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Télévision : Unorthodox

Par Anne Marie Piette


:: Unorthodox (Anna Winger, 2020) [Real Film Berlin/Netflix]

UN GENTIL PROGRAMME

L’auditoire connaît un engouement pour les minorités religieuses. Entre autres, je pense au succès de HBO, Big Love, sur une famille de mormons polygames de l’Utah, écrite par Dustin Lance Black (Harvey Milk), qui fût élevé dans la culture mormone. Mais aussi à la très amusante série israélienne Shtisel, de Ori Elon et Yehonatan Indursky, sur une famille juive ultra orthodoxe de Jérusalem dont on parle comme faisant partie de la nouvelle vague de la télévision israélienne. Exacerbant cette curiosité désintéressée, l’histoire récente a spécialement mis sous les projecteurs les communautés hassidiques de Boisbriand, Montréal, et Brooklyn ; toutes particulièrement touchées par la Covid-19. Peuplade inassimilable, à l’atypisme antédiluvien, de culture hermétique voire asociale envers « les gentils », comme ils les appellent — les laïques — et les nations non juives. La communauté Satmar de Williamsburg, Brooklyn, est opportunément le berceau de la dramatique Unorthodox. La production originale, créée par Anna Winger (Deutschland 83) et Alexa Karolinski (Fashion at War : Crafting the Nazi Brand), est à voir sur Netflix, depuis le 26 mars 2020, et fait le régal d’un public fasciné. Voici quelques réserves sur l’excès d’enthousiasme qui a accompagné sa diffusion.

La minisérie allemande, réalisée par Maria Schrader (Stefan Zweig : Adieu l’Europe), est une adaptation libre, en quatre épisodes de 55 minutes de l’autobiographie Unorthodox: The Scandalous Rejection of My Hasidic Roots, de Deborah Feldman, best-seller qui retrace le parcours de l’autrice en rupture avec l’idéologie dont elle est issue. Feldman grandit de fait dans la communauté hassidique Satmar de Williamsburg, avant de rompre avec la tradition et de fuir un mariage arrangé malheureux, à l’âge de 23 ans. Elle se réfugie aussitôt à Bronxville, dans l’état de New York, avec son fils âgé de trois ans au moment des faits, puis s’y inscrit au Collège.Elle s’établit, par la suite, à Berlin, capitale du récit, où elle vit toujours et où la fiction finit par rejoindre le présent de la réalité, puisque c’est là que le fils de la productrice Winger et le fils de l’écrivaine Feldman se rencontrent en fréquentant la même école. Comme la première avait lu le livre de la seconde, ce fut le point de départ d’une collaboration fertile.

De par l’assise biographique de la série, il est tentant de la trouver d’emblée en tous points fidèle aux faits établis, basés sur la crédibilité des confessions. Les créatrices du programme n’ont d’ailleurs pas lésiné sur les détails ni sur un travail de recherche soigné pour arriver à reproduire, au plus près de la réalité, le mode de vie et les comportements des juifs ultra-orthodoxes. L’acteur et ex-juif ultra orthodoxe de Brooklyn, Eli Rosen, jouant un rabbin dans la série, a d’ailleurs fait office de traducteur, de conseiller linguistique et de spécialiste sur le tournage. Jeff Wilbusch, un autre comédien, interprète de Moishe, a également contribué à titre de conseiller, réchappé pour sa part d’une communauté ultra-orthodoxe de Mea She’arim à Jérusalem. Or les prérogatives de la production Netflix en font tout de même un objet trop façonné.

