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Splendeurs et (surtout) misères du nationalisme

Par Itay Sapir



Les Rose à travers le prisme israélien

Je suis né deux ans et demi après la Crise d’octobre, mais je n’en ai pris connaissance que quarante ans plus tard, en m’installant au Québec. Je me souviens encore d’une projection du film Les ordres (1974) de Michel Brault à la Cinémathèque québécoise peu de temps après mon arrivée, de la rencontre violente avec un pan de réalité que j’avais du mal à associer avec la province pacifique que j’étais en train de découvrir, et de la remarque de l’ami québécois qui m’accompagnait : « tu vois ce qu’ils nous ont fait ? ».

Sur le tard donc et cela pour des raisons évidentes, j’ai appris peu à peu les faits saillants du nationalisme québécois ; mais cet apprentissage tardif, superficiel et surtout de l’extérieur, presque comme on s’informe sur un épisode de l’histoire médiévale, je le partage étrangement, il me semble, avec les personnes de ma génération ayant grandi ici, sans parler de la génération suivante.

En revanche, si je ne suis qu’un débutant dans les méandres du nationalisme canadien-français, je suis, à mes dépens, grand connaisseur des luttes nationales héroïques et a priori justifiables à l’origine, des beaux rêves idéalistes, qui dégénèrent au fil du temps en un nationalisme vicieux, fermé d’esprit, oppressif, excluant et souvent bête, si bête. Je viens, après tout, d’Israël.

Le documentaire Les Rose a ce grand mérite : il rappelle aux générations qui ne connaissent que la mesquinerie actuelle, les déclarations pompeuses des dirigeants politiques et la croisade malvenue pour la laïcité — non pas de l’état mais des individus qui y vivent — il leur rappelle, donc, que lorsque des Québécois.es se sont insurgé.es dans les années 1960/70, ils avaient de bonnes raisons de le faire. Que cette insurrection avait comme toile de fond une réelle oppression systématique et durable — sociale et économique d’abord, culturelle ensuite, inévitablement politique aussi. Que des Québécois.es en grand nombre ont dû quitter tôt les études (alors que, comme le dit Paul Rose, la seule possible porte de sortie collective de l’exclusion était par l’éducation) pour aller travailler à l’usine dans des conditions épouvantables sous un boss anglophone, essayant tant bien que mal à se retrouver dans un monde où tout — même les panneaux sur les machines — se déroulait dans une langue qui n’était pas la leur. Au-delà du débat légitime sur la justifiabilité de la violence physique contre une violence symbolique et économique — qui devient, en fin de compte, physique elle aussi (voir Qui a tué mon père du Français Édouard Louis), c’est par la description détaillée et touchante d’une jeunesse dans les quartiers francophones pauvres de Montréal que ce film nous explique tant de choses sur notre passé, puis sur notre présent. 
 


 

La question délicate de la violence contre un oppresseur, de la légitimité d’une insurrection violente, je la connais. Dans mon quartier natal à Tel Aviv, les rues portent les noms des « martyrs » de la lutte sioniste contre le mandat britannique en Palestine (et, moins directement mais très clairement, contre la présence arabe sur ce même territoire). Ces jeunes hommes ont assassiné, eux aussi, des fonctionnaires de l’Empire (le même Empire, d’ailleurs !), mais ils n’hésitaient pas non plus — contrairement aux Rose, malgré certaines actions du FLQ — à poser des bombes létales dans des lieux publics. Leur manière de faire était fort discutable, et l’évacuation de la mémoire historique des habitants originaux du pays extrêmement injuste, mais ils avaient au moins de leur côté la circonstance atténuante de lutter pour l’autodéfinition d’un groupe d’humains ayant souffert plusieurs siècles, voire des millénaires d’oppression terrible, culminant par le pire génocide planifié et systématique de l’histoire.   

