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Praxis du racisme (3)

Par Mathieu Li-Goyette

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:: Mindhunter (Joe Penhall, 2017-2019) [Netflix]

MEURTRES À ATLANTA

Prenons par exemple cette autre série très prestigieuse, Mindhunter, dont la qualité d’écriture et la mise en scène (signée David Fincher sur près de la moitié des épisodes) font généralement très bonne figure chez les spectateurs autant que chez la critique.

Dans la deuxième saison de la série produite pour Netflix, l’enquêteur blanc du FBI, l’agent Ford (Jonathan Groff), travaille aux côtés de l’agent Barney (Albert Jones), un policier noir originaire de la région d’Atlanta où Ford a été dépêché après qu’une douzaine de meurtres d’enfants noirs ait fini par attirer suffisamment l’attention des médias nationaux ainsi que celle du FBI. Ce fait divers, devenu célèbre par le cirque médiatique qu’il a provoqué, sert de scène de crime parfaite pour le premier profileur du Bureau d’investigation, John E. Douglas (inspiration principale du personnage de Ford et coauteur du livre Minhunter: Inside the FBI’s Elite Serial Crime Unit dont est tiré la série). Dans la série comme dans la réalité, la résolution des meurtres d’Atlanta a donné au FBI la première démonstration publique de ses nouvelles techniques de profilage, faisant de l’affaire le trophée d’une guerre qui ne pouvait être perdue.

Ce que Mindhunter ne mentionne malheureusement pas, c’est qu’une autre figure importante — et plus près du sujet que n’aurait jamais pu l’être le profileur Douglas — est présente en parallèle à Atlanta afin de mener une enquête. Une enquête littéraire, celle-là, prosaïque. L’écrivain James Baldwin est au même moment dépêché à Atlanta pour le compte de Playboy et signera, au sortir du jugement final, un magnifique reportage sous forme de livre (The Evidence of Things Not Seen, récemment traduit en français sous le titre Meurtres à Atlanta). « Juin 1981 : vingt-huit cadavres d’enfants ont été retrouvés depuis le premier meurtre de la “série”, vingt-deux mois plus tôt. C’est alors que Wayne Williams, âgé de vingt-trois ans, est arrêté pour meurtre. Il est noir, c’est important parce que la municipalité est noire et que toutes les victimes sont noires [10]. »

Bien entendu, ni le livre de Baldwin ni ce présent texte ne cherchent à formuler une défense de Wayne Williams, mais plutôt, comme l’évoque le titre original du romancier, à rappeler l’évidence de certaines choses invisibles. C’est-à-dire que le livre de Baldwin fait bien mieux que la série de Netflix dans son processus d’hommage aux victimes et de restitution des détails procéduriers de l’enquête. Pour Baldwin, l’hypothèse de la « série » est d’emblée un sophisme judiciaire qui arrange surtout les paramètres de l’enquête du FBI qui, structurée autour du profilage individuel, ne pouvait imaginer qu’un seul meurtrier. Pour Baldwin encore, l’accusation déposée contre Wayne Williams n’a aucune assise légale quand il est question de relier les deux seuls meurtres pour lesquels il est finalement accusé (deux adultes retrouvés morts vers la fin de la « série ») aux 26 autres meurtres perpétrés entre 1979 et 1981. Toujours pour Baldwin, enfin, la gestion médiatique, légale et municipale de l’affaire est surtout révélatrice du racisme systémique omniprésent aux États-Unis, de la propension du système à favoriser une communautarisation exclusive des groupes identitaires pour mieux les gérer, de la tendance de certains de leurs membres à les trahir en échange de quelques avancées sur l’échelle du pouvoir blanc, de l’éventualité même qu’un coupable noir ait été le seul coupable possible dans une affaire qui aurait aussi pu déclarer une lutte raciale d’envergure dans la capitale de l’état de Géorgie… qui est à la fois la patrie esclavagiste de Gone With the Wind en même temps qu’elle est celle de Martin Luther King.

