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Pour en finir avec le cinéma, de Blutch

Par Alexandre Fontaine Rousseau
CINÉPHILIE CRÉPUSCULAIRE

J'ai presque envie de commencer par une déclaration emphatique du genre : « cette bande dessinée, c'est le plus bel et le plus inspiré des essais sur le cinéma qui a été écrit au cours des dernières années ». C'est en tout cas un hommage vibrant, brillant à tout ce qui fait du septième art une fascinante obsession. Pour en finir avec le cinéma, de Blutch, se veut en quelque sorte une mise en images / mise en pages du concept de cinéphilie - de ce que peut vouloir dire cette expression trop souvent employée, « être cinéphile ».

Penser la cinéphilie, c'est dans un premier temps ramener le cinéma à l'individu qui le regarde. C'est l'ancrer dans l'intime et, du même coup, faire d'une réflexion sur celui-ci une réflexion sur soi. Introspection du cinéma, née du fait qu'il ne prend réellement son sens que lorsqu'il se loge dans l'esprit du spectateur, s'installant et se développant en lui de film en film.

Car le cinéma, dans le livre de Blutch, ne peut être résumé à une suite de films isolés. « Un film, ça tient à rien… un serpentin lumineux qui ne dure que le temps de son déroulement. Cette expérience restreinte ne trouve sa portée véritable qu'au-delà de sa projection… lorsque son souvenir nous visite… » Le cinéma, c'est plutôt ce lien qui voit le jour entre les films et qui, en les reliant entre eux, fait de ces fragments disparates une mémoire, un inconscient (à la fois individuel et collectif). Le cinéma, c'est cette accumulation de visages et de corps, d'émotions et de fantasmes, qui contamine au bout d'un moment le réel et le supplante parfois, lorsque les rêveries du cinéphile prennent le dessus sur le quotidien.

Le cinéma est une mémoire. C'est donc le passage du temps et le passage du temps, c'est la nostalgie des temps passés qui se transforment en souvenirs. C'est aussi le temps qui défile inlassablement, le temps qui s'enfuit vers la mort qui attend.

La mort, d'ailleurs, on la retrouve partout dans le livre de Blutch - la mort et le déclin, le vieillissement et la dégénérescence. Le cinéma, repaire de nos angoisses, n'y peut rien. Il ne fait que refléter celles-ci, laissant tout au plus quelques repères auxquels s'accrocher dans son sillage. Il immortalise le passage du temps, le cristallise en exposant sans aucune pitié la lente érosion de sa plus puissante figure mythologique : l'acteur. D'où cette funeste réflexion, inspirée par le visage de Burt Lancaster, s'effritant d'un rôle à l'autre entre les mains des plus grands cinéastes du XXe siècle : « l'artiste de cinéma livre à tout le monde le spectacle de sa lente décrépitude… »

Burt Lancaster

Le temps s'écoule, les corps s'écroulent; et le regard de l'auteur erre dans ce cimetière d'images évanescentes, se perd dans ses réminiscences du septième art jusqu'à ce que ces souvenirs tournant en boucle dans son esprit s'érigent en Histoire. Si Blutch ne fait pas explicitement référence à cette fameuse « mort du cinéma » dont plusieurs critiques s'amusent à se faire prophètes depuis quelques années, on peut dire qu'elle se dessine en filigrane du récit ou, à tout le moins, que celle de la « cinéphilie classique » en hante le sous-texte. Au fond, c'est de la disparition de cette Histoire partagée, s'organisant autour d'une culture commune, dont son livre fait état.

Ce sentiment d'appartenance à une communauté en voie de disparition, Blutch l'évoque avec une certaine mélancolie lorsqu'à l'énumération émue d'une suite disparate de détails cinématographiques par l'un de ses personnages, son interlocuteur répond : « J'appelle pas ça un musée, moi… Mais de la brocante. Des bibelots alignés dans une vitrine de salon… Inutile de te dire que je ne vois pas la portée poétique de tout cela… mais uniquement du fétichisme ». Un fétichisme qui, l'auteur le démontre par le rapport qu'il entretient avec ces images, s'avère dans une certaine mesure le propre de la cinéphilie.

Car à ces corps masculins qui dépérissent, victimes du temps, auxquels il s'identifie ouvertement, l'auteur oppose les corps érotisés d'actrices célèbres qu'il fige non seulement dans le temps, mais dans des poses « classiques » qui les situent très clairement dans le registre du fantasme, du fétiche. À l'obsession de la mort, Blutch riposte donc par la pérennité du désir - deux extrêmes qui cohabitent à même le cinéma, deux sentiments qui trouvent dans la forme cinématographique un moyen d'expression idéal.

Bardot - Piccoli

Juxtaposant ce dialogue légendaire entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli dans Le mépris de Godard (« Tu les aimes mes genoux, aussi… ») à une série d'images érotiques cultes (Rita Hayworth dans Gilda, Anita Ekberg dans La Dolce Vita, etc…), Blutch élabore une cartographie non seulement de ses propres fantasmes, mais de ceux de milliers de cinéphiles avec qui il les partage dans l'intimité illusoire de la salle obscure. Entretenant une relation ambivalente avec son propre désir, à mi-chemin entre la fascination et le mépris de soi, l'auteur procède ainsi à une sorte de psychanalyse cinématographique, recopiant les images l'ayant marqué de manière obsessionnelle comme s'il cherchait à les exorciser. Mais il n'arrive, au bout du compte, qu'à en confirmer l'incroyable force d'attraction. Comme si celles-ci existaient aujourd'hui au-delà du cinéma les ayant vues naître, gravées à jamais dans l'inconscient collectif.

Le cinéma, ici, ne fait donc pas l'objet d'une fascination intellectuelle; le lien qui lie l'auteur/spectateur à l'écran est émotionnel, charnel, pulsionnel. Ainsi enraciné dans l'irrationnel, dans l'instinctif, il ne pouvait être exploré que sous cette forme extrêmement personnelle - quelque part entre la dissertation critique et le poème, entre le souvenir et le rêve, sur un ton qui oscille constamment entre le hurlement désespéré et l'oraison funèbre. Pour cette raison, Pour en finir avec le cinéma n'est pas qu'un simple hommage nostalgique à un art qui semble déjà appartenir à un autre siècle. Cette bande dessinée, c'est le plus bel et le plus inspiré des essais sur le cinéma qui a été écrit au cours des dernières années.
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Article publié le 17 juillet 2012.
 

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