Ce groupe d’humains — le peuple juif, si on veut — a depuis pris possession de ce territoire convoité, puis d’autres encore, a consolidé sa souveraineté, et est devenu à son tour un oppresseur. Les héros que l’on nous décrivait à l’école comme des idéalistes innocents, et qui dans les faits ont combattu au nom des faibles, des sans-terre, des sans-patrie, ont été remplacés par une superpuissance militaire, nucléaire et impitoyable. Mais la cécité typique de l’humain a fait que la grande majorité de la population juive d’Israël se croit encore faire partie d’un petit peuple victime de l’histoire, et se reconnaît toujours dans les personnages de ceux qui cherchaient, il y a 80 ans, à renvoyer les Anglais chez eux et à bâtir la modeste « national home » promise en 1917 dans la déclaration de Balfour. Un ancien premier ministre israélien, auparavant à la tête de l’armée et soldat mille fois décoré, a provoqué un tollé lorsqu’il déclara en 1998 que, s’il avait été Palestinien, il aurait certainement rejoint la lutte armée pour la libération de son peuple. Les héros de la libération peuvent exister de notre côté et jouissent d’une pleine légitimité historique, mais quand ce sont les autres, ils ne sont que de simples terroristes.

Personnellement, Israël m’a ainsi rendu allergique à tout nationalisme; ou, pour utiliser une formule d’actualité, m’a vacciné contre ses mirages, ce qui a sans aucun doute façonné mes opinions sur la question du Québec, de son identité, de son statut politique et de son rapport aux « autres ».

Ce que Les Rose m’a fait comprendre — ou à tout le moins m’a rappelé — c’est que la situation québécoise, certes moins violente et extrême, est dans une certaine mesure analogue à la situation israélienne. Non seulement par la position géographique similaire d’une nation d’un peu plus de 8 millions d’habitant.e.s enclavée dans un océan d’une autre langue et culture, mais aussi parce que les nationalistes d’ici croient sans doute similairement poursuivre la lutte des Rose et de leurs compagnons dans un monde qui, 50 ans plus tard, a pourtant changé de bout en bout.

Comme le dit un jeune Québécois dans le documentaire La fin des terres (2019) de Loïc Darses (que par un heureux hasard j’ai regardé le même jour que Les Rose), être un Canadien français n’est plus ressenti — n’est plus dans les faits non plus, probablement — comme un handicap ou une limitation dans la vie, dans la carrière, comme un obstacle qui empêcherait l’obtention d’un statut social élevé. Le Québec gère ses affaires internes à sa guise, est une province prospère, où la vie publique et culturelle se fait très majoritairement en français, où les francophones peuvent aspirer à tout. Elle attire même, comble de l’ironie, une quantité énorme de francophones d’outre-mer à la recherche d’un dynamisme économique et culturel. La vie fraternelle, chaleureuse mais matériellement misérable documentée par Félix Rose est une chose du passé. Non pas que la pauvreté n’existe plus au Québec, mais elle n’est plus le lot presque exclusif des Québécois francophones, encore moins leur destin inéluctable. Et si le régime politique canadien n’était que partiellement démocratique à l’époque du FLQ — Jacques Rose insiste là-dessus dans le film en parlant même d’un régime « tyrannique » — la situation a bien changé depuis. Déjà en 1980, dans une entrevue de la prison, Paul parle de cette situation au passé et dit que la démocratie, en 1970, était bloquée.
 


 

La défense du français demeure une lutte indispensable et, malgré sa réussite évidente — la culture québécoise francophone véritablement florissante en témoigne — jamais terminée. Mais le lent glissement entre une telle affirmation et la création d’un « nous » ethnocentrique est malheureusement déjà à un stade avancé. Ce « nous » n’accepte de leçons de personne, mais en donne à tout le monde. Pour les nationalistes québécois (y compris Québec Solidaire, le descendant direct du parti de Paul Rose, dans sa nouvelle mouture tristement ultra-nationaliste), les autres provinces doivent par exemple « se mêler de leurs affaires » quand elles pensent que, dans ce qui est encore leur propre pays, les droits de la persone sont bafoués par le contrôle vestimentaire des femmes musulmanes, alors que, quand dans la lointaine Espagne les droits des Catalans ne sont pas respectés, les gouvernements québécois et canadien devraient le dénoncer fortement et formellement. En Israël aussi (et, là encore, multipliez l’intensité par mille), toute critique venant de l’extérieur équivaut à de l’antisémitisme, alors que critiquer les autres (souvent, d’ailleurs, les taxer d’antisémitisme) est un sport national.

