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Le cinéma de l’Atlantique, ou La marge sans centre

Par Darrell Varga

Dans le cinéma commercial, les spécificités régionales sont presque indépendantes du contenu narratif, sauf pour quelques paysages célèbres que peuvent filmer la seconde équipe et de quelques histoires ancrées spécifiquement dans des lieux donnés. Dans la plupart des films, la grosse majorité de la durée est consacrée aux interactions entre des personnages cadrés en plans moyens et rapprochés, souvent dans des décors artificiels. La pertinence de la direction artistique se retrouve ainsi dans sa capacité à recréer des époques et des sites historiques qui sont parfois très éloignés du contexte de production. Ce qui importe aux producteurs, s’ils ne sont pas établis dans la région, c’est le financement, la disponibilité des équipes et d’autres conditions structurelles visant à faciliter la production. Ils profitent ainsi de subventions, sous la forme de crédits d’impôts pour l’emploi de la main d’œuvre locale, et d’autres incitatifs financiers. Durant la haute saison de la production, dans des grands centres comme Montréal et Toronto, produire en région peut sembler avantageux étant donné la disponibilité de personnel et de ressources qui n’existent pas ailleurs. Pour profiter des incitatifs régionaux, les producteurs « d’ailleurs », comme on dit dans les Maritimes, s’associent généralement avec un producteur local. Ce dernier se retrouve ainsi dans les ligues majeures et embauche du personnel de la région précisément pour sa capacité à exécuter les standards de l’industrie commerciale. Les producteurs en visite encensent souvent les équipes locales pour leur professionnalisme, et ils sont parfois même sincères. La raison qui les motive, cependant, a trait à des conditions financières et logistiques favorables, et ces équipes sont encensées parce qu’elles effectuent le travail avec des effectifs réduits pour des salaires moindres. On peut comparer cela aux partisans branchés et bien intentionnés de l’alimentation locale, alors que la plupart des gens achètent des tomates au supermarché qui sont camionnées sur des milliers de kilomètres du champ jusqu’au magasin, tandis que la production locale (ou les commodity crops, comme elles sont plus adéquatement décrites) se limite à quelques variétés cultivées pour l’exportation.  

D'ailleurs, qu’est-ce qu’une région, excepté « l’Autre » du centre ? Dans le Canada anglais, les régions s’affrontent pour attirer ce qu’Hollywood décrit ironiquement comme des « runaway productions », dans ce qui ressemble plus au programme de péréquation qu’à une expression organique de la culture locale, gérée ici par les apparatchiks de la SRC et de Téléfilm Canada. De la même façon que l’embourgeoisement fait monter les prix et engendre la disparition des éléments attrayants d’un quartier, les expressions singulières de la culture locale emblématisées dans les œuvres de William D. MacGillivray en Nouvelle-Écosse ou de Mike et Andy Jones à Terre-Neuve, par exemple, sont mises de l’avant dans le plan marketing initial, mais sont excentrées par la suite, lorsque le cinéma se transforme en industrie et que l’idée de culture est remplacée par des calculs de rendement de la main-d’œuvre. Pour les producteurs d’une région donnée, il s’agit alors de se rattacher à l’industrie ou d’arriver à faire des films à petits budgets qui offrent une vision alternative sur le monde. Les plus astucieux de ces producteurs parviennent à développer une perspective ou une sensibilité régionale tout en inscrivant leurs films à l’intérieur des catégories prescrites par un marché capricieux.

Alternativement, le concept de région dépend de l’endroit où l’on situe le centre, et tandis que les forces industrielles et capitalistes concentrent leurs activités dans des lieux spécifiques, il ne s’agit pas d’un absolu. Le régionalisme est bien plus qu’un code postal, c’est le confluent de plusieurs facteurs, incluant la géographie, l’économie politique, la météo, la distance ou la proximité d’influences et de ressources extérieures, sans oublier les systèmes migratoires. Voilà certaines conditions matérielles qui déterminent la culture, rendue manifeste dans nos façons de communiquer, d’habiter l’espace, dans le genre de nourriture que nous consommons, nos réactions au changement, les vêtements que nous portons, mais surtout les histoires que nous racontons. Si le régionalisme compte, et pas simplement comme alternative de développement économique provoquée par l’épuisement des ressources naturelles, c’est dans l’expression d’un lieu et d’une culture. Comment cela se traduit aujourd’hui, longtemps après l’ère du cinéma de répertoire et des Nouvelles vagues, alors que les plateformes de streaming transforment la culture en contenu, est une question incontournable. Quatre films produits en Nouvelle-Écosse abordent cette question de manière particulièrement pertinente.

