WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Jeunesse année 0 (conclusion)

Par Réal La Rochelle


XVIII


Me voici arrivé au terme de cet opuscule que je pourrais sous-titrer, comme l’avait fait autrefois Gilles Groulx, « un cahier de notes et d’anecdotes ».

Cet épilogue tourne autour du début de la décennie 1970, qui fut aussi l’année de la fracassante Crise d’octobre ayant secoué le Québec. Période troublée et pleine de soubresauts, il va sans dire, où se produisent à l’ONF trois interdictions de films: Cap d’espoir (1969) de Jacques Leduc ; On est au coton de Denys Arcand, en 1970 ; enfin 24 heures ou plus de Gilles Groulx en 1971. En même temps, c’est une période cinématographique où se glissent des effluves de sourires, de poésies et de musiques, dans des films comme On est loin du soleil (1971) de Jacques Leduc et La Nuit de la poésie 27 mars 1970 de Jean-Claude Labrecque et Marcel Masse, comme la comédie musicale IXE-13 de Jacques Godbout et Mon oncle Antoine de Claude Jutra, les deux en 1971, ou bien encore La Vraie nature de Bernadette de Gilles Carle en 1972.

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Jacques Godbout se dit encore étonné que son film le plus connu et le plus adulé soit IXE-13, considéré en son temps comme un simple amusement satirique, une pochade, mais devenu ensuite un film-culte. Nous avons voulu préparer, à La Phonothèque québécoise, pour le 25e anniversaire de ce film, en mai 1997, une réédition des musiques et chansons de ce film, qu’on doit à François Dompierre. Sous la supervision du cinéaste, furent joints à cette trame des extraits de la bande sonore du film.

L’ouverture de IXE-13, à elle seule, est imparable, offrant le sermon d’un curé (Serge Grenier) sur les mauvaises lectures, un rappel des interdits dans les cours classiques jusqu’en 1960. Cette diatribe sur les livres pervers manifeste à la fois ce qu’avait été « le côté de Dieu » et ce que les années de la Révolution tranquille ont accompli pour le remplacer par « l’envers de Dieu ».

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En 1971, c’est pourtant Mon oncle Antoine (scénario de Clément Perron) qui fait un malheur. Un film hors-norme, consacré plus tard « meilleur film canadien de tous les temps ». Un Claude Jutra au sommet de son art, une ascension de l’Himalaya cinématographique qu’il ne devait plus jamais reproduire. Un doigté magique, une maestria rare dans le cinéma québécois. Succès critique et populaire sans pareil.

Le cinéma québécois n’a à peine que 10-12 ans, que déjà il est fin prêt pour s’installer tant sur le territoire national que pour le voyage représentatif à l’étranger. Bien sûr, il faudra attendre 1986 et Le Déclin de l’empire américain pour qu’un film québécois fasse vraiment le tour de la planète. Mon oncle Antoine en est un joli prélude, une avant-garde prémonitoire et exploratrice, une figure de proue.

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Comment, y ayant participé de plein pied, ne pas se souvenir de « La Nuit de la poésie » du 27 mars 1970, en l’auditorium de l’église jésuite du Gésu, rue Bleury, côté ouest, un peu en bas de la rue Sainte-Catherine? Comme je travaillais alors chez Faroun Films, où Jean-Claude Labrecque avait sous-loué une pièce pour sa salle de montage, j’étais au courant de la préparation de cette « Nuit », dédiée à la fois à la poésie québécoise et objet du film qui devait en enregistrer les manifestations.

Après avoir fait assez longuement la queue (il y avait un monde fou), nous pouvions nous engouffrer dans l’antre du Gésu, qui devint vite comme un refuge d’épaisse fumée. La cigarette y était tolérée, d’autres effluves s’invitèrent. Ont défilé à la tribune, tout le long de la nuit, dans ce que Wikipedia appelle « la plus grande célébration de la parole qui ait eu lieu au Québec », les Nicole Brossard, Paul Chamberland, Georges Dor, Raoul Duguay, Claude Gauvreau, Gérald Godin, Raymond Lévesque, Gaston Miron… (j’en passe et des meilleurs).

