WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Manette, icône négative

Par Maude Trottier


:: Mariette Lévesque (Manette) [Éléphant]

Manette (la folle et les dieux de cartons)
Camil Adam (1965)

Seul long métrage réalisé par l’énigmatique Camil Adam, musicien, monteur et cinéaste éphémère, Manette (la folle et les dieux de carton) macère à partir du journal intime de Claire Berthiaume, assistante à la réalisation, un spectre d’enjeux critiques et sulfureux, allant de la maladie mentale à l’avortement en passant par les philosophies orientales et les revendications politiques ambiantes. Réalisé artisanalement avec un budget de 13 500 $, cette bluette sexuelle et tragique, dite précurseure de Valérie (1969) et de L’initiation (1970) de Denis Héroux, déploie ses ferments vaporeux au prisme d’un personnage féminin hautement improbable et pratiquement allégorique, aux prises avec un trouble psychique jamais clairement identifié, mais partout manifeste. Puisant dans cette folie de quoi truquer le réel, de quoi l’éprouver à l’aide de techniques expérimentales et de séquences surréalisantes, tantôt tatillonnes, tantôt franchement belles, Manette pourrait se résumer comme suit: commentaire halluciné sur la Révolution tranquille canalisé par une féminité forclose, s’ouvrant à la fois à la sexualité et butant contre l’indifférence implacable des hommes qu’elle fréquente.

Prenant le contrepied du « vécu » et du régime documentaire qui caractérise la production filmique d’alors — non sans faire penser au Tant que s’illuminera l’animal stratifié (1965) de Jean Lafleur et Robert Desrosiers réalisé la même année, avec ses propres dieux de carton —, Camil Adam fabrique un film à épisodes onirico-horrifiques où les espaces se dilatent. Porté par la voix off de son antihéroïne (incarnée par la starlette de la télévision Mariette Lévesque), le monologue intérieur poétise l’effroi, avec pour trame de fond, la musique angoissée et multi-instrumentale que signe le réalisateur (entrecoupée du yéyé live de l’époque que performent Les Baronnets). S’ouvrant sur l’aventure d’un soir de Manette avec Assam, professeur de yoga qui comme tous les autres hommes qui croiseront son chemin la rejettera implacablement, le récit met en scène l’amour maladif qu’elle éprouve pour ce dernier, un amour qui s’avère érotomanie euphorique, point de transcendance recherché, parallèlement à la sensation d’un corps lourd. « J’étouffe dans mon corps », « mes membres vont se disloquer », « mon corps est dans une crevasse immonde », Manette n’a de cesse de se dire à elle-même les états de ce corps la retenant, mais par lequel elle cherche aussi à se libérer, à travers une sexualité qu’elle semble désirer moins pour le plaisir qu’elle pourrait lui procurer que pour la promesse spirituelle qu’elle semble lui attribuer. Et ce serait notamment là où Manette se distingue des films de sexploitation ultérieurs. La sexualité étrange que convoque Adam à travers sa créature de fiction est plus trouble, plus sujette à problématisation. Le mélange paradoxal de passivité et d’ouverture, voire d’élan dont fait preuve son personnage, son manque de ressources et sa lecture incessante des « humains » lui confèrent un pouvoir de condensation. Il y a l’invention là d’une figure, icône négative en tout point de la révolution sexuelle à la force critique brouillonne, mais vive. La gratuité sexuelle de Manette commente librement le régime de censure dont le Québec se libère après la grogne engendrée par la projection d’Hiroshima, mon amour (Alain Resnais, 1959), son destin de femme brisée évoque Vivre sa vie (1962) qui circule au Québec dès 1963, et appelle à l’auto-détermination d’un féminisme qu’elle ne possède pas.

Tous les autres épisodes s’acharneront à le montrer de manière impitoyable. Après avoir été internée auprès d’un psychiatre avec lequel elle finira par nouer une relation sexuelle et qui ne voit qu’une solution pour elle : prendre une chambre et se débrouiller, Manette se débrouillera, toujours aussi folle et tombant dans les bras d’une ribambelle d’hommes qui la laisseront seule à son sentiment prégnant d’étrangeté au monde. Du psychiatre louche qui l’invite à se déshabiller à l’étudiant en mathématiques avec qui elle cohabitera et en qui elle reconnaît une même posture de distance au monde, de l’étudiant aux Beaux-arts en qui elle perçoit un « premier humain concret » au ridicule tavernier ivrogne qui devient son proxénète — car Manette en viendra aussi à se prostituer —, la vie de la protagoniste n’est qu’affres successives nouées auprès d’hommes indifférents, galerie de personnalités masculines la renvoyant à sa détresse habituée à être, à sa folie. « Qu’est-ce que la réalité? demande-t-elle, je l’aime comme une poupée ».