Le fait est que c’est avec toutes ces polarités dangereuses, historiques, cruciales, que Mindhunter jongle sans faire montre de s’en soucier au-delà des balises du polar. Tout le nuancier identitaire et racial du livre de Baldwin disparaît dans la série moulée sur la forme du Zodiac de Fincher — et, même si les épisodes des meurtres d’Atlanta sont réalisés par le réalisateur afro-américain Carl Franklin, il n’en demeure pas moins que la mise en scène de la série s’affaire à calquer la méthode et les obsessions stylistiques de Fincher. Preuve en est chacune des scènes structurées autour de l’identité culturelle des protagonistes, scènes qui ont tôt fait d’opérer des regroupements grossièrement schématiques entre Camille Bell, cheffe et initiatrice du Committee to Stop Chidren’s Murders, les autres mères rendues invisibles par voie d’association, puis l’ensemble de la communauté noire en dehors des « vedettes » de l’affaire. Regardons par exemple cette scène-clé du septième épisode, alors que le maire de la ville, Maynard Jackson, un Noir, le premier d’une ville des anciens états confédérés, s’adresse dans une église à la communauté rassemblée là par les mères du comité de Camille Bell. Le tout se déroule sous les regards analytiques des agents Ford et Barney.
 


:: Mindhunter (Joe Penhall, 2017-2019) [HBO]
 

La mise en scène en champs-contrechamps crée bientôt une double opposition : la première entre les forces de l’ordre et la société civile, en jouant de la position en marge, dans les coulisses, de celles-ci, et l’organisation spectateurs/spectacle qui s’installe entre des citoyens et leur maire; la seconde est raciale, opposant l’agent Ford, seul Blanc du décor, à un environnement « typiquement » noir — une église, bondée de personnes noires, avec une figure politique qui s’apparente ici plus à un preacher stéréotypé qu’à une véritable figure politique — avec, comme « interprète » des désirs de la foule, l’agent Barney qui, à plus d’une reprise lors de cette deuxième saison, sert de personnage compensatoire autorisant la série à certains de ses pires raccourcis identitaires [11]. Sous les yeux du FBI, la communauté noire d’Atlanta s’entre-déchire avec l’autorisation d’un personnage symbolique (a token character) pour le faire, interprétant les cris de la foule, tempérant la colère légitime des mères par cet esprit analytique, froid, calculateur, professionnel — cet esprit que célèbre avec insistance la série (et plus largement le cinéma de Fincher), cet esprit si blanc parce qu’il peut facilement, « au pire », tout sacrifier au nom de l’efficacité (puisqu’il n’a rien à perdre qui puisse excéder sa propre personne). Nul besoin d’un montage alterné entre deux unités d’espace distinctes et culturellement différentes, comme chez Griffith, pour voir le cinéma pratiquer son racisme. Aujourd’hui, il suffit de quelques coupes opposant la masse aux héros pour saisir la lourde et désobligeante production d’altérité à laquelle le spectateur est ainsi convié.

Cet esprit analytique, blanc, qui croupit dans tous les recoins parfaitement perpendiculaires de la série, est donc incarné par l’agent Ford, personnage fincherien par excellence, maniaque obsédé par la perfection et dont le daltonisme culturel est finalement l’équivalent cinématopolicier d’un « All Lives Matter » parfaitement libéral. Dans le huitième épisode, la série passe par une remédiation de ses images à travers l’inclusion de métrage en 16 mm afin d’historiciser une manifestation qui a réellement eu lieu en 1981 à Atlanta afin de presser le pas de l’enquête. Les délavés de couleurs, la présence des perforations sur pellicule servent à procurer à la scène une nature de véracité, ce « réalisme cinématographique » qui avait été l’apanage louangé de Griffith et qu’on retrouve aujourd’hui sous une forme adaptée (à savoir que, à l’époque de Griffith, une énonciation nette était garante d’une véracité historique et que, aujourd’hui, en cette ère post-photographique, il est de bon goût de rappeler la matérialité filmique des vieilles images lorsqu’on souhaite les tenir éloignées du présent).