Je me souviens en particulier avoir reçu une sorte de choc de la part de Michèle Lalonde et de son poème Speak WhiteSpeak white … Tel us about freedom and democracy »). Ce poème, cette diatribe hurlée, Pierre Falardeau en fera plus tard, en 1980, un film à l’ONF. Durant cette Nuit de la Poésie, on avait aussi l’impression d’entendre circuler les vers de Félix Leclerc, quand « les crapauds chantent la liberté ». Cette même soif de liberté, elle est réanimée un an plus tard lors des Poèmes et chants de la résistance 2. À la fin de ce spectacle, dans le délire, Pauline Julien et Gilles Vigneault chantaient aussi leur cri de liberté. Encore là, une fois de plus, venant de poètes et de musiciens, le Québec semblait être au bord de sa Révolution.

Cette sorte de mouvement hippie, c’est ce que célébrait à sa manière Gilles Carle dans La Vraie nature de Bernadette. Un film dans lequel la sexualité devient une sorte de hors-norme, en pleine campagne, un affront au Québec profond d’antan. Ce long métrage nous fit rire aux larmes, comme à la même époque Deux femmes en or (1970, de Claude Fournier), mais bientôt, en dépit de leurs maestrias, ces films montrèrent vite leur vernis épidermique et la légèreté un peu facile de leurs propos.

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Revenons un instant aux problèmes et interdictions à l’ONF à l’orée des années 1970. Les mises en tutelle sont l’œuvre d’un nouveau commissaire, Sydney Newman, entré en fonction en 1970, justement, et qui ne cache pas sa volonté d’instaurer dans la grande boîte « une politique pro-canadienne et pro-capitaliste »22. Cette conception le fait se heurter à quelques cinéastes québécois et à certains films considérés comme « déviants ».

C’est d’abord Cap d’espoir de Jacques Leduc qui goûte à cette médecine. Ce moyen métrage se déroule en Gaspésie et présente des jeunes en révolte qui veulent tout faire sauter. Quand je l’ai vu pour la première fois, il y a quelques années, j’ai été frappé de constater que ce film véhiculait un véritable esprit « felquiste », du nom de ces groupuscules du FLQ (Front de libération du Québec) qui se rendent célèbres durant la Crise d’octobre 1970 en procédant aux enlèvements du diplomate britannique James Cross et du ministre québécois Pierre Laporte. Leur Manifeste fut même lu in extenso à la télévision de Radio-Canada. Pas étonnant que le commissaire Newman ait mis ce film sur les tablettes, une œuvre qui sentait le soufre à la veille de la crise, laquelle se solda par la mort du ministre du gouvernement du Québec.




::  On est au coton (Denys Arcand, 1970)


Le long métrage de Denys Arcand sur l’industrie du textile au Québec (dans les Cantons de l’Est), On est au coton, fut la cible suivante. Après coup, c’est le long métrage de Gilles Groulx, 24 heures ou plus, en collaboration avec le politicologue Jean-Marc Piotte, qui est frappé d’interdiction de diffusion. Comme le souligne Le Dictionnaire, le commissaire Newman n’a pas apprécié « son propos marxiste et indépendantiste »23.

Ces trois films ne furent « relaxés » qu’au milieu des années 1970. Pourtant, On est au coton avait bénéficié clandestinement d’une « pré-sortie » en vidéocassette (une nouveauté à l’époque) et devait assez largement circuler durant son interdiction. Des syndicats, des collèges et des universités, des groupes d’action sociale en possédaient des copies (plus ou moins délavées, il est vrai) et, pour éviter des poursuites de la part de l’ONF, les présentaient avec des titres comme Le Joli mois de mai ou encore Vidéo Drummondville!

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Par ailleurs, l’ONF souhaitait faire produire des portraits de grands ou célèbres personnages québécois. Furent désignés Maurice Richard, Maurice Duplessis, le Frère André et Willie Lamothe. Il sortit de ce projet, concocté par Pierre Maheu, On est loin du soleil de Jacques Leduc (1970), Peut-être Maurice Richard (1971) de Gilles Gascon, Je chante à cheval avec Willie Lamothe (1971, de Jacques Leduc et Lucien Ménard), ainsi que Québec: Duplessis et après, en 1972, de Denys Arcand.

Le film de Leduc met en épigraphe un résumé de la vie du Frère André (Alfred Bessette), fondateur de l’Oratoire Saint-Joseph, certains disent «un simple d’esprit», mort «en odeur de sainteté». Le scénario qui suit évoque une famille humble ébranlée par la mort de l’une de ses enfants. À sa manière, cette famille témoigne avec tact d’un noyau de « petites gens » se mouvant dans le silence et les gestes simples de milieux modestes. Film d’une grande sobriété et luminosité, mais en même temps d’une sorte d’épaisseur du réel, fût-il le plus banal qui soit.