:: Yvan Canuel (Alain) et Mariette Lévesque (Manette) [Éléphant]

Il n’est donc pas étonnant de lire Louise Carrière cataloguer Manette dans la catégorie des figures imbéciles imaginées par des hommes incapables de créer des personnages féminins satisfaisants, et surtout empreints de leur propre narcissisme angoissé [1]. Seulement, ce que montre Manette contrarie cette lecture par trop rapide. Car la jeune femme est bien le centre de l’image d’Adam et c’est à travers elle, à travers ses mots, absurdes, éclatés, décrochés, en l’occurrence le journal intime de Claire Berthiaume, que ce film exploratoire rassemble ses motifs disparates et convoque tous ces «dieux de carton» déformants avec lesquels négocier. Mais surtout, ce qui me semble inouï, c’est que Manette ira jusqu’à s’avorter elle-même avant de tomber enceinte d’un autre homme et de donner naissance à un garçon dont elle ne sait prendre soin. Son pathétisme s’avance ainsi plus loin que la critique acerbe de Carrière. En 1965, on aura filmé une femme en train de s’avorter (aussi courte soit cette scène) [2] de façon aussi artisanale que ne l’est le film qui convoque cet acte. La monstration, le faire, la canalisation expérimentale doivent pouvoir être reconnus comme des armes qu’utilisent Adam et Berthiaume pour dire un malaise existentiel, dans un moment de sortie de tutelle catholique et d’ouverture soudaine à des pensées que l’on a dites «décolonisantes» dans l’ouvrage de Carrière.

Toute la séquence finale où cette fois Manette, après un ultime rejet par Assam, chemine dans une forêt avec son petit garçon à la remorque et s’échoue sur le bord d’une route, fait mal. Nous sommes à ce point fatigués, mais de nouveau captés. Comme le soulignait Yves Lever (qui réserve une place d’exemple assez importante à Manette dans Le cinéma de la Révolution tranquille du Panoramique à Valérie [3]), le scénario «alambiqué» de ce film, «avec ses jeux sur le temps», sera, entre-temps, devenu «incompréhensible». Seulement ici, l’image n’est pas «affreuse». La forêt tout en clair-obscur rappelle la beauté d’une autre scène d’eau au cours de laquelle la voix hantée de la protagoniste nous rive aux corps aquatiques. On se rangera plutôt à l’avis de Patrick Straram pour qui «ce film semble une catastrophe, avec des ratés monumentaux, mais [qui] devient d’une beauté captivante dans un curieux absolu de l’excès» [4]. Manette est ce genre de film dont on pourrait dresser la liste des problèmes (outre son scénario décousu et les longueurs qui en découlent, la postsynchronisation est particulièrement alarmante), mais à travers la distance de l’histoire, ce seront ses éclats poético-horrifiques qui retiendront de même que le plaisir à méditer les schèmes où ses quelques commentateurs et commentatrices l’auront réduit. Film témoin des transformations des institutions de censure au Québec, mais dans le même temps imperméable à ses dogmes étant donné son absence de financement, film-réceptacle des transformations tranquilles se déroulant alors et dans le même temps déconnecté de leurs orientations idéologiques positives, film d’héroïne déchue sur lequel s’acharne le sort, mais dont le texte délirant s’abreuve au journal intime d’une femme, film qui noue sa facture expérimentale et artisanale à la pauvreté de sa protagoniste, Manette recèle un pouvoir de contamination par son étrangeté assumée. Dieu (de carton) merci, il nous trouve du haut de ses ratages, question de complexifier notre rapport à l’histoire du cinéma québécois et au problème de ses figures féminines.

 



[1] Louise Carrière, « Les images de femmes dans le cinéma masculin : 1960-1983 », dans Femmes et cinéma québécois (Montréal : Éditions du Boréal express, 1983), 58.

[2] En 1967, Manette a été montré une seule fois à l’Élysée. Nous devons à Fabrice Montal sa découverte dans la collection de la Cinémathèque québécoise en 2009. Manette a été restaurée par Éléphant en 2022 et projeté à Fantasia la même année.

[3] 1991, publié à compte d’auteur, 56.

[4] Cité par Lever, Ibid., 664.

 

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Article publié le 18 juillet 2023.
 

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