La narration de Unorthodox se déroule en deux temps complémentaires. La période Williamsburg, Brooklyn, se conforme davantage au livre. Elle est imagée sous forme de flash-back qui forment le passé du personnage principal, Esther Shapiro, alias Esty (Shira Haas), dans l’univers ultra intégriste de son groupuscule, tandis que l’action au présent se situe dans le Berlin d’aujourd’hui, où Esty jouit d’une liberté inespérée. L’oppression, les douleurs, toutes véridiques, ressenties par l’ancienne hassidique de Satmar lors des rapports sexuels avec son jeune époux, ressemblent à une inversion des rôles de l’interminable dépucelage de Marie-Antoinette par Louis XVI. Dans un cas comme dans l’autre, l’intimité conjugale était soit politique et publique, ou l’affaire de toute la communauté. Le précepte du couvre-chef des femmes mariées, une autre exactitude, nous donne à voir la scène post-maritale du rasage de crâne en vue du port de la perruque. Scène qui a certainement sa place dans la logique du récit, il n’est pas anodin qu’elle revête aussi cet aspect sensationnaliste cherchant à provoquer l’aversion. Caméra frontale, gros plan, larmes muettes, solennité grave. Du spectacle, pour nous piéger. On connaît le parfum scandaleux qu’inspire cette pratique, tout comme le port du voile, dans nos sociétés occidentales féministes, « égalitaires », en chemin vers une nécessaire parité. Nul besoin de la réprouver davantage pour convaincre un public bien souvent déjà convaincu.

Qu’à cela ne tienne, il s’agit d’un choix de réalisation révélateur, prédominant, une marchandisation de la souffrance féminine comme l’effigie marketing de la série (d’autant que l’image sert d’icône au menu déroulant de Netflix). Dans le livre, par exemple, on demeure loin des larmes de la série : « I’m surprised by how little I feel about losing my hair. If anything, I feel I’m about to become an adult, about to be initiated into a new life. It’s strange to watch my hair fall into the bucket, but there it goes, in fuzzy brown clumps »[1]. Cette tonte brutale qui fait aussi nécessairement référence aux camps nazis en ajoute une couche à la suite berlinoise et ce n’est pas insignifiant, à cet égard surtout que la série n’en tire rien d’intéressant, sinon un effet de choc tout aussi assimilable au dépaysement d’une comédie de vacances. Être destinée à n’être qu’épouse et mère, enfermée entre quatre murs, le plus souvent dans une cuisine à enchaîner les grossesses en post-partum perpétuel ressemble bien plus à notre passé judéo-chrétien. Pas de quoi en faire un poster.
 


:: Unorthodox (Anna Winger, 2020) [Real Film Berlin/Netflix]


C’est un fait notoire que les deux créatrices ont fabriqué tout ce qui se déroule à Berlin. Elles ne font ainsi aucune allusion à la période du Sarah Lawrence College de Bronxville, là où Feldman décrit une situation décalée avec ses pairs : « What made me different from the rest of the students was that  I was four years older than everyone else,andwhen class was finished I went to pick up my son from daycare instead of heading to the pub »[2]. Rien non plus sur cette difficile transition et l’entrechoquement de deux mondes aux antipodes : « What a hard year it was, adjusting to a world I was never really prepared for. I was a fish out of water, I remember, waiting for someone to rescue me and return me to the ocean »[3]. La série nous offre plutôt une héroïne franchissant avec une certaine aisance des étapes cruciales. Ce que Winger et Karolinski en ont fait, tristement, ne s’éloigne pas du sacro-saint rêve américain, de telle sorte qu’une fois arrivée en Allemagne, de façon absolument hasardeuse, Esther Shapiro rencontre immédiatement le bon groupe d’individus. C’est soudainement L’Auberge espagnole, où l’on observe évoluer une bande de musiciens fraternels, multiculturels, tous admis dans un conservatoire huppé. Avec la même simplicité miraculeuse, Esty intègre un milieu privilégié ultra contingenté. Sitôt débarquée dans la capitale, elle s’habille à la normcore berlinoise, choisissant ses vêtements avec le flair d’une influenceuse Instagram.

La direction artistique y fait d’ailleurs un travail admirable et tout à fait convaincants sont les intérieurs sobres et austères des appartements de la communauté Satmar. À la fois lugubres, et parfaitement immaculés, ils marquent les esprits. Pensons à cette scène, magnifiquement étrange, qui reproduit une cuisine dont on a recouvert d’aluminium toutes les surfaces entrant en contact avec la nourriture ou les récipients, selon un code de nettoyage spécifique à la célébration de Pessa’h. Notons aussi le travail colossal et soigné de chaque costume, et spécialement les chapeaux des fêtes, qui à eux seuls ont nécessité d’énormes heures de brossage, d’ingéniosité en reproduction...