Si l’on examine les dynamiques de lieu, il importe de commencer par le cinéma autochtone, où la culture est rattachée à la terre d’une façon incomparable à la culture européenne, même si l’invasion du territoire par les Européens a sévèrement endommagé ce lien. Voici précisément le sujet du film Wildhood (2021) par l’artiste d’origine micmaque Bretten Hannam. Le titre est un portemanteau qui réfère simultanément aux étendues sauvages (wilderness), à la sauvagerie (wildness) et à l’enfance (childhood). Or, l’idée d’étendues sauvages ne vise pas ici à reproduire les vieux clichés colonialistes à propos de la nature et de l’indigénéité, mais évoque plutôt les rapports perdus dans le processus de colonisation au sein d’un conte initiatique centré sur la violence familiale, l’identité queer et un périple à travers Mi’kma’ki, le territoire ancestral des Micmacs (aujourd’hui connu sous le nom de Nouvelle-Écosse). L’histoire commence avec Link (Phillip Lewitski), un jeune homme qui souhaite fuir un père non-autochtone violent (Joel Thomas Hynes) avec son frère cadet Travis (Avery Winters-Anthony), motivé par l’espoir que sa mère est encore vivante. Leur périple devient alors une allégorie de la quête d’identité et la quête d’un chez soi à l’ombre des violences de la société colonialiste. Les deux frères voyagent avec Pasmay (Joshua Odjick), un danseur de pow-wow attiré par Link, bien que ce dernier soit d’abord hésitant à accepter cette connexion. C’est seulement après que Travis ait souligné de façon prosaïque que Pasmay a le béguin pour lui qu’ils se rapprochent. Cette histoire d’amour bispirituelle est assortie de la quête initiatique lente de Link pour accepter son identité micmaque, en apprenant d’abord quelques mots, puis quelques pas de danse. Son identité queer ne se donne à voir que lorsqu’il s’émancipe de l’homophobie brutale du père. Travis lance une bouteille remplie d’urine sur la voiture paternelle alors qu’ils s’enfuient, ce qui constitue le pendant liquide de la merde causée par la dysfonction familiale.




:: Wildhood (Bretten Hannam, 2021) [Rebel Road Films/Younger Daughter Films]

Peu après, le camion à bord duquel ils voyagent tombe en panne, et leur périple subséquent, à pied ou sur le pouce, rapproche le trio et les relie plus intimement au lieu. Cette analyse est basée sur l’idée de cinéma régional, et Wildhood n’est pas simplement un bon film indépendant, mais un film qui explore la dynamique entre l’identité et le lieu. Le lieu réfère à la spécificité d’un endroit tel que déterminé par la présence humaine, plutôt que par une description générique. L’importance de décrire la région du nord de l’Atlantique comme le Mi’kma’ki se base sur la reconnaissance d’un système de relations sur le territoire qui prédate de longtemps le concept colonialiste fantasque de terra nullius, et du fait que le langage entretient une relation spécifique au lieu en permettant ou en limitant les possibilités d’intervention. Les personnages n’arpentent pas n’importe quel espace, mais la terre et le lieu qu’est le Mi’kma’ki. La mère a envoyé des lettres et des cartes d’anniversaire aux garçons, mais celles-ci ont été cachées par le père. C’est la découverte de ces perles de langage qui déclenche chez Link le désir de fuir, et l’une de ses premières destinations est l’adresse de retour de l’une des lettres, soit un refuge pour femme dans la ville de Windsor. Or, il est intéressant que la ville soit identifiée par un panneau proéminent dans cette scène, et que l’attitude de la directrice soit condescendante d’une façon typiquement colonialiste. Cette femme n’est pas très utile, sauf dans un moment de distraction où Pasmay parvient à récupérer le dossier de la mère, qui contient d’autres indices à propos de son emplacement tout en évoquant la réappropriation d’un artéfact culturel permettant de raviver le « lien » brisé entre Link et son héritage maternel, une relation à la fois biologique et émotionnelle, mais aussi intégrale au territoire.

