pour chercher nos mots, pour poser des gestes maladroits, pour se refermer sur soi (d’une manière énigmatique qui laisse les autres dans le doute), etc. Nous ne sommes pas aptes à bien exprimer cette intériorité que la psychologie a déterrée et que la star classique, elle, exprimait à la perfection.
Cela a son importance : la star change et s’adapte aux nouveaux modes de production, peut-être même qu’elle les précipite. L’effigie du blockbuster des années 1980 est sans nul doute Arnold Schwarzenegger, dont le corps même renvoie à un imaginaire industriel. Les films nous le présentent comme le produit d’une chaine de montage dans le futur, en même temps que son interprétation, même si elle est plus nuancée que ce que nous en disons généralement, repose avant tout sur un certain monolithisme, comme si l’acteur de cinéma devait s’échouer dans l’inexpressivité d’un robot, entièrement déterminé par l’appareillage technologique (entendre le cinéma) qui l’entoure. En ce sens, la lutte d’Arnold préfigure celle de Scarlett, il est à cet imaginaire capitaliste ce qu’elle est à notre imaginaire post-capitaliste, ils doivent tous deux affronter leur système de production et de distribution contemporain pour se créer un devenir, affirmer leur humanité, et plus important encore, pour nous offrir un nouveau modèle éthique, mieux adapté à la réalité d’une époque.
Notre relation au monde, les modèles de production et de distribution du cinéma, le type d’interprétation privilégiée, tout cela doit être pensé de concert. Quand la société devient de plus en plus individualiste, en suivant la trajectoire depuis les Lumières jusqu’à aujourd’hui, quand la place de l’humain se voit déplacé vers le centre du monde pour mener inexorablement à la psychologie, au relativisme, à la privatisation, à l’invention de l’intimité, etc., il faut que la star se saisisse de cet individualisme, nous en renvoie l’image, pour nous montrer que ce qui est privé n’est pas nécessairement inaccessible, et qu’il faut risquer de s’exposer si nous voulons encore partager un monde. La beauté de la star a toujours résidé là, dans le modèle éthique qu’elle nous propose, et non dans sa banale beauté physique.
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Dans Black Widow, Scarlett reprend son personnage de femme endoctrinée, stérilisée, entraînée pour devenir une mercenaire à la solde d’un despote, Dreykov, ayant créé une armée de soldates maintenues sous son contrôle par une technologie quelconque. Maintenant libérée de cette emprise, elle se joint à sa sœur, puis à sa mère et à son père, pour combattre son ancien maître et affranchir ses esclaves. Ce scénario est quelque peu différent d’un Lucy ou d’un Ghost in the Shell, dans la mesure où Scarlett n’a pas à se libérer, se réapproprier son corps, c’est déjà fait avant même que le film commence. Mais ce serait une lecture superficielle puisque le véritable projet de Black Widow consiste bel et bien à donner de la profondeur à ce personnage, à se positionner de façon critique par rapport à ses apparitions dans les autres films du MCU (par exemple, elle rit de sa stérilisation imposée, sans en nier l’horreur, plutôt que de se présenter comme un monstre), et donc de laisser la chance à Scarlett de s’approprier un personnage autrefois sans substance. Le combat qu’elle mène contre Dreykov devient un miroir du combat qu’elle mène contre Marvel, libérer ces femmes est aussi une façon de libérer son personnage en lui donnant une touche personnelle, ajustée à son image de star.
Et comme dans tous ses films de SF, elle ne doit pas s’émanciper uniquement du patriarcat, mais aussi des technologies numériques qui l’asservissent. La fin de Black Widow mise sur cela : Scarlett est programmée pour reconnaitre les phéromones dégagées par Dreykov, ce qui l’empêche de l’attaquer, ses gestes de violence envers lui restent figés avant d’atteindre leur cible. Pour se déprendre de ce système de contrôle, elle fait violence à son corps, donne un coup de tête sur un bureau pour se briser les voies nasales et ainsi perdre son odorat, une façon d’utiliser sa corporéité pour déjouer la technologie, et aussi une façon de déjouer la violence faite contre son corps (auparavant Dreykov l’assaille de coups de poings et de coups de pieds) pour défier son bourreau. Ce corps est le mien, nous dit Scarlett, et peu importe les coups que je reçois, peu importe le contrôle que vous essayez d’exercer sur moi, ultimement je demeure libre, et je peux utiliser les stratégies mises en place pour m’assujettir en les détournant en ma faveur. Comme lui dit sa mère au début du film : « pain only makes you stronger ».