Pour les deux autres films, des chansons populaires western les résument à tour de rôle. Pour le premier, « C’est Maurice Richard qui score tout’l temps »; pour le second, « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes ». À propos du célèbre joueur de hockey, le cinéaste Bernard Gosselin déclare: « Ç’aurait été le pape, c’était pas mieux ». Hugh McLennen, de son côté, parle d’un athlète qui devient « un artiste ». René Lecavalier, grand commentateur sportif devant l’éternel et les auditeurs de Radio-Canada, pense que Richard « était un passionné de son métier, qu’il savait se concentrer et faire le vide autour de lui. Il avait le sens du drame, du spectaculaire ».

Quant au film sur Willie Lamothe, qui intègre des animations de Pierre Hébert et de superbes dessins de Vittorio Fiorucci, il montre le célèbre chanteur qui ne se prend pas au sérieux pour un sou (« ils me donnent même de l’argent pour ça! »), qui s’amuse à faire jouer une de ces vieilles chansons sur disque 78 tours, « Je suis un cowboy canadien qui parcourt les prairies ». Et puis, dans ce bric-à-brac populaire, voire populiste, comment ne pas sourire devant le fouillis du Festival western de Saint-Tite où, en plus de Willie Lamothe sur une vieille carriole du Far-Ouest, se promène à cheval un Jean Chrétien (!) affublé d’un grand chapeau de chef amérindien. Avec Willie Lamothe, rires, clins d’œil, petites malices, le tout lié par les rengaines country.

C’est au long métrage de Denys Arcand, Québec : Duplessis et après, que revient l’honneur de clore ce parcours. À sa manière, ce film évoque bien cette période où, depuis la mort de Maurice Duplessis en 1959, se succèdent les divers partis politiques qui ont tissé la trame de la Révolution tranquille. Les bleus (conservateurs), les rouges (libéraux), ainsi que cette nouvelle entité du Parti québécois, fondé par René Lévesque et qui, aux élections de 1970, fait élire le député Robert Burns, entre autres. Pour le parti des Créditistes, son chef Camille Samson vocifère: « Les professeurs ont sorti le crucifix des écoles pour y faire entrer le sexe! »




::  Action: The October Crisis of 1970 (Robin Spry, 1973)


En plongeant aussi dans l’histoire plus ancienne, le film présente quelques documents percutants: Le Petit cathéchisme des électeurs de Duplessis, texte progressiste des années 1930, lu (joué) par Gisèle Trépanier, ou encore Le Rapport Durham, récité par le cinéaste Robin Spry. Il est touchant de voir dans ce rôle ce réalisateur anglophone, celui-là même qui sera le premier à filmer, deux fois, la Crise d’octobre, « après que l’ONF eut refusé qu’un francophone les tourne »24: Action: the October Crisis of 1970 (1973) et Reaction: a Portrait of a Society in Crisis (1973).

Denys Arcand, qui était entré à l’ONF au début des années 1960 pour son documentaire Champlain, y a fait aussi Les Montréalistes et La Route de l’ouest. Sorti tôt de la boîte, il y est revenu comme pigiste pour ses deux premiers longs métrages documentaires. Il a participé de plein pied à la naissance du cinéma québécois, et a marqué de son empreinte lucide et distanciée le terme d’une décennie qui a vu, avec étonnement, la consolidation et l’envol d’un nouveau cinéma national, à l’égal de ceux qui, à l’époque, fleurissent en Amérique latine, en Afrique, voire dans certains pays d’Europe comme l’Angleterre et la Suisse. Une sorte de miracle, dans un pays qui n’avait pratiquement jamais eu d’industrie cinématographique.

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Un petit cataclysme culturel devait endeuiller la fin des années 1960 à Amos, en Abitibi. Jusque-là, et depuis quelques décennies, le Collège avait été un foyer dynamique de vie intellectuelle et artistique. À ses côtés, l’Office des communications sociales servait de centre nerveux à la dissémination des ciné-clubs et des stages de cinéma dans toute l’Abitibi.

Or, une fringale de centralisation bureaucratique, issue du gouvernement du Québec, avait décidé de regrouper, pour la région administrative Abitibi-Témiscamingue, une foule de services à Rouyn-Noranda. Devaient bientôt s’y retrouver un seul collège régional, l’université du Québec, le branche locale des archives nationales et divers bureaux gouvernementaux. Si bien qu’Amos fut contrainte de dire adieu à sa volonté de participer à ce renouveau.