Je me demande ce que Paul Rose aurait pensé de tout cela, lui dont la lutte était comparée à l’époque au combat palestinien et était de fait inspirée par ce dernier. Aurait-il trouvé que le Québec ressemble désormais davantage à Israël qu’au peuple palestinien ? On ne peut pas le savoir, et c’est un peu dommage que son fils ne le demande pas aux personnes qu’il interroge dans son film, notamment au frère et partenaire de lutte Jacques. Le Québec d’aujourd’hui, qui a troqué le rêve de la souveraineté progressiste pour le nationalisme conservateur à la Legault et bientôt peut-être pour le séparatisme à la Brexit, le trouvent-ils inspirant ? Un résultat acceptable de leur combat ? Que pensent-ils de la version actuelle de la « laïcité », eux qui, gauchistes authentiques, s’indignaient sûrement de la répression du peuple par l’Église et de la collaboration de cette dernière avec la domination anglophone au Québec ? Le film se concentre sur le passé, et c’est légitime puisqu’on y en apprend tellement, mais tant de pensées sur le présent sont soulevées par ce que l’on voit que l’on finit nécessairement par sentir l’absence de cet aspect comme une lacune regrettable.

La réponse à cette même question en Israël est d’ailleurs complexe : les Rose israéliens — libérateurs ou terroristes, c’est selon — se sont trouvés, après la création de l’État d’Israël, dans tous les camps politiques, et prônaient des approches très diverses au sujet de la lutte nationale palestinienne. Mais il faut reconnaître que le gouvernement du Québec, malgré toutes les injustices qu’on peut lui attribuer, pâlît à côté des « exploits » de l’État d’Israël. Discriminer et stigmatiser n’équivaut quand même pas à tuer et déposséder, on en convient.
 


 

Toutes ces questions se trouvent comme en toile de fond dans le film de Félix Rose ; mais si elles sont finalement esquivées, c’est qu’après tout, Les Rose n’est pas qu’un film politique : c’est aussi, peut-être surtout, une chronique de famille. Une très belle, d’ailleurs : alors que le père de la fratrie est presque absent — un écho intéressant au cliché du Québec matriarcal, où ce seraient souvent les femmes qui prennent le devant — la mère, les sœurs, la femme de Paul et, bien sûr, Paul (de son vivant) et Jacques (aujourd’hui) s’avèrent toutes et tous des personnages attachants qu’on a l’impression d’apprendre à connaître véritablement. Même certains épisodes en dehors de la famille biologique exsudent parfois l’ambiance chaleureuse d’un chez-soi — les quelques minutes consacrées à la Maison du pêcheur à Percé sont particulièrement touchantes en ce sens. Le film jongle bien avec sa subjectivité totalement assumée — les membres de la famille sont présentés par leur rapport au cinéaste (« ma tante ») — pour éviter à la fois l’écueil du film de propagande et celui, inverse, d’une prétendue, mais nécessairement fausse, impartialité. C’est bien le film d’un Rose sur les Rose, et pourtant on n’a jamais le sentiment voyeuriste d’envahir une intimité trop privée, ni celui de regarder un pamphlet politique conçu par une firme de marketing. Comme tout bon ouvrage d’histoire, le film situe ses protagonistes dans leur contexte — privé, public, familial, socio-économique, domestique, mais aussi politique — et nous laisse le soin de juger leurs actions, avec toutes les nuances nécessaires et l’ambivalence inévitable.

 

 

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BIOGRAPHIE

Itay Sapir est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), spécialiste de l’art européen du XVe au XVIIe siècle. 

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Article publié le 26 novembre 2020.
 

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