:: Black Widow (Cate Shortland, 2021)
Tout est là, pourrions-nous dire, nous sommes face à un film de Scarlett parfait, du moins parfait dans la logique de ses rôles dans la SF (il faudrait aborder autrement ses rôles dramatiques). Mais c’est cette même perfection qui me fait sourciller : l’article de Nguyen date de 2014, son portrait de Scarlett n’était déjà pas inédit à ce moment (il est seulement plus accompli, amoureux), et il a été répété maintes fois depuis. Il convient alors de se demander comment comprendre qu’un tel discours, se dressant en théorie contre Hollywood et son dédain envers la star, contre les regards masculins sexualisant le corps de Scarlett (ce dont Marvel est largement responsable), comment comprendre qu’un tel discours puisse apparaitre aussi bien formulé dans le cadre d’une proposition des plus commerciales. Il y a, face à cela, deux attitudes possibles : soit Marvel a récupéré cette image de Scarlett et l’utilise à des fins de prestige, et ainsi désamorce son potentiel subversif en avalisant une posture qui devrait, en théorie, les empêcher de produire un tel film, soit Marvel permet à Scarlett de jouer un tel rôle, parfait pour elle, et alors nous devrions le célébrer, peu importe si les motifs derrière sont purement pécuniaires, vils, parce qu’au moins ça permet au film d’exister (ou encore, ce qui est plus difficile à croire, peut-être que Marvel accepte réellement cette autocritique).
Le problème ne tient pas à déterminer laquelle de ces attitudes serait la vraie, mais plutôt à se rendre compte qu’elles sont toutes deux également possibles, également justifiées, parce qu’il est possible de trouver des arguments pour étayer sa préférence, d’un côté comme de l’autre. Cette ambiguïté constitutive permet de créer un « débat », avec d’un côté la défense féministe du film, et de l’autre sa critique, non moins féministe, une stratégie bien adaptée aux réseaux sociaux qui peuvent s’enflammer sur de telles questions et continuer de garder le film vivant, dans l’actualité, remplaçant ainsi, de manière beaucoup plus efficace, le bouche-à-oreille d’autrefois [4]. De manière plus perverse, cela donne l’impression que tout ce qui se déverse sur la scène publique est ensuite récupéré dans la préparation du prochain film — d’où mon sentiment, perplexe, que Marvel a écrit, ou du moins prévu, cet article avant moi, et sans doute aussi ma thèse.
De même, il faut bien voir que cette hypocrisie se trouve au cœur de Marvel depuis longtemps : elle est là quand, dans Captain America : Civil War (Anthony et Joe Russo, 2016), les Avengers doivent vivre avec les conséquences de leurs actions, le fait d’avoir détruit des villes en essayant de sauver le monde, le film offrant un miroir des critiques qu’on a adressées aux films précédents ; elle est là quand, dans Black Panther (Ryan Coogler, 2018), le monde invisibilisé des Noirs revendique son existence dans un univers qui les a jusqu’à ce point ignoré ; elle est là dans la construction des vilains, le Vulture de Spider-Man : Homecoming (Jon Watts, 2017), par exemple, qui est en colère contre la richesse d’un Tony Stark et de sa méga corporation lui ayant fait perdre son travail d’ouvrier dans une entreprise plus modeste. Mais aucune de ces autocritiques ne paraissent sincères : Vulture pousse sa colère trop loin et pose des gestes qu’on ne peut plus excuser, ce qui vient détruire de l’intérieur la critique pourtant légitime du personnage de Tony Stark ; le Wakanda ne se rebelle pas contre cet univers qui les a ignoré, mais accepte humblement de faire la paix et de vivre en son sein, dans une posture de soumission cachée sous des allures d’harmonie ; peu importe ce qui se passe dans Civil War, en termes de développement de personnages, le tout sera effacé au film suivant, les personnages semblant toujours repartir de zéro. Et dans Black Widow, peu importe ce qui se déroule dans ce film, Scarlett est déjà morte et oubliée, sans même de funérailles (à l’inverse d’un Tony Stark, qui lui a eu droit à sa cérémonie).
