WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Ce texte s'avérera probablement insatisfaisant : À la mémoire de Michael Snow

Par Charles-André Coderre


:: Michael Snow, Autorisation, 1969. Polaroïd 55 et ruban adhésif sur miroir dans un cadre de métal [Musée des beaux-arts du Canada]

 

Please turn out the lights.

 

— Tous les films racontent une histoire, dit la professeure.

— Mais Madame ! rétorque l’étudiant.

— Dans Wavelenght il n’y pas d’histoire ! C’est un long zoom interminable…

Agacée, la professeure spécifie qu’elle ne s’intéressera pas au cinéma expérimental dans le cadre de ce cours… C’est la première fois que l’œuvre de Michael Snow se rend à mes oreilles, par la voix fière et arrogante d’un étudiant tout juste assis derrière moi.

 

As long as we’re going to talk about films, we might as well do it in the dark.

 

Quelques mois plus tard, dans ce même local, je me retrouve devant l’inimitable, génial et passionné Louis Goyette qui s’agite comme lui seul pouvait le faire à propos du cinéma expérimental, partageant son amour profond pour Castro Street (Bruce Baillie, 1966) tout autant que pour la force tellurique de Maya Deren.

Dans la foulée, Wavelenght (1967) tout comme So Is This (1982) y seront projetés en 16 mm.

Près d’une dizaine d'années plus tard, je me rends bien compte de cette chance d’avoir vu ces films sur grand écran, sur leur support d’origine. Si ces films phares de l’avant-garde sont aujourd’hui avant tout des passages obligatoires des études cinématographiques, il s’agit néanmoins d’évènements filmiques radicaux qui restent gravés en mémoire au même titre qu’un évanouissement, quelques rangés plus haut, suite à la projection de Window Water Baby Moving (Stan Brakhage, 1959)

J’ai visionné seulement à deux reprises Wavelenght (tantôt étudiant tantôt projectionniste), une fois So Is This, une version de mauvaise qualité sur Youtube de <---> (Back and Forth, 1969), ainsi que La Région centrale (1971) lors d’une superbe projection à la Cinémathèque québécoise. Je ne saurais dire si j’ai réellement vu One Second in Montreal (1969) ou s’il s’agit simplement des paysages enneigés qui peuplent mon esprit suite à l’annonce de son décès.


:: Michael Snow et la caméra-machine télécommandée conçue avec Pierre Abeloos pour La Région centrale, 1969 [Joyce Wieland]

Je ne prétends en rien être un spécialiste de son cinéma comme le prouve ma petite récolte d’images snowdiennes cumulées au fil des années. Néanmoins, ces films-évènements m’habitent et m’inspirent encore aujourd’hui. La mort de Snow et maintenant celle de David Rimmer, qui est survenue le 26 janvier dernier, marque la fin d’une certaine avant-garde, d’un certain âge d’or du cinéma underground nord-américain déjà fort lointain. Une certaine tradition artistique que j’ai découvert à travers les cours de cinéma de Louis Goyette, mais également par des programmes organisés par André Habib, la revue Hors Champ, Double Négatif, Cinéma Abattoir et j’en passe. La mort de Snow, c’est, par la force des choses, une constellation de souvenirs qui refont surface, de fugaces photogrammes qui dépassent son œuvre filmique.

 

We have all been here before. By the time we are eighteen years old, say the statistician, we have been here five hundred times.

 

J’aperçois Karl Lemieux derrière un mur de projecteur 16 mm. Les RVCQ soulignent la première de Miron: un homme revenu d’en dehors du monde (Simon Beaulieu) par une performance audiovisuelle. Les images solarisées d’un tunnel s’imprègnent sur l’écran. La nervosité me gagne. L’image s’arrime parfaitement avec les rythmes percussifs de Simon Bélair. Je fige. Ma première performance 16 mm avec Jerusalem In My Heart sera dans quelques semaines… je peine à croire que je manierai les projecteurs à mon tour, devant public.

 

The projector is turned on.

 

Je suis à The Music Gallery [1] situé dans une petite église près du vieux Toronto. The Music Gallery est né en 1976 par une initiative du Canadian Creative Music Collective (CCMC) dont faisait partie Michael Snow. Je m’apprête donc à y présenter ma première performance publique en 16 mm. La salle est pleine. Le trac envahit mon corps. Je suis en compagnie de Radwan Ghazi Moumneh.

Quelques minutes avant le spectacle, je sursaute. La pellicule de mon cerveau-projecteur déraille et s’enflamme. IL est assis à quelques mètres de moi.

Égratignures sur le film, tentatives de dessins sur pellicule en direct, flicker involontaire pour avoir mis une pellicule du mauvais côté : la performance est un concert d’erreurs.

 

A pipe cleaner is inserted into the projector’s gate.

That’s Better.

 

À la suite de la performance, je range mes films et mes projecteurs tout en surveillant les moindres faits et gestes de Snow. Malgré une timidité et plein d’hésitations, je veux à tout prix l’intercepter, lui serrer la main, lui esquisser un sourire, lui voler un moment.