Durant cette séquence, montée et mise en scène comme la « belle folie » d’un personnage prêt à toutes les stratégies imaginables afin de boucler son enquête, l’agent Ford cherche à déposer des croix blanches à des endroits clés de la ville pour y piéger le tueur. Il court comme un acharné, voyant dans la moindre ruelle un raccourci pour devancer le cortège et y planter ses appâts, jusqu’à ce qu’il se retrouve sur les marches de l’église, surplombé par la banderole « Remember our children ». L’agent Ford, ici comme ailleurs dans cette enquête, ne ressent ni ne présente aucune modulation dans sa démarche policière, aucune considération pour la réalité noire à Atlanta; plus encore, son partenaire habituel, l’agent Tench (Holt McCallany), que la série caractérise comme le type instinctif cherchant à compenser les excès théoriques de Ford, souhaiterait d’emblée enquêter sur les activités du Klan à Atlanta. C’est dans cette dichotomie mal réfléchie que la série perd pied lors de sa deuxième saison, alors que les tensions raciales sont instrumentalisées par l’écriture, opposant l’instinct, qui voit bien là des violences semblables à celles prodiguées par le suprémacisme blanc, à la théorie, qui prédétermine une « série » de meurtres avant même que l’enquête puisse conclure à un cas unique et morbide (ce qui étoufferait du même coup la présence d’un racisme systémique ici à l’œuvre) et qui refuse ensuite d’enquêter sur les pistes blanches au nom de la théorie criminologiste de Ford, à savoir que, habituellement, les meurtriers en série procèdent à l’intérieur des balises de leur propre ethnicité. Avant même que l’enquête de terrain ne commence, le FBI est à la recherche d’une personne noire. Que cela se soit effectivement déroulé ainsi dans la réalité n’est peut-être pas étonnant — encore une fois, la question n’en est pas une d’historicité —, mais que la mise en scène de Mindhunter puisse entériner si facilement ce biais extrêmement intriqué demeure hautement problématique.
 


:: Mindhunter (Joe Penhall, 2017-2019) [HBO]

Car pour revenir à l’exemple de la course de Ford avec sa croix blanche dans les rues, il s’agit de voir comment la mise en scène ne construit aucune forme d’agentivité entre le profileur et la communauté noire sur laquelle il enquête, aucune forme d’ouverture d’une condition vers une autre, même si elles sont ici mitoyennes, interreliées dans leur Histoire comme dans le processus qui cherche à les faire sortir de celle-ci. Mais déjà le 16 mm les en empêche, les rattache à la violence historique où l’impitoyable d’hier se confond dans le réalisme d’aujourd’hui. La communauté demeure ainsi baignée dans une altérité que Ford ne peut pas comprendre et que la mise en scène, en se collant à ses désirs fincheriens d’efficacité, refuse tout autant de comprendre, et ce, jusqu’au bord de la blague, puisque cette scène a bel et bien quelque chose de drôle, dans son pathétique, dans son effort, dans sa disproportion (ce Christ blanc courant comme il le peut avec une croix blanche au-devant du cortège des mères noires en pleurs). Certes, l’enquêteur et les mères échangent-t-ils des regards qui le ridiculisent, mais le rire qui en jaillit est complice, il trace un axe de réciprocité entre le public de la série et l’enquêteur, et exclut la communauté. La blague vient recouvrir l’instrumentalisation de la douleur noire dans l’intrinsèque de son efficacité — toujours cette efficacité, qui caractérise Ford, la série, son rapport au genre, à ce vieux paradigme hérité de Griffith qui, en imaginant une issue à partir d’un problème de masses opposées, établit sa solution dans l’efficacité du cinéma au détriment des groupes qui ne s’agencent pas d’emblée dans la direction narrative déterminée par le caractère du héros. À cette péripétie s’ajoute enfin une bande sonore inquiétante, spectrale, plaquée sur le visage impassible des femmes endeuillées s’avançant tranquillement vers l’église. Le ridicule de la situation verse dans la honte, à cet instant plus que jamais dans la deuxième saison — la honte pour Ford d’avoir fait ces simagrées sans prendre compte de la souffrance sur laquelle il dansait. Or cette ambivalence, cette nuance, ne révèle rien de plus qu’une ambiance passagère, qu’un élément d’alternance dans un montage alterné, alors que la communauté noire (les mères des enfants assassinés, mais aussi les parents de Wayne Williams) est éjectée de la résolution du récit, qui porte plutôt sur la réussite du FBI.

Ces derniers épisodes souffrent de ce surdéterminisme tendant vers l’efficacité policière. Ils se protègent dans l’Histoire (cela s’est produit et cela a été réglé par le FBI), dans le jugement (Wayne Williams croupit toujours en prison), qui sont certes des faits inaliénables à la réalité, mais des faits qui en cachent nécessairement d’autres, ainsi que les nuances qui en découlent et auxquelles le livre de Baldwin s’affaire avec un réel courage. La véritable histoire à tirer de cette affaire n’a donc rien à voir avec l’efficacité du profilage du FBI, c’est même là son élément le plus douteux, le plus moralement fragile à l’intérieur d’un récit dont les violences subites ne trouvent ici de salut que dans la névrose d’un agent pris dans le privilège de sa quête de perfection.