Le périple se poursuit, et l’on ressent un plus grand sentiment d’appartenance, un sens du chez-soi, qui transforme l’espace en lieu. L’information récupérée au refuge guide d’abord nos héros vers une maison abandonnée, puis vers un bar de danseuses nommé Tiger Lily, géré par une drag queen qu’on appelle Mother May, qui prévient Link que sa mère n’a peut-être pas envie d’être retrouvée. Il peut être tentant de voir Mother May comme une sorte de fausse mère, mais son personnage est plus complexe. Elle représente la fluidification du genre, et constitue une figure d’autorité extérieure aux conventions patriarcales de la société coloniale. May est en mesure d’identifier la réserve de Blanket Hill comme l’endroit où se trouve la mère de Link. L’arrivée à la réserve complète alors la boucle amorcée dans les premiers instants du récit lorsque Link rencontre l’Ancêtre (Becky Julian), qui l’avait aidé après son arrestation au début du film. Dans la prison coloniale, le soutien de l’Ancêtre est offert à contrecœur — on entend un garde qui déclare brusquement que le temps est écoulé — tandis que sur la réserve, il y a une occasion de former des liens plus profonds. L’Ancêtre accueille les voyageurs dans sa maison, qui deviendra le théâtre d’un festin avec plusieurs autres convives, après quoi Link est amené à l’extérieur pour rencontrer sa mère. Elle n’est plus vivante, mais une distinction stricte entre les vivants et les morts est inappropriée pour décrire cette scène, laquelle fournit une opportunité de reconnaître le deuil, mais célèbre aussi le potentiel de transformation, incluant la nouvelle relation entre Link et Pasmay. Wildhood prodigue une leçon sur le lien entre le langage, la culture et le lieu, et pour les publics colonialistes, l’urgence d’écouter les échos de l’avenir et du passé, par-delà le temps et la géographie.

8:37 Rebirth (2021) de Juanita Peters reprend lui aussi l’idée du temps comme point de rupture vers l’autodestruction. Le titre rappelle le meurtre de George Floyd en 2020 par un policier de Minneapolis, qui a mis son genou et tout le poids de son corps sur le cou de Floyd jusqu’à ce que celui-ci s’évanouisse après huit minutes et quarante-six secondes. Il ne s’agit pas ici d’une référence explicite de la part des cinéastes, puisque le titre figurait déjà dans le scénario au début du long développement du film, mais le lien permet néanmoins de souligner les luttes communes des populations noires et indigènes contre la brutalité policière systémique. Deux jeunes garçons sont fortuitement réunis lorsque Jared, un adolescent autochtone, tire le père de Sergei lors d’un braquage raté. 8:37 réfère au moment de la fusillade, et le film aborde le contexte social et institutionnel, de même que les questions relatives au trauma, à la vengeance et aux remords que font ressortir cet événement funeste. La seconde partie du titre, Rebirth, évoque le potentiel transformatif de l’art et de la créativité que le film met de l’avant. Jared (Glen Gould) est un artiste qui, au début du film, gribouille nerveusement dans sa cellule, puis, après une ellipse de vingt ans, produit des dessins très aboutis. Le graphisme est reconnaissable dans la région comme le travail du célèbre artiste micmac Allan Syliboy. Le lieu de tournage est aussi reconnaissable pour les gens de la région, mais, comme dans la plupart des films indépendants, le récit est conçu pour interpeller le public sans égard au lieu. Le sujet de la violence policière et de l’emprisonnement systémique des personnes marginalisées ne se limite certainement pas à une seule région — constituant même l’héritage fondateur du colonialisme — mais il est important dans le contexte du film, avec l’identification de Jared comme un Micmac ayant perdu le contact avec son art et son identité via ses expériences scolaires et son rapport à la société blanche.




:: 8:37 Rebirth (Juanita Peters, 2021) [Rebirth Films/Stone Cold Productions]