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« When society requires greater uniformity, consensus crowding out the claims of consent, then the strategy of individuality and distinctness is to become identifiable within uniform — not by it, adopting its identity, but despite it, accepting no privilege or privation accruing from it » (1979, p. 68). Cette citation du philosophe Stanley Cavell dit tout ce qu’il y a à savoir sur la grandeur et l’importance du cinéma hollywoodien, et notamment des stars qui le peuplent : la notion d’auteur, telle qu’elle a été définie par rapport au cinéma commercial, présente le ou la cinéaste comme celui ou celle qui parvient à imposer une individualité, une vision singulière du monde, tout en obéissant aux codes d’un genre, aux exigences du marché, aux règles de mise en scène à respecter, un·e artiste qui parvient à être personnel·le à travers une esthétique d’apparence conventionnelle ; la star, c’est celle qui impose son individualité dans un système de production où elle ne sert, a priori, que d’argument commercial, où son image a été fabriquée, où elle doit jouer sans cesse le même rôle, souvent réduit à un archétype, presque toujours écrit et mis en scène par d’autres. L’exigence de conformisme et de consensus pourrait étouffer le cinéma hollywoodien, et pourtant, dans un tel système d’exploitation, l’humain résiste, l’humain s’exprime. Et il n’y a rien de plus inspirant, au vingtième siècle, que de voir un tel art populaire prendre à bras-le-corps le contemporain pour nous montrer comment trouver une issue dans une société soumise aux lois du capitalisme (ou du moins trouver une manière de bien y vivre sans se laisser anéantir), un art qui semble célébrer le rêve américain tel que nous le connaissons aujourd’hui (celui qui pourrit le monde en valorisant la réussite personnelle et la richesse), mais qui pourtant puise dans le véritable rêve américain (celui que les transcendantalistes américains de la fin du 19ème siècle décrivaient en termes de liberté personnelle, de la possibilité de se réinventer, de rejouer encore et encore la guerre de l’indépendance à un niveau individuel pour échapper au conformisme de la société, tout en acceptant l’immense responsabilité d’être un modèle, comme nous le sommes tous les uns par rapport aux autres).
Dans Black Widow, justement, Scarlett est aux prises avec un rôle qu’elle ne veut pas, celle d’une assassine, elle ne veut plus de ce personnage que Marvel a écrit pour elle, que Dreykov a écrit pour Black Widow, et pour s’en émanciper elle réinvestit ce rôle pour le retourner contre la société qui l’a vu naître, elle déclare son indépendance et quitte Marvel. Scarlett est identifiable dans son uniforme, elle ne se plie pas à cette identité pré-écrite dans les comics, et elle est d’ailleurs l’une des rares, chez Marvel, sinon la seule, capable de prendre préséance sur le personnage, capable de se distinguer par son uniforme plutôt que de disparaitre derrière. Scarlett triomphe.
N’empêche, ça reste un film de Marvel.