Accompagné par des proches, il se met à traverser l’allée centrale. Je parviens à le saluer. Il me serre la main, échange quelques mots tout en m’offrant son sourire si reconnaissable. Je chéris cette anecdote avec soin, comme une présence rassurante qui m’accompagne lors de nombreuses projections en direct.

 

Our rectangle of white light is eternal. Only we come and go; we say: This is where I came in. The rectangle was here before we came, and it will be here after we have gone.

 


:: Wavelength (1967) [Michael Snow]

Olivier Godin évoque l’art de la fenêtre chez Alexandre Larose avec beauté et justesse; « nous ne pouvons pas vivre sans fenêtres », nous dit-il [2]. Snow est certainement l’un des grands architectes de ce rectangle de lumière. Chez Snow, c’est une histoire de cadrage. Il porte notre attention vers la moulure, le contour, prenant bien soin d’obstruer la vue qui se cache derrière la vitre, de nous laisser flotter dans un espace restreint pour mieux élargir nos perceptions par la suite. De la salle de classe dans <---> (Back and Forth) au loft de Wavelength, Snow transfigure le quotidien, le banal par la force des mouvements de caméras aux allures robotiques, par ses balayages d’horizons frénétiques. Avec La Région centrale, la fenêtre est éclatée. Il s’agit d’une région fantastique, comme une terre en friche singulière dans lequel mon esprit aime vagabonder et me rappeler que bien avant l’avènement de ChatGPT, Snow affirmait déjà que les machines faisaient mieux que nous. Peu importe qui peut reproduire son geste de caméra automatisé. L’art réside dans le montage, l’assemblage, les surimpressions, l’arrimage, le collage, l’accompagnement de l’artiste.

Œuvre totale où le territoire s’agence avec les outils cinématographiques sans pareil, où les minéraux deviennent des étoiles dans un ciel à l’envers. Notre perception est déjouée et mise à l’épreuve et ce, dans la durée, comme toujours chez Snow.


:: La Région centrale (1971) [Michael Snow]

Rarement un dispositif propre à l’ingénierie aura créé autant de poésie, de manières à réfléchir les roches, l’herbe, le ciel, tout le non-humain qui nous entoure… comme si la caméra-machine [3] pouvait s’accorder à un rythme, à une cadence qui nous est impossible de percevoir, de réellement épouser par le geste humain. Une durée de trois heures qu’il faut éprouver pour souhaiter un tant soit peu se frotter à l’expérience de la pierre.

 

The rectangle is generated by our performer, the projector, so whatever we devise must fit into it. It may not absorb our whole attention for long, but we still have our rectangle, and we can always leave where we came in.

 

Ces bouts de textes proviennent de la transcription textuelle de la projection-performance A Lecture réalisée par Hollis Frampton en 1969. Frampton avait au préalable enregistré Michael Snow lire le texte pour le diffuser lors de sa performance. Snow en fait d’ailleurs un amusant compte-rendu. Frampton récidive quelques temps plus tard, faisant lire à Snow la narration de Nostalgia (1971). À la mort de Frampton, Joyce Wieland, la partenaire de vie de Snow à l’époque réalisa A & B in Ontario (1984)rendant hommage à leur grand ami. Le film se présente comme un jeu d’enfant : Frampton et Wieland s’étaient amusés à jouer à une sorte de cache-cache filmique plusieurs années plus tôt. Chacun cherchant à capter l’image de l’autre dans un jeu de caméra des plus émouvant et ludique à la fois.  C’est suite à la mort de Frampton que Wieland décide de terminer le film. Il s’agit certainement de l’un des plus beaux hommages faits au cinéma. C’est tout un pan de l’histoire du cinéma expérimental que la mort de Snow fait remonter à la surface.


:: A & B in Ontario [Joyce Wieland]

— Un jour, un ami me dit avec fierté: savais-tu que j’ai vécu en même temps que Salvador Dali? C’est merveilleux, non?

Ce bonheur que je ressens d’avoir eu la chance de partager quelques longueurs d’ondes avec Michael Snow.

 

Please turn on the lights.

 

 

[1] The Music Gallery a déménagé à plusieurs reprises tout au long de sa longue histoire.

[2] Voir le texte « Poème pour Larose » dans Hors Champ.

[3] La Région centrale est filmé à l’aide d’une caméra-machine télécommandée, construite par l’ingénieur Pierre Abeloss.

 

 

*

 

 

Charles-André Coderre vit et travaille à Montréal. Il réalise des films et travaille sur des projections 16 mm en direct pour plusieurs performances et concerts de musique. Ses films sont distribués par Light Cone (Paris), CFMDC (Toronto) et Vidéographe (Montréal). Depuis 2017, il co-organise, avec Michaël Bardier (Heavy Trip), les évènements de musique expérimentale et cinéma élargi OK LÀ!, à Verdun (Canada).

 

Index du dossier

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 31 mai 2023.
 

Essais


>> retour à l'index