WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Les mots et les choses de Larry Cohen (2e partie)

Par Mathieu Li-Goyette

Partie 1  |  Partie 2





1977, THE PRIVATE FILES OF J. EDGAR HOOVER

Loin de l’adaptation soignée mais sirupeuse de Clint Eastwood, The Private Files of J. Edgar Hoover pourrait être le plus sous-estimé des films politiques américains, celui qu’Oliver Stone, fort de ses convictions mais trop souvent emporté par une colère cynique, aurait toujours rêvé de réaliser. D’emblée, ce débarquement massif d’acteurs du classique orchestré par Larry Cohen est un rêve de vieux cinéphile : Broderick Crawford (All the King’s Men) dans le rôle de Hoover, Michael Parks (récemment retrouvé chez Tarantino et Kevin Smith) dans celui de Bobby Kennedy, Ronee Blakley (Nashville), José Ferrer (The Cain Mutiny), Celeste Holm (All About Eve), Lloyd Nolan (G Men), June Havoc (Gentleman’s Agreement), John Marley (Faces), Dan Dailey (What Price Glory)… La liste est longue : une bonne vingtaine d’acteurs plus que fiables, des vétérans, de ceux qui gagneraient aujourd'hui des Oscars à jouer les statues, déjà oubliés par une industrie où les œuvres les plus radicales étaient le fait de jeunes héros incorruptibles, comme Dustin Hoffman et Robert Redford dans All the President’s Men (1976) d’Alan J. Pakula.
 
Et pour cause, ici, il n’y a pas d’âgisme, pas de jeune héros derrière qui le spectateur se rangerait pour démonter le mythe de J. Edgar Hoover, directeur du FBI et top cop durant 48 ans. The Private Files of J. Edgar Hoover reprend la structure de Citizen Kane en troquant son journaliste pour un ancien agent du FBI qui aurait côtoyé son patron à quelques reprises, mais c’est à peine important. Comme pour Kane, le dispositif narratif permet de nous approcher au plus près du principal intéressé sans jamais prétendre se tenir dans sa subjectivité. On l'a déjà dit, Cohen, en jeune routier de la télé, n’aime pas les histoires qui tournent autour d’un seul personnage. De toute façon, comme ses histoires sont faites de coups montés, de complots crasseux, de jeux de pouvoir, les actions des films de Cohen sont de nature relationnelle et ascendante (les protagonistes font toujours face à des dominations, quelles qu’elles soient) tout en demeurant expéditives, rarement expliquées dans le détail de leurs ramifications. C’est peut-être la seule chose qu’on pourrait lui reprocher, soit d’exiger du spectateur une connaissance assez sérieuse de l’histoire politique des États-Unis, sans quoi The Private Files of J. Edgar Hoover, parce qu’il ne nous montre que les intermèdes d’un des grands récits publics des États-Unis, risque de paraître plus ennuyant qu’il ne l’est.
 
Si rien ne lui enlèvera non plus son titre de plus sérieux de ses films, il s’agit aussi de son plus soigné, celui où il se concentre sur les enjeux qui lui sont probablement les plus chers et qu’il ne parvient donc pas à ridiculiser. Et pour cause. Il aborde ici le moteur même de toute une culture de la conspiration étasunienne et dresse par la même occasion le profil d’un gestionnaire habile, mais prisonnier des mensonges qui permettent à son pouvoir d’exister. Sans l’excuser, Cohen parvient à faire de Hoover un personnage humain, complexe, touchant dans les faiblesses qu’il exhibe, dans le rapport d’abord despotique et ensuite pathétique qu’il entretient avec ses assistants. Sa paranoïa, ses décisions précipitées, son omniprésence des années 20 jusqu’aux années 70 lui permettent de faire fi des règles de la narration en usant du rôle ubiquitaire de Hoover pour rythmer son film. Les coupures entre chaque scène, dans l’image et dans l’idée, montrent toute l’affection du cinéaste guérilla pour l’œuvre de Fritz Lang et ses transitions magnifiques, lui qui savait mieux que tout autre que l’impression de destin, au cinéma, consistait à ne jamais sacrifier la poésie rimée du montage à la rhétorique des choses qu’on voulait exposer. Pour eux, les détails, les establishing shots, les plans de coupe et les contrechamps ne doivent jamais peser plus lourd que le liant qui articule une scène avec la suivante.
 