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Les temps ont changé : aujourd’hui, la fidélisation du public passe essentiellement par des franchises, des propriétés intellectuelles préexistantes, ou par ce MCU, à date l’entreprise la plus aboutie de ce modèle. Pour comprendre le récit de Black Widow, il est préférable de déjà connaitre le personnage, de l’avoir suivie jusque-là, car même si l’histoire se déroule en parallèle des films précédents, nul effort n’est fait pour nous expliquer qui elle est, quel est son passé. Autrefois, le public s’attachait aux stars, qui constituaient leur propre franchise, mais dont les diverses parties pouvaient exister indépendamment. Nul besoin de voir Ghost World (Terry Zwigoff, 2001) pour comprendre The Nanny Diaries (Shari Springer Berman et Robert Pulcini, 2007), mais il y a pourtant des liens très forts que nous pouvons repérer entre les divers films de Scarlett (comme entre ceux d’à peu près tou·te·s les acteurs et les actrices majeur·e·s depuis les années 1920). Même si la mort du star-system a été déclaré il y a déjà soixante-dix ans, suite aux décès de James Dean et Marilyn Monroe, cette rupture est beaucoup moins radicale que celle à laquelle nous assistons aujourd’hui. Jusqu’à très récemment, nous nous déplacions au cinéma pour voir le « dernier Schwarzenegger » ou le « dernier Julia Roberts » — notre langage ordinaire exprimait l’attachement à la star, l’importance qu’elle avait dans notre imaginaire cinéphile. Aujourd’hui, plus souvent qu’autrement, nous allons voir le « dernier Marvel », nous regardons « Netflix »[5].
Scarlett Johansson (l’actrice, qu’il faut différencier de la star, de son image projetée, que je désigne par Scarlett) poursuit maintenant Disney [6], propriétaire des Marvel Studios, un geste qui a une charge symbolique énorme : c’est contre tout un système qu’elle s’élève, ce même système de production et de distribution qui rend la star caduque. Que ce soit précisément Scarlett Johansson qui mène ce combat, comme si elle répétait dans le réel la lutte qu’elle mène à l’écran depuis une bonne décennie, est aussi des plus éloquents. Car Scarlett, comme bien des stars contemporaines, se bat pour sa survie, elle se retrouve dans des productions qui ne veulent rien savoir d’elle, qui tentent de lui imposer un rôle : celui de Major, dans le remake de Ghost in the Shell (la prémisse du film réfléchit d’ailleurs cet enjeu puisque le corps synthétique de Scarlett est animé par le cerveau d’une Japonaise), ou celui de Black Widow, un personnage qui aurait pu être interprété par n’importe qui, du moins avant Black Widow (une exception dans la mesure où le personnage a été ajusté à sa star). Les films aujourd’hui sont de moins en moins vendus par leurs stars : est-ce qu’une seule bande-annonce de Marvel met de l’avant le nom d’un de leurs acteurs ? Dans celles de Black Widow, le nom de la star n’apparait nulle part.
Il semble que dorénavant les acteurs et les actrices doivent s’effacer derrière un personnage qui existe déjà et qu’il faut respecter pour ne pas attirer la foudre des fans (mais que faire des fans des stars, qui perdent l’objet de leur culte ?) Scarlett n’est pas Scarlett mais Black Widow et il est significatif que sur les affiches publicitaires, bien que l’image de l’actrice soit en avant-plan, et que nous la reconnaissons d’emblée, c’est encore le nom du personnage qui prédomine. Dans les années 1990, le nom d’un Michael Keaton et d’un Jack Nicholson accompagnaient ceux de Batman et de Joker, respectivement, celui de Stallone se situait plus haut que celui de Judge Dredd, et les studios n’auraient jamais imaginé mettre le nom de John McClane plutôt que celui de Bruce Willis ; Bruce Willis est Bruce Willis et personne d’autre, John McClane lui est assujettit. Alors quand Scarlett Johansson poursuit Disney, elle s’en prend à toute une industrie et à tout ce qui empêche la star d’exister. Il ne s’agit pas que d’une question d’argent : Scarlett souligne le présent dédain envers la star, qui n’est plus une source de profit notable, et qui par conséquent est menacée de leur disparition.