Jared est rongé par la culpabilité et parle à peine avant de commencer à s’épanouir en tant qu’artiste une fois sorti de prison. Voyant qu’il a refusé toutes ses opportunités de libération anticipée, un responsable de la prison lui demande pourquoi, à quoi il répond : « Oui, je suis désolé, mais réhabilité ? Je ne sais même pas vraiment ce que cela veut dire. » Comment, après tout, les mots peuvent-ils effacer la réalité historique ? Lors de brefs flash-back, le film révèle les circonstances du crime de Jared, l’intimidation et le mépris de la police pour sa situation, mais aussi les circonstances via lesquelles il s’est retrouvé avec un pistolet. Ce type d’exposition ne vise pas à justifier son crime, mais à identifier les mécanismes sociaux systémiques à cause desquels un jeune homme autochtone peut se retrouver en prison. Plus tard, il dira : « Tout ce qui compte, c’est qu’il est mort. » Sergei (Pasha Ebrihimi) est hanté par le fait d’avoir été témoin du meurtre de son père. Son désir de vengeance est bien caché lorsqu’on l’aperçoit initialement, portant une cape rouge et enseignant les mathématiques à son propre fils. Sergei est un mathématicien émérite, et il est possible d’envisager son travail comme un processus créatif parallèle à l’art, sauf que son génie ne sert pas un but créatif ; il est plutôt obsédé par les variables qui ont mené à la fusillade. Sergei dit à son fils  : « Si l’on change une seule variable, on obtient un résultat complètement différent », et plus tard, au moment de résoudre une équation compliquée, il retrouve le chiffre 8:37, ce qui accélère sa descente vers les affres de la folie.

Le film nous montre le père de Sergei comme le tenancier d’un petit dépanneur, et nous constatons qu’il fait partie d’une famille de pauvres immigrants. Ce qui est implicite ici, c’est le potentiel perdu que représente la rencontre entre les colons et les peuples autochtones. Plutôt qu’une alliance bénéfique basée sur le respect mutuel, nous assistons à une aliénation et une démonisation systémiques où « l’Autre » devient l’ennemi. La société colonialiste n’offre des possibilités d’avancement qu’à certains immigrants qui aspirent à un certain système de pouvoir et d’exploitation. C’est la logique culturelle d’où émanent la folie et l’obsession de Sergei. Il organise une rencontre avec Jared avec l’intention de lui tirer dessus à précisément 8:37, question de changer les variables et de retrouver ce qu’il a perdu. Cependant, les morts vont toujours rester morts, et sa violence revancharde se révèle, dans les derniers instants du film, comme une forme d’autodestruction. Sergei ne peut échapper aux variables imposées par le trauma individuel dans un système d’agression coloniale, un espace où il est impossible pour Jared d’obtenir un minimum de paix et de rédemption.


:: Murmur (Heather Young, 2019) [Houseplant Films]

Les personnages des films abordés jusqu’ici sont des individus imparfaits coincés dans un système qui leur fournit peu d’alternatives. Murmur (2019) de Heather Young met en scène Donna (Shan MacDonald), une ouvrière alcoolique d’âge moyen qui doit effectuer des travaux communautaires après avoir été arrêtée pour conduite en état d’ébriété. Ses frasques l’aliènent ainsi que sa fille, dans des scènes prosaïques et déchirantes où l’on voit Donna laisser des messages téléphoniques ou se présenter à l’intercom devant son appartement, et cette situation ne se résorbe pas, même après qu’elle ait arrêté de boire. Dans une scène d’ouverture pince-sans-rire, on aperçoit Donna qui tient une bouteille de vin par-dessus le rebord de l’évier, qu’elle ouvre à coups de marteau après avoir échoué avec le tire-bouchon. Elle est résolue et inébranlable, et même si cela ne représente pas pour moi les Maritimes, ça évoque pourtant la débrouillardise d’un peuple situé dans les limbes économiques et culturelles. Il existe ici une parenté avec Life Classes (1987) de William D. MacGillivray, l’un des films les plus connus de la région, dans le rythme contemplatif de l'œuvre et son obsession quasi documentaire pour les activités quotidiennes et la vie de tous les jours.