Ces juxtapositions cimentent mur à mur The Private Files of J. Edgar HooverElles permettent à Cohen de condenser un demi-siècle de convoitises en moins de deux heures, sans écriteau, sans platitudes explicatives, sans titre qui viendrait annoncer lourdement le rôle d’untel dans ces histoires éminemment complexes. Ainsi les ombres de son cinéma croisent celle de la réalité et les vampirisent ; la terreur qui naît des structures humaines amenées à se corrompre sont là si près du réel (avec ces images d’archive à profusion, ces glissements de l’image documentaire à l’image de fiction à l’intérieur du même espace scénique) qu’il les empoigne dans une prise de catch ambitieuse et intraitable ; la qualité de la direction d’acteur de Cohen lui a toujours permis, malgré la fragilité de ses films, d’en tirer des discours fermes, qui n’ont pas l’hésitation que certains reprochent à ses plans. Le critique et historien du cinéma Robin Wood avait dit de The Private Files of J. Edgar Hoover qu’il s’agissait du meilleur film sur la politique américaine tourné aux États-Unis. J’ai l’intime conviction qu’il avait raison.
 





1982, Q

« Garante à la fois du rythme et de la qualité intrinsèquement humaniste de l’œuvre, l’incroyable verve des comédiens joue ici un rôle primordial, renvoyant toute l’entreprise au cinéma hollywoodien de l’âge d’or. Habilement conçus pour une distribution culte triée sur le volet, les savoureux dialogues imaginés par Cohen ne cessent de toucher la cible, créant ainsi d’amusantes variations sur des archétypes archiconnus. Nous verrons donc Carradine et Roundtree rivaliser d’intensité afin de parodier Harry Callahan et John Shaft, policiers musclés des années 70 aux prises avec un gangster maniéré tout droit sorti du cinéma des années 30. Pianiste à ses heures, véritable moulin à paroles en toutes circonstances, le personnage de Jimmy Quinn nous révèle toute l’étendue du talent de Michael Moriarty, dont l’alternance de vulnérabilité et de dureté nous rappelle à la fois le Cary Grant et le James Cagney des beaux jours. Fort d’un débit vocal qui n’a d’égal que son étrange charisme prolétaire (avec une coupe de cheveux minable et un costume ringard à la clé), il arrive à créer un être singulièrement complexe, usant d’une quantité parfaite de pathos pour faire du voleur pitoyable qu’il interprète un individu véritablement attachant. Enfant de la rue, il nous apparaîtra d’abord comme un homme lâche et pathétique, mais on lui découvrira bientôt une touchante fragilité que seul un acteur véritablement talentueux pourrait ainsi porter à l’écran. Batteur de femmes mégalomane, on finira donc par le voir comme un être brisé et pitoyable, dont la libération finale est une surprenante source de joie. Pour sa part, David Carradine prend un malin plaisir à interpréter l’enquêteur qui le traque, faisant preuve d’un sens contagieux de la répartie. Aimable, souriant, ouvert d’esprit, courageux et astucieux, il se révèle comme l’antithèse du policier moyen, preuve par dix du pouvoir fantasmagorique du cinéma de genre.
 
Comme il l’a fait tout au long de sa carrière, surtout en accouchant de l’incomparable The Stuff, Cohen ne compromet ici en rien sa vision artistique pour des considérations bassement pécuniaires, livrant une aventure épique dont les limitations techniques se transforment miraculeusement en qualités pittoresques. On notera ainsi la présence de nombreuses scènes tronquées et de trucages primitifs qui ne cessent de nous rappeler la nature intrinsèque des “vues” d’antan, dont la qualité désespérément spectaculaire compensait pour l’invraisemblance assumée du récit. Le réalisateur parfait ainsi la pureté de son œuvre en y ajoutant un film indéniablement hypnotique dont l’exécution énergique et l’aspect fauché ne cessent de célébrer le cinéma de genre comme texte vernaculaire. »
 