Autrement, Shira Haas, premier rôle de la série, est une actrice talentueuse. On a pu apprécier son jeu, comme interprète de Ruchami Weiss dans Shtisel, où elle campait à merveille une adolescente organisant son propre mariage prématurément, pour fuir un cadre familial aliénant. Ici, pourtant, elle détonne. Haas, avec sa physionomie enfantine, semble déguisée, dans chaque scène tirée de l’époque Williamsburg où elle était une femme mariée portant le postiche. Un choix certainement calculé pour souligner à gros traits la représentation des mariages arrangés d’adolescents à peine pubères. Difficile néanmoins de se convaincre qu’elle était réellement le bon choix pour le rôle de Esty.

Globalement, la série aurait mérité quelques épisodes supplémentaires afin d’observer un rythme plus lent qui puisse permettre à Esty une transition crédible vers un aboutissement intelligent. Car il y avait beaucoup trop de contenu dans cette finale, et que tant qu’à faire dans la fiction glorieuse, il aurait été intéressant de faire miroiter une deuxième saison plus conséquente, pour aller du passé vers les possibles.

Disons enfin que la destinée de Feldman, hors-norme et prospère, est un peu comme l’exception qui confirme la règle, mais elle n’est pas la règle. Au-delà du jeu des fidélités entre un roman et sa série, il est surtout embêtant de la voir représentée volontairement via cette série Netflix comme une autre grande preuve de réussite assurée par le seul courage et la détermination. Comment pourrait-il être si simple de réussir sa vie, à l’ère post-internet, pour une minorité chez les minorités et totalement ignorante par-dessus le marché ? Je ne parle pas de la seule volonté de quitter un milieu malsain, qui demande déjà une force de caractère que tous n’ont pas, mais de ce qui vient ensuite, en matière de survie et plus encore, en matière d’intégration dans une société ultra compétitive dont ils ne détiennent pas les codes. En vérité, si on compte de plus en plus de cas d’individus quittant leurs micros sociétés avilissantes, une majorité d’entre eux ont une issue nettement moins favorable. Les comparses témoignant dans le documentaire One of Us, également disponible en visionnage sur Netflix, réchappé(e)s, eux aussi, de leur communauté hassidique respective, galèrent la plupart du temps pour gagner leur vie. Cumulant des boulots alimentaires et des autocollants de chauffeurs Uber, ils n’ont pas l’éducation élémentaire pour se placer autrement et encore moins correctement. Souvent récupérés en acteurs, mais surtout en figurants. Ils idéalisent un métier qui leur fait miroiter une vie rêvée : une autre chimère utopique à la Unorthodox. Il est quand même croustillant de constater que ces deux œuvres coexistent, sur la même plateforme de diffusion.

N’y a-t-il pas, tout de même, un sarcasme féroce dans cette conclusion digne d’Hollywood ? Dans ce dénouement heureux, concédant au goût du public qui abat, un à un, tous les obstacles sur un parcours sans faute ? Le propos, féministe, à savoir celui de l’histoire d’une femme assujettie physiquement et moralement, marginalisée, qui rompt avec les siens pour reprendre le contrôle de son corps et de sa vie, voit son objectif dilué dans une forme standardisée qui nous rappelle tout bonnement sa nature de divertissement, et sa caractéristique normative en guise de réussite absolue. La vision simpliste et magnifiée de la majorité sur une minorité, c’est bien là un gentil programme.



:: Unorthodox (Anna Winger, 2020) [Real Film Berlin/Netflix]

 

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[1] Feldman, Deborah. Unorthodox: The Scandalous Rejection of My Hasidic Roots. New York : Simon & Schuster, p. 204.

[2] Feldman, Deborah. « Once upon a life: Deborah Feldman », The Guardian (29 août 2010). En ligne.

[3] op. cit., p. 294.

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Article publié le 25 mai 2020.
 

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