La sortie de Black Widow nous le montre bien, Disney ayant balancé le film en ligne après l’avoir pourtant gardé sur ses tablettes pendant un an et demi, en attendant le moment idéal pour une sortie en salle. Le geste témoigne d’un changement radical dans l’industrie, qu’il serait réducteur de justifier uniquement par la situation pandémique, car il est su que pour Disney, dont l’empire s’agrandit de plus en plus, et qui sont réputés pour être très protecteurs des œuvres qu’ils possèdent, il est bien plus avantageux de privilégier le streaming pour augmenter le nombre d’abonnés et faire monter le prix de leurs actions. Mais le star system est étroitement lié à la salle, de plusieurs manières : d’abord par la taille de l’écran, qui magnifie les acteurs et les actrices, les présente plus grands que nous ; ensuite par l’obscurité, le voyeurisme participant à cet attrait pour des formes humaines qui nous sont étrangères (cela pourrait se transférer dans notre salon, mais il s’agit aussi, et surtout, d’un voyeurisme partagé, avec les inconnus dans la salle, et un voyeurisme qui va au-delà des questions de genre : je suis autant curieux de découvrir ce que Tom Cruise me révèlera de lui dans son prochain film que je le suis pour Scarlett) ; par notre impuissance à contrôler l’image, qui contribue aussi à la puissance évocatrice de la star, parce que nous sommes réduits à des spectateurs et rien d’autre, elles nous dépassent aussi en cela, elles sont intouchables ; enfin parce que l’écriture, la production et la mise en marché des films étaient largement centrées sur les stars, et qu’une star se devait d’être rentable pour se trouver des rôles à jouer, mais il est beaucoup plus difficile de calculer la rentabilité d’un acteur ou d’une actrice lorsqu’un film est diffusé sur une plateforme en ligne.
:: Black Widow (Cate Shortland, 2021)
Il est possible de former une relation amoureuse avec un acteur ou une actrice découvert·e sur écran maison, mais il est notable que la mise en scène contemporaine, dans toutes les productions commerciales, au-delà du blockbuster d’action, n’a plus la même attention aux corps humains qu’autrefois (ne serait-ce que par la durée des plans, à peine quelques secondes en moyenne, ou par l’abondance du gros plan sur les visages, écartant tout le reste du corps comme outil d’expression). Tout ce que le mot « star » a déjà représenté disparait peu à peu, alors que le cinéma se transforme sous nos yeux — cela laissera place à quelque chose d’autre, à n’en point douter, le cinéma n’est pas mort mais devient autre, étranger à ce qu’il a été pendant son premier siècle d’existence. Mais une telle transformation suppose aussi que nous devons changer notre regard, nos habitudes de visionnement, et en ce qui concerne la critique, la politique des auteurs comme la politique des acteurs semble de moins en moins approprié pour défendre le cinéma contemporain. Alors il ne s’agit pas de condamner Marvel (c’est ma nostalgie qui parle), mais de noter que face à un de leurs films, ces politiques s’écrasent en mille morceaux, et que si nous voulons défendre la valeur de ce cinéma, il faut trouver d’autres outils critiques, mieux adaptés à l’époque (que ces outils et cette valeur existent bel et bien demeure sujet à question).
Pendant ce temps, le Method Acting a mené inexorablement vers l’impassibilité d’un Ryan Gosling, par exemple, et l’intériorité, autrefois exaltée par les stars, puis exprimée à tâtons, avec hésitations, maladresses, devient inaccessible. Dans la foule d’œuvres sur le deuil que nous voyons depuis quelques années, les personnages se cachent, se terrent, n’osent plus s’avancer dans le monde ; nous avons l’impression qu’il est plus difficile que jamais d’oser s’exprimer, même si ces films, ceux qui permettent l’espoir du moins, tentent de nous convaincre qu’il faut parvenir à le faire. L’humain devenu ce corps inexpressif, ou plutôt ce visage, fait place aux super-héros, qui, au fond, sont bien commodes, car ils ne disent à peu près rien de nous. Surtout chez Marvel, où l’humanité n’est qu’une figurante dans des enjeux trop grands pour elle, elle est impuissante — mais heureusement il y a les super-héros, entendre Marvel, pour défendre nos intérêts, qui en réalité sont les leurs beaucoup plus que les nôtres. Et il faudrait être bien aveugle pour croire qu’il s’agit d’un hasard si, au même moment, les acteurs sont menacés par le CGI, que leur travail est dévalorisé au profit du spectacle de l’image, et que le cinéma populaire, celui qui a toujours été mené par ses stars, devient de plus en plus un sous-genre de l’animation. Il n’y a guère que la comédie qui fonctionne encore autour de noms propres possédant une personnalité singulière.