>> Lire la critique d’Olivier Thibodeau
 





1984, SPECIAL EFFECTS

Le plus grand plaisir que procurent ses films vient de leur improbable réussite. Parfois mal tourné, souvent monté avec peu de considération pour les règles de continuité ou de raccord dans l’axe, son cinéma s’arrange avec les moyens du bord, ne gardant, pour trancher dans le gras de leur mauvaise allure, que quelques obsessions qui font progressivement basculer le film et son spectateur dans l’hystérie du sujet. Alors il importe peu que tous les travellings circulaires de Special Effects soient si soulignés, que tous les éléments de sa mise en scène s’évertuent à renforcer les mêmes effets (ici des miroirs qui créent des symétries trop parfaites, des réflexions troubles qui façonnent des doubles inquiétants dans des vitraux de roses affreux ou des piscines ringardes), car pour Cohen, le cinéma est une véritable expérience de panique.
 
Cette panique, elle est dans Special Effects plus métafictionnelle qu’elle ne l’a jamais été : un réalisateur de films à succès, reconnu pour la vraisemblance de ses œuvres, est obsédé par la capture du réel. Il visionne à répétition le film de l’assassinat de Lee Harvey Oswald, on l’entend murmurer au générique d’ouverture le nom d’Abraham Zapruder (filmeur de la tête éclatée de JKF), puis on le voit entourlouper de jeunes actrices pour les tuer dans son lit sous l’œil pervers d’une caméra cachée. Créateur de blockbusters le jour et de snuffs la nuit, il demande à l’une des victimes pourquoi le film sur la mort d’Oswald est si réaliste, qu’est-ce qui fait, entre le coup de feu du pistolet et la grimace du condamné, la différence entre ces images-là, la réalité qu’elles nous représentent et la même action mise en scène au cinéma.
 
D’une réflexion qui n’aboutit jamais totalement, Cohen s’en tire tout de même avec un suspense efficace, une sorte de Brian de Palma caché dans un film un peu croche, qui récupère différentes obsessions scopiques, notamment celles qu’explorait Michael Powell dans Peeping Tom (1960), pour en faire une critique de la recherche du réalisme à tout prix dans le cinéma américain. Pour lui qui a filmé autant de marionnettes et de bizarreries afin de les métaboliser en moteurs d’une violence symbolique, il faut voir cette critique comme une attaque — précise — contre ce courant né de l’effet de choc qu’a eu la tête éclatée d’un président. Cette violence vide, qui se referme sur les effets de son propre réalisme, s’avère à l’opposé de la violence de Cohen, qui n’est autre que le symptôme d’une Amérique malade, qui hurle son mal-être et qui s’en console dans une culture d’images gratuites. Ainsi Special Effects montre l’opposition entre deux types de violence dans une prise de position confrontationnelle, comme une défense d’un cinéma de genre consciencieux face à la tyrannie esthétique de son exploitation.






1985, THE STUFF

Cinéma de la panique, certes, il ne faut pas le voir comme la seule occasion de filmer des gens crier à tue-tête ni de voir le tissu social se désagréger dans l’urgence. La panique chez Cohen représente le moment de fracture entre un quotidien régulé et un univers chaotique où tout est possible (même les serpents volants), une forme d’exutoire pour la folie (esthétique, morale, familiale, sociale) qu’il met en scène à l’instar de cette matière blanche, instable et vivante, ce stuff qui se propage, prend possession des individus pour les faire imploser. Matière informe sans origine fixe (on la siphonne de la croûte terrestre sans s’intéresser à sa composition), crème dessert dont on ne se rassasie jamais, elle abstraie toute forme de menace désignée pour se transformer en Idée (le capitalisme, la surconsommation, la malbouffe) et infiltrer, avec ses textures mollassonnes, toutes les crevasses du quotidien et du discursif pour les recouvrir (il n’y a pas de discours dans l’hystérie, sinon les causes mêmes de cette hystérie).
 
