Pour beaucoup d’amateurs de cinéma et de culture médiatique des années 2000, la série de jeux d’horreur
Silent Hill occupe une place de choix dans l’imaginaire. Paru en 2001, résultat d’heureux accidents et d’inspiration authentique, le second volet de la saga japonaise devint l’un des grands accomplissements plastiques de l’ère 3D, son mariage d’ambiances cauchemardesques et de symbolique freudienne marquant les esprits de l’époque. Mais comme il faut désormais s’y attendre de la part des grandes entreprises aux commandes, la poursuite incessante du goût du jour engendra une certaine perte d’essence dans le genre ; les audacieuses mutations de
Resident Evil, l’inauguration de franchises comme
Dead Space et la dissolution de séries comme
Siren et
Fatal Frame assurèrent le déplacement du «
survival horror » vers un modèle bien plus proche du jeu d’action, tandis que les gloires grisantes de
Silent Hill devinrent nettement choses du passé.
Comme c’est aujourd’hui le cas pour un grand nombre de genres négligés, c’est le jeu indépendant développé sur PC, avec sa liberté de mouvement et sa récupération sélective des leçons du passé, qui finit par rallumer le flambeau de l’horreur interactive. Du côté des réalisations 3D, les remarquables
Penumbra et
Amnesia de Frictional Games proposèrent un modèle d’horreur aussi totale que peu violente, tandis que des efforts comme le viral
Slender affirmèrent la puissance naissante de l’outil de développement Unity. Conjointement, des efforts plus minimalistes comme
The Last Door,
Home et
Lone Survivor prouvèrent l’étonnant potentiel angoissant de pixels grossiers mais soigneusement exploités. Paru au printemps 2012,
Lone Survivor en particulier s’avère non seulement un exemple fort de cette nouvelle vague de jeux d’épouvante, mais l’un des représentants définitifs des forces actuelles du développement d’auteur.
À l’image de plusieurs titres phares du jeu indépendant depuis 2008 (
FEZ,
Braid,
Super Meat Boy...),
Lone Survivor fut un projet de longue haleine gouverné par la passion. Inspiré par l’accueil très favorable de son pastiche rétro
Soundless Mountain II, l’Anglais Jasper Byrne se lança en 2008 dans l’élaboration d’un successeur digne de sa révérence pour la série classique de Konami. La plastique renvoyant à l’époque 8-bit et la perspective 2D, choix de nécessité avant d’être esthétiques, permirent à Byrne de circonscrire l’espace d’interactivité tout en conférant au rendu visuel une expressivité maximale, aidé en cela par une empilade de filtres brumeux et un travail sonore d’une épaisseur phénoménale. En esprit comme en exécution,
Lone Survivor s’avère donc l’effort contemporain le plus fidèle aux souvenirs conservés par les amateurs de
Silent Hill, mais n’en impose pas moins une identité forte, l’auteur ramenant l’horreur à une échelle très intime de même qu’à un certain reflet oblique du quotidien.
La grande idée de
Lone Survivor est en effet de joindre à l’exploration et aux affrontements occasionnels une couche de « simulation de vie » d’une complexité surprenante. Manifestées de façon verbale plutôt que bêtement chiffrées, la faim et la fatigue pèsent en tout temps sur les épaules du protagoniste, forcé au défrichement constant de nouveaux espaces en quête de moyens d’assurer son mieux-être. De même, si l’entretien de l’équilibre mental n’est pas un concept neuf en jeu vidéo — le mémorable
Eternal Darkness de 2002 revenant souvent comme exemple précoce — rarement aura-t-il été accompli par des actes tels que ceux proposés par Jasper Byrne : l’arrosage ponctuel d’une plante d’intérieur, la préparation d’un mets réconfortant ou d’un bon café, et ainsi de suite. Mine de rien, de par la persistance et l’opacité de ses mécanismes de subsistance,
Lone Survivor partage beaucoup avec
Cart Life, une grande part de l’expérience consistant à maintenir une stabilité sur des assises précaires.
Mais si Byrne se fait juste et délicat dans le traitement de ces infimes tribulations,
Lone Survivor s’égare néanmoins dans la minutie de l’intrigue plus large. Si le cheminement spatial et matériel se veut la métaphore d’un processus mental, des efforts plus ou moins conscients d’un homme aux prises avec un traumatisme, le scénario s’encombre d’échanges vacueusement cryptiques et d’emprunts peu subtils à l’univers de David Lynch ; mystérieux interlocuteurs, théâtres obscurs, jazz lugubre, tout y passe. Les clins d’œil sont affectueux, l’exercice n’est pas sans charme, mais l’émotion et l’immédiateté de l’atmosphère s’en trouvent sévèrement compromises, le fond simple et très humain de
Lone Survivor n’appelant pas forcément ces obstructions. C’est plutôt dans l’intensité soutenue de la portion interactive, dans sa gestion de sources vitales et son réseau de lieux obscurs, que Jasper Byrne démontre un grand savoir-faire et s’impose comme l’une des voix indépendantes les plus significatives des années 2010.
Disponible pour ordinateurs Windows et Mac et pour consoles Playstation 3 et PS Vita.