Donna doit effectuer ses travaux communautaires dans un refuge pour animaux, assignée aux tâches ingrates comme nettoyer les cages et disposer des cadavres. Les images d’animaux dans leurs cages évoquent l’isolation de Donna elle-même, et ce sont ses rapports avec les animaux qui constituent le cœur du récit. Ce sont des êtres oubliés, abandonnés, et lorsqu’un vieux chien doit être euthanasié parce qu’il est malade, Donna insiste pour l’adopter. Nous assistons à l’union chaleureuse entre l’humain et l’animal, même lorsque le film nous montre la pisse et la merde qui maculent le plancher de son appartement. Les animaux aiment sans juger, et requièrent la pareille, malgré le fâcheux manque de contrôle qu’ils exercent sur leurs fonctions corporelles. Dans la mesure où Donna est jugée défaillante par sa fille et par la société, à travers le système juridique, elle recherchera des doses d’amour toujours croissantes pour combler le vide. Le film brille dans son attention portée aux détails de l’obsession. En plus de son penchant pour la boisson, Donna fume constamment sa vapoteuse et le crépitement de celle-ci ponctue la bande sonore. Il s’agit après tout d’une histoire à propos de la dépendance, et tandis que les autres personnages portent des jugements, le film nous garde auprès de Donna alors qu’elle adopte de plus en plus d’animaux. Or, elle se fait bientôt pincer, les animaux lui sont retirés, la merde est nettoyée, puis Donna est renvoyée du refuge et, comme les animaux, elle se retrouve seule. La revanche du film contre cette mécanique d’esseulement est géniale : Donna pénètre le refuge de nuit pour fouiller le congélateur où l’on conserve le corps des animaux euthanasiés avant de les acheminer vers l’incinérateur. Elle recherche son premier chien, et on la voit serrer le sac et caresser sa fourrure. Elle entre ensuite dans une autre cage pour libérer un chien. Le film se termine avec un long plan sur le visage de Donna alors qu’elle prend l’autobus vers la maison. Il s’agit d’un moment de rédemption tranquille, où la vie suit son cours, même si l’on sait que ce nouveau chien lui sera sans doute retiré comme les autres. C’est une célébration de la résilience et de l'amour, de la capacité à transcender les systèmes d’aliénation qui isolent les gens.




:: Bone Cage (Taylor Olson, 2020) [Afro Viking Pictures/Bone Cage Productions]

Bone Cage (2020), réalisé par et mettant en vedette Taylor Olson, est entièrement à propos de l’espace et de l’aliénation. Olson, dans le rôle de Jamie, opère une moissonneuse d’arbres, effectuant de la coupe à blanc pour gagner sa vie tout en perdant son âme. Ces machines coupent, écorcent et parent d’énormes troncs en quelques minutes, et de grosses bandes de terre en quelques heures ou quelques jours — c’est la prison de Jamie. Le film est ponctué d’images des crocs voraces de la moissonneuse. Après son quart, le héros tente de secourir les animaux blessés par la machine, ceux qui ont survécu sont nourris à travers les barreaux des cages qu’il garde dans son garage. Bone Cage renvoie à Goin’ Down the Road (Don Shebib, 1970), ce célèbre film canadien où deux anciens gars des Maritimes vont chercher fortune dans la grande ville. Or, il n’existe même pas ici la promesse d’un road trip; il n’y a aucune porte de sortie. Dans Goin’ Down the Road, on ressent un malaise à voir Pete se faire humilier lors d’une entrevue pour une compagnie de publicité, alors qu’on lui dit qu’il n’a pas l’éducation requise pour le poste; dans Bone Cage, on voit Jamie qui, dans un empressement qui le rend presque inintelligible, répond à une annonce pour un poste de pilote d’hélicoptère tailleur d’arbres, mais se retrouve sans espoir lorsqu’on lui mentionne le coût de la formation de pilote. Dans une région dépendante de l’extraction des ressources, les travailleurs sont aussi abattus que la forêt.

Dans un éloge ambigu, le titre de la critique du Globe and Mail se lit : « le drame néo-écossais Bone Cage est un exemple réussi de misérabilisme à petit budget » (7 juillet 2021), reflétant ainsi le mépris traditionnel qu’entretiennent les gens face à une région de démunis perpétuels. Or, ce que fait le film, c’est de situer la misère dans les limites d’un espace détruit par l’extraction des ressources, à l’instar de la vie intérieure des personnages qui sont abattus à leur tour. Jamie aspire à quelque chose de mieux, à une expérience plus profonde des sentiments humains, qui lui est refusée par des opportunités restreintes, par la perspective d’un mariage et d’une vie de famille qui perpétueront les modèles établis, et par une masculinité toxique qui emprisonne toute émotion et toute alternative. Évoquer le régionalisme implique d’abord ici de célébrer le succès cinématographique de petites productions sincères comme celles-ci, des films qui regardent dans l’abîme du paysage et de la culture.

 

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Darrell Varga est professeur à l’Université NSCAD (Nova Scotia College of Art and Design) située à K'jipuktuk. Il est l’auteur de plusieurs livres et d’essais, incluant Shooting From the East: Filmmaking on the Canadian Atlantic (McGill-Queen’s University Press), et son long métrage documentaire Bread in the Bones (2020) est disponible sur iTunes et d’autres plateformes.

 

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Article publié le 30 novembre 2022.
 

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