C’est, pour ainsi dire, la métaphore la plus percutante qu’ait trouvé Cohen pour réifier à l’écran son obsession pour le délire et les débandades de masse, une pâte visqueuse, à la fois ridicule et terrifiante, à l’image de son cinéma, qui s’enracine dans le confort (des formes, des sujets), pour l’arracher et nous avec lui. Alors Cohen profite d’une enquête aux allures assez classiques afin de nous faire repasser à travers toutes les dimensions de la société de consommation : l’exploitation d’un produit délétère, sa mise en marché hypocrite, l’appareillage de communication qui sert à contrôler la crise lorsque le stuff se met à déraper, la mise au banc des accusés des patrons de la compagnie qui finiront, jouissivement, empiffrés de la substance toxique...
 
Pour élucider cette affaire, un espion industriel faussement patoche (fidèle Michael Moriarty) qui confirme le ton maîtrisé du film et une relationniste de presse rebelle (Andrea Marcovicci) qui décide de saboter les plans de son ancien employeur. Et entre les deux, pas d’amourette facile ni de clivage misogyne. Cohen, en amoureux du cinéma classique, pourrait aussi bien filmer les couples de Capra (Gable-Colbert dans It Happened One Night, Stewart-Arthur dans You Can’t Take it With You et Mr. Smith Goes to Washington), ceux avec un homme niais et une femme qui en a vu d’autres, où l’homme, parce qu’on ne peut s’attendre de lui que des clichés (machistes, patriotiques, professionnels) est la parfaite cible des (dé)formations que la femme lui impose, parce qu’elle est toujours la plus vive d’esprit de ces histoires-là, qu’elle connaît mieux la situation (elle est secrétaire au sénat dans Mr. Smith, relationniste dans The Stuff), parce qu’elle est le Virgile d’un Dante à la merci de la politique, du corporatisme... Cette dualité conjugale dans les films de Cohen, toujours au service de leur sujet, s’impose comme une autre prise de position capable de désamorcer les pires tics du genre.
 





1990, THE AMBULANCE

Cohen a peut-être toujours eu peur de se répéter, mais il faut avouer que The Ambulance n’est, à première vue, pas grand-chose de plus qu’une curieuse variation sur son scénario de Maniac Cop (1988). Pour remplacer le policier psychopathe, une vieille ambulance tueuse, vieille comme celle de Ghostbusters, qui embarque des patients avant que les vraies ambulances, les bonnes, n’arrivent sur place. Les premiers répondants de l’enfer détournent les victimes vers un complexe souterrain pour les vendre comme cobayes à des laboratoires pharmaceutiques sans scrupules, mais pas avant de les avoir bien soignées. Pour ces victimes séquestrées, recevoir des soins s’apparente à une condamnation à mort… Comme si cette hantise des ambulances était celle des soins de santé non assurés. L’ambulance de la mort serpente donc les rues de la grosse pomme, prête à embarquer les Américains pour les saigner, du corps et du portefeuille. Cette amorce curieuse, inimitablement tordue, se maintient tant bien que mal, surtout parce que Cohen est nettement plus intéressé par ses personnages que par le sujet des ambulances tueuses.
 
Bien que le retour insidieux du monstre de la santé publique, celui que Cohen avait esquissé dans It’s Alive, conserve une forme d’intérêt, cette allégorie sauvage peine à prendre corps dans le monde de The Ambulance, un monde pile à cheval entre les années 80 et 90, nettement plus individualiste et fixé dans un New York aseptisé. Les décors décrépis qui faisaient le charme des premiers films ont disparu, les réfections d’immeubles, les délocalisations et les nouveaux parcs immobiliers semblent le confiner dans un cinéma en carton, prêt pour le direct-to-video. Les boîtes de nuit sont irradiées d’un néon bon marché, les figurants déguisés en jeunes branchés, les policiers toqués au possible… Heureusement, cette tempête un peu folle laisse entrevoir des éclaircies hilarantes, comme James Earl Jones en commissaire chiqueur de gomme ou le vieil humoriste Red Buttons, qui faisait un drôle d’acolyte pour John Wayne dans Hatari! (Howard Hawks, 1962), pour interpréter un ex-journaliste qui confond la retraite et l’asile.
 