C’est en échouant à mettre en scène une quelconque forme d’agentivité entre son propre perfectionnisme théorique et la douleur de la communauté noire d’Atlanta que Mindhunter applique finalement une politique de la couleur de peau. En échafaudant sur plus de cinq heures une quête sur la vérité qui n’a d’autre chemin que celui d’un modèle théorique blanc et préjudiciable, la série prolonge ainsi dans le domaine de la mise en scène et de la narration les mêmes préjudices qui participent à faire tenir en place les pratiques racistes systémiques qui marquent les relations entre les corps policiers nord-américains et les communautés culturelles qu’ils policent. Et si cette fascination pour l’efficacité a souvent été la plus impressionnante qualité du cinéma de Fincher, force est d’admettre qu’elle n’est pas toujours légitime, que toute mesure d’efficacité cinématographique implique une part de violence qu’on peut facilement accepter lorsqu’elle se déploie à l’intérieur des éléments sémantiques et syntaxiques d’un genre (les agencements de choses et de situations dont parle Rick Altman), mais qui implique une part de responsabilité morale grandissante lorsqu’elle aborde, au nom de l’efficacité policière, toutes ces vies réelles qui ont souffert, dans la vie comme à l’écran.

Sur les derniers plans du huitième épisode, lorsque les agents Ford et Tench s’approchent enfin de Wayne Williams qui vient d’être arrêté sur un pont à bord de sa voiture, la voix de Pat Benatar retentit sur la bande sonore : « It’s all so confusing this brutal abusing / They blacken your eyes and then apologize / Be daddy’s good girl, and don’t tell mommy a thing / Be a good little boy, and you’ll get a new toy / Tell grandma you fell from the swing / Because hell, hell is for children / And you know that their little lives can become such a mess ». Ces enfants pleurés par la reine du rock ’n’ roll devraient évoquer strictement ceux qui ont été assassinés, mais il est difficile à ce point-ci de la série de ne pas étendre le symbolisme de la chanson à l’ensemble de la communauté noire d’Atlanta, dont la relation infantilisante avec la police (comme si ses demandes étaient exagérées, hors du protocole) correspond à l’image qui lui est imposée : celle d’une communauté pauvre, tissée serrée, incapable de régler ses propres problèmes, précisément parce que toutes les actions qu’elle entreprend (comme la marche commémorative) n’ont qu’une valeur d’alternance (et non de résolution, ni même de discussion) avec les actions que le FBI entreprend (lequel demeure donc le seul filon auquel le récit daigne croire en l’opérabilité — en la valeur judiciaire). « L’histoire qui se nomme blanche, écrit Baldwin, est un désastre incommensurable : tout d’abord parce que, dans le monde où nous vivons, il n’en existe pas d’autre. L’Histoire est un hymne aux Blancs écrit par des Blancs. Nous autres, tous les autres, avons été “découverts” par les Blancs, qui détiennent le droit de nous laisser entrer ou non dans l’Histoire [12] ». Entrer ou non dans l’Histoire, entrer ou non dans la redéfinition de l’appareil judiciaire et des dispositifs policiers. Pour ces mêmes raisons, les communautés racisées entrent parfois de force dans la destinée d'un montage alterné.
 


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[10] Baldwin, James. 2020. Meurtres à Atlanta. Paris : Éditions Stock, p. 23.

[11] Baldwin ne manque pas de souligner qu’il est normal que la population d’Atlanta soit particulièrement réticente à la présence structurante du FBI dans l’enquête. Après tout, comme l’indique le procureur dans la série, Martin Luther King était alors la dernière personne noire de Géorgie à avoir été mise sous écoute par le FBI, ce qui avait révélé au grand jour l’antagonisation des organisations afro-américaines par la police fédérale. Ce rapprochement historique, culturel et social, qui soulève d’emblée une foule de perspectives intéressantes pour une œuvre dédiée à la représentation de crimes raciaux et psychotiques, est néanmoins passé sous silence dans la deuxième saison de Mindhunter. Cette seule référence au dispositif de surveillance déployé par le FBI autour du Dr King étant un rappel évident des abus possibles du système légal américain face à ses populations racisées, la série l’écarte rapidement par la bouche même de l’agent Barney, personnage opportunément inventé : « With all respect, sir, Wayne Williams is no Dr. King ». Il s’agit d’un des quelques exemples pernicieux où Mindhunter fait feu des politiques identitaires — car jamais un personnage blanc n’aurait pu dire ça — en minant les a priori de la solidarité noire étasunienne.

[12] Ibid., p. 124.

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Article publié le 29 juillet 2020.
 

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