J’ai quitté Amos à l’été de 1969 pour travailler à Montréal. J’ai su par la suite que Rouyn réclamait même quelques biens matériels pour grossir ses propres collections. Un grand déménagement (nocturne, pour ne froisser personne) fut organisé pour porter dans la capitale de l’or et du cuivre toute la bibliothèque du Collège d’Amos, de même que le centre de documentation de l’Office. Heureusement, j’ai pu le vérifier quelques années plus tard, tout y était bien conservé et diffusé.

C’est ainsi qu’ont disparu du paysage de cette petite ville traversée par l’Harricana les multiples années de théâtre – Les Fourberies de Scapin, Le Barbier de Séville, Athalie, Le Malade imaginaire, Le Bourgeois gentilhomme, Les Gueux au paradis, voire ma première pièce Jets de lune, - les années aussi du journal Horizons, des ciné-clubs et des stages de cinéma, des Festivals sur glace à l’Aréna, des cercles de Jeunes Naturalistes, et caetera. Aujourd’hui, les fantômes de toutes ces activités n’errent plus que dans les archives de la Société historique d’Amos.

Autre chose aussi, qui marque la fin d’une époque. C’est au tournant des années 1970 que font leur apparition, dans les collèges et les universités du Québec, des cours de cinéma. Ce type d’enseignement était interdit auparavant, il était défendu d’utiliser des films dans les cours, même des films didactiques.

En lieu et place de ces barrages, avaient fleuri les ciné-clubs, qui étaient de vrais cours de cinéma avant la lettre, mais qui n’étaient autorisés à fonctionner qu’en activités péri-scolaires. À la fin des années 1960, quand enfin on peut enseigner le cinéma, pour lui-même, dans les premiers cours autorisés, cette situation entraîne un basculement qui marque la mort des ciné-clubs, leur quasi disparition.

Comme dit la rengaine, cette nouvelle époque ouvre à une autre histoire…


Réal La Rochelle
Novembre 2011
 




::Saint-Denys Garneau (Louis Portugais, 1960) (coll. Cinémathèque québécoise)
 

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22 Idem, p. 533.
23 Idem, p. 331.
24 Idem, p. 682.

 
Biographie de l'auteur

Professeur et critique de cinéma, conseiller et président fondateur de la Phonothèque québécoise/Musée du son de Montréal. A enseigné au collège Montmorency et a été professeur associé au département d'Histoire de l'art et études cinématographiques de l'Université de Montréal. Chargé de séminaires sur la bande sonore filmique à l'INIS (Institut national de l’image et du son). Collabore à diverses revues, dont 24 Images, ainsi qu'à la radio FM de Radio-Canada, pour qui il a fait un reportage, en 1987, sur le Colloque Cinéma et opéra au Festival de Cannes et écrit l’émission L’Opéra en images. Analyste des médias audiovisuels, docteur en communications de l'Université Stendhal de Grenoble, il a publié un essai sur l'industrie phonographique, Callas. L'opéra du disque (Christian Bourgois) et a co-dirigé un numéro thématique de la revue CinémaS sur Cinéma et musicalité. A publié aussi, chez Triptyque de Montréal, Cinéma en rouge et noir et l’essai Opérascope. Le film-opéra en Amérique. En 2002 a fait paraître, aux éditions Les 400 coups, l’ouvrage collectif, Écouter le cinéma. En 2003, scénario de la série de 5 émissions radio, Denys Arcand. Un portrait pour la radio, une composition sonore de Jean-Sébastien Durocher. En 2004, fait paraître Denys Arcand. L’ange exterminateur, chez Leméac, et supervise le livret du coffret DVD de l’ONF, Denys Arcand. L’œuvre documentaire intégrale. Toujours chez Leméac, a paru en 2007 un premier roman, Les Recettes de La Callas. En 2008, aux Presses de l’Université Laval, l’essai L’Opéra du samedi. Le Metropolitan à la radio du Québec. À l’automne de 2010, Leonard Bernstein. L’œuvre télévisuelle a paru aux Presses de l’Université Laval. Membre des jurys FIPRESCI : Venise, 1997; Toronto, 2001. Membre du jury Cinéma en musique, Auditorium du Louvre, juin 2004.
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Article publié le 15 avril 2013.
 

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