L’échec relatif de The Ambulance tient à ces personnages secondaires, que Cohen adore, mais dont la folie caractéristique ne dialogue pas avec celle du personnage principal, jeune dessinateur de comics joué par un Eric Roberts sur le déclin et qui n’a d’exagéré que son coup de foudre pour la première victime. Persuadé qu’elle est sa princesse en détresse, Roberts se lance à sa poursuite et emporte tout le film avec lui, en direction d’une idylle si artificielle qu’elle nous rappelle à quel point son personnage est un homme de peu de convictions, puisqu’il se liera aussi avec son adjuvante, une jeune policière qui joue les seconds violons tout en acceptant sans broncher d’être le proverbial plan B.
 
Au final, en oubliant Roberts on retiendra de The Ambulance de beaux personnages de cinéma, ceux joué par les character actors que Cohen a toujours respectés et pour qui il écrit des rôles taillés à la mesure de leur carrière — à bien des égards les films de Larry Cohen sont des films de character actors devenus fous du même rôle —, jusqu’à Stan Lee, qui apparaît ici à deux reprises plutôt qu’une, porteur de son éternel bagou dans le rôle du rédacteur en chef de Marvel Comics.






1996, ORIGINAL GANGSTAS

Original Gangstas jouit d’une certaine réputation chez les fans de blaxploitation : Fred Williamson, Pam Grier, Jim Brown, Richard Roundtree et d’autres habitués du genre se rassemblent pour faire front contre une nouvelle génération de gangsters, dans une structure qui rappelle en tout point celle des films buffet à la Expendables. Mieux encore, ce dernier long métrage réalisé par Cohen est entièrement tourné dans la ville de Gary en Indiana, le lieu de naissance de Fred Williamson (et des Jackson Five…) qui, à l’époque, était réputée pour être un des coins les plus violents et désespérés de toute l’Amérique. Par contrainte de budget et pour faire travailler la population locale, la production, parrainée par Williamson, engage de jeunes membres des gangs de rue du coin pour donner la réplique aux légendes.
 
Sur papier, Original Gangstas est certainement un projet fascinant, une rencontre improbable entre le réel et le cinéma d’exploitation sur la base de référents culturels communs (le hip-hop, la mode), une mise en relation d’opposés qui aurait dû donner lieu à des frictions mémorables… Même qu’à lire le synopsis, on pouvait espérer avec optimisme une sorte de Ken Loach avec des guns. Or à dire vrai, pas même les OG de la ville de Gary ne résistent à la médiocrité du scénario et à la mocheté de la mise en scène patentée par les OG du cinéma. Comme bon nombre des scénarios qui basent l’écriture de leurs personnages strictement sur leurs rôles passés, Original Gangstas fait bien peu d’efforts pour rassembler ses stars, donnant à l’ensemble une impression assez désagréable d’assister à une réunion de Club Med au sein d’une ville-ghetto.
 
Outre quelques scènes efficaces et le plaisir un peu coupable de voir ces comédiens réunis, Original Gangstas est un bien triste dernier film, qui évoque la ruine plutôt que la nostalgie et qui, pour la première fois de sa carrière de réalisateur, met Cohen aux prises avec un scénario qu’il n’a pas écrit (ceci explique cela). Le travail d’Aubrey Rattan, un habitué des productions à la chaîne que pond Fred Williamson pour entretenir son empire de série Z, entache le travail de Cohen qui n’a visiblement pas trouvé le moyen de contourner les âneries du script, ni à tirer de ses acteurs autre chose qu’une forme assez gratuite de long time no see. Plus encore, Original Gangstas confirme quelques réalités douloureuses au cinéaste : la première, qu’il est avant tout un excellent scénariste ; la seconde, qu’il ne résistera pas aux images lisses du 21e siècle qui s’approchent et qui annoncent l’aplanissement tout-numérique. Ces derniers films nous confirment que le cinéma de Larry Cohen peine à déborder de la pellicule, de la matérialité du cinéma (de ses effets pratiques, de ses montages avec des collures, de ses variations lumineuses et de ses focales profondes) et qu’il compte sur l’instabilité d’une matière vulnérable pour nous faire croire à un réel ébranlé et ébranlable.
 