Le corps semble devenu obsolète, il ne reste qu’un visage à scruter pour tenter d’en déceler les secrets, mieux gardés que jamais par la retenue de nos acteurs. Les corps, aujourd’hui, sont tout juste bon à être fusillés, meurtris, dans le cinéma d’action, ou éviscérés, torturés, découpés, dans le cinéma d’horreur, comme si on y cherchait ce qu’on n’est plus capable de mettre en scène ; en gros, notre humanité.
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Black Widow est un film d’adieu, un adieu de Scarlett à Marvel, de Marvel à Scarlett, mais aussi, peut-être, un adieu à toute une forme de cinéma, d’ailleurs à peine présente dans le film lui-même, une forme qui persistera encore quelque temps, comme Scarlett, et d’autres, pourront encore trouver leur place sur nos écrans, grands ou petits. Scarlett quitte Marvel, mais l’émotion qui me prend à la fin du film est beaucoup plus personnelle, elle se joue entre la star et moi, alors que je la vois, dans un film médiocre qui ne mérite pas sa présence, qui n’est pas capable d’en rendre compte, du moins seulement par flashs éphémères (j’aime imaginer Cate Shortland attentive et dévouée à son actrice, puis que son travail a été saboté dans le montage hachuré et confus qui est de mise aujourd’hui), et je me demande si ce n’est pas moi qui quitte Scarlett, qui l’abandonne dans ce bouillis d’images informes, plutôt que de l’en extirper par mon écriture pour rappeler à quel point la star est importante et précieuse, non seulement pour moi, mais surtout pour ce cinéma qu’elle incarne encore même si tout autour d’elle s’effrite, et tout en me confortant dans l’idée qu’elle pourra peut-être se consacrer à des projets plus féconds, je me demande si je suis encore capable de croire en son combat, ou si je n’ai pas perdu ma foi à quelque part entre deux films de Marvel, échouée dans le trop-plein de CGI qui n’emporte plus ma croyance, un questionnement qui me laisse seul, triste, défait, devant un cinéma qui n’a plus rien à me dire, pas même à travers celle qui était porteuse d’espoir.
:: Black Widow (Cate Shortland, 2021)
[1] Deux scènes, principalement, étaient visées (à raison) : l’une où Mark Ruffalo, en tombant sur Scarlett, se retrouvait avec le visage entre ses seins, gag méprisable ; l’autre où Scarlett se décrivait comme un monstre, parce qu’elle a été stérilisée de force, plus jeune, par l’entreprise l’ayant formée comme assassine, avec le discours implicite que seule une mère peut se prétendre femme.
[3] Par exemple, ce journal académique, qui a consacré un numéro à la star :
https://liverpooluniversitypress.co.uk/journals/issue/3383
[4] Nul besoin pour ça de crier au complot ou d’imaginer des producteurs réécrire les films derrière le dos des créateurs pour introduire une telle ambiguïté : plus simplement, cela découle d’une tradition, d’une façon de penser le blockbuster, qui date des années 1980 au moins. Cela se retrouve en particulier dans un thème typiquement américain comme l’individu contre la société, où il est souvent très difficile de trancher à savoir si nous sommes devant une œuvre prônant le libertarisme, l’efficacité du héros vs la lourdeur paralysante du système, ou si un tel personnage critique légitimement son gouvernement ; autrement dit, la structure du scénario hollywoodien favorise ce genre d’ambiguïté.
[5] Sans doute que nous regardons « Netflix » comme autrefois nous regardions « la télévision », mais cela demeure éloquent qu’une entreprise commerciale remplace dans notre langage un mot plus neutre, désignant une technologie de diffusion. Décortiquer ce que nous entendons aujourd’hui par « Netflix » serait d’ailleurs un travail aussi essentiel que colossal.
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