2006, PICK ME UP

En guise de consolation, il y aura dix ans plus tard Pick Me Up, un autre projet que Cohen n’a pas scénarisé, un autre projet qu’il n’a pas produit non plus, une invitation plutôt, comme celle que lui avait lancé Williamson pour Original Gangstas. Celle-là viendra de Mick Garris, qui avait l’idée folle de réunir les maîtres de l’horreur autour d’une série phare. Probablement débarquée trop tôt dans l’univers télévisuel pour garantir sa longévité, Masters of Horror permet toutefois à Cohen de réaliser ce qui demeure, encore à ce jour, son dernier tour de piste en tant que metteur en scène… ainsi que sa dernière collaboration avec Michael Moriarty, son comédien fétiche qu’il retrouve avec un plaisir manifeste.
 
Deuxième chance pour Cohen : le scénariste attitré à l’épisode, David J. Schow (Critters 3, Critters 4, The Crow), fait preuve de respect et d’attention pour la carrière de l’auteur et parsème l’épisode de clins d’œil à son œuvre (jusqu’à l’arrivée à la toute fin d’une nouvelle ambulance psychopathe). La compétition ludique entre les deux tueurs en série a aussi quelque chose de profondément cohenien, dans cette capitalisation d’un concept éculé du cinéma d’horreur où tous les éléments du genre sont ramenés à l’avant afin de les pousser jusqu’à la limite de leur logique interne (si un tueur aime tuer des ados, qu’arrive-t-il lorsqu’il croise un autre tueur qui aime tuer des ados ? qu’arrive-t-il quand il n’y a plus d’ados à tuer ?).
 
Le duel entre les deux brutes s’avère un énième pare-feu, un autre McGuffin à ignorer, à la différence que celui de Pick Me Up n’ouvre jamais sur autre chose que sur le cinéma de Cohen (c’est aussi pourquoi il n’aurait pas pu l’écrire). En ce sens, Pick Me Up n’ajoute rien au travail de l’auteur et se contente plutôt de réaffirmer l’efficacité de ses concepts narratifs. Aux bébés, aux messies, aux serpents et aux choses qui font peur à l’Amérique, le propret épisode semble surtout dire qu’il n’y a plus de terreur générique à déceler : elle est partie, avec la pellicule, la matière, la fragilité, incapable de s’installer dans les aplats trop glissants des technologies de l’instantanéité où il n’y de l’espace que pour du cinéma de « maîtrise » et de citations. La culture de la référentialité, dans ce qu’elle a de profondément pervers et capitaliste, rendait autrefois fous les personnages de Cohen et semble leur interdir dorénavant toute existence en dehors de son passé prénumérique.

 

*

C'est la triste preuve du génie d’un cinéaste que le jour où, à force de nous avoir montré l’avenir s’approcher, cet avenir se présente pour lui dire qu’il n’y a plus de résistance valable, que le langage qu’il a inventé pour en ralentir l’avènement n’est plus d’aucune utilité possible ou pire encore qu'il s'est rebellé  (ou que de toute façon le cinéma n’a peut-être plus rien à dire en dehors du cinéma). On peut dire que c'est ce qui est arrivé à De Sica et à Truffaut, à De Palma et à Burton, à Smith et dans une certaine mesure à Tarantino... Et si le projet de Cohen s’est naturellement épuisé, c’est parce que les sujets face auxquels il nous mettait en garde sont aujourd’hui devenus des réalités, que ce nivellement des enjeux et des moyens pour les représenter occupent tous un espace égal (et égalitaire) dans l’image, dans les représentations nivelées et bien formulées du cinéma contemporain. Revenir à Cohen, y revenir encore après ce passage en revue (pour voir It Lives Again, It’s Alive III : Island of the Alive, Perfect Strangers ou Return to Salem’s Lot), s’apparente à faire le choix de l’instabilité du discours et des formes, croire que dans la fragilité de ces plans volés au passage des piétons ou des éclats de folie impromptue de Michael Moriarty, il y a, plus qu’une manière de faire des films, une façon de saborder l’Amérique puritaine et consumériste pour ce qu’elle est : une usine à choses qui prétendent à la vie, à choses qui, sous le couvert des mots, des rituels et des politiques, gâchent ce que cette culture du mythe avait de beau à projeter.

 

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Article publié le 7 septembre 2017.
 

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