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Tia et Piujuq : Le cinéma transnational de l'Arctique

Par Kerstin Knopf


:: Tia et Piujuq rencontrent le Taqriaqsuit [Sivumu Northern Productions, Arnait Video Productions]


Tia et Piujuq (2017) est le premier film de la réalisatrice Lucy Tulugarjuk, aussi chanteuse de gorge et actrice, connue mondialement pour son interprétation de Puja dans le chef-d’œuvre de Zacharias Kunuk, Atanarjuat: The Fast Runner (2001). Atanarjuat est le premier film conçu presque entièrement par une équipe inuite, dont les membres occupaient les rôles de scénaristes, réalisateur, producteurs, acteurs, figurants, techniciens, costumiers et directeurs artistiques (le directeur photo Norman Cohn, co-propriétaire et collaborateur de longue date des productions Igloolik Isuma, était le seul non-Inuit sur le plateau, outre quelques collègues non-Inuit qui travaillèrent en postproduction). Le film obtint un succès international et remporta la Caméra d’or de la section Un Certain Regard à Cannes en 2001. 

Tia et Piujuq, un film pour jeunes adultes à propos de l’amitié entre deux fillettes, une Syrienne et une Inuite, dans un espace arctique imaginaire, constitue aussi une première : il est sans doute le premier film autochtone nord-américain à avoir adopté une approche transnationale à la fois dans son intrigue et dans sa production. À ma connaissance, le Red Snow (2019) de Marie Clements (à propos d’un soldat gwich’in dans les Forces canadiennes, kidnappé par les talibans à Kandahar) est le seul autre film autochtone nord-américain à avoir campé son action et sa production en dehors du contexte autochtone nord-américain, présentant volontairement un cadre et des personnages étrangers, dans ce cas-ci afghans. Dans le film de Tulugarjuk, Tia (Tia Bshara) est une fillette syrienne de 10 ans qui vient de fuir la guerre civile pour s’établir avec ses parents à Montréal, où elle peine à se sentir chez elle, à se faire des amis, à se construire une vie. Alors que ses parents sont préoccupés par la situation syrienne, par une grossesse problématique et par l’apprentissage du français, Tia donne un coup de main dans le dépanneur de son oncle ou flâne seule dans la ruelle. Après qu’une travailleuse sociale lui ait offert un livre contenant des dessins et des contes inuits [1], Tia découvre un portail magique dans un vieux garage de sa ruelle. En le traversant, elle se retrouve dans une cabane abandonnée sur le littoral de l’Arctique, entourée de paysages magnifiques mais étranges. Elle y rencontre Piujuq (Nuvvija Tulugarjuk), avec qui elle développe une amitié intime. Tia traverse ensuite le portail plus fréquemment et Piujuq lui fait visiter son territoire et son domicile, jouant avec elle sur la plage et l’emmenant chez sa grand-mère Ananatia (Madeline Ivalu), qui campe avec elle l’été sur le bord de la mer. Celle-ci joue de la guimbarde, confectionne de charmantes poupées inuites et raconte de belles histoires, à propos de Sedna (la mère des animaux marins) par exemple. Ensemble, les fillettes partent à l’aventure, fuyant la présence d’un ijiraq (polymorphe voleur d’enfants) et d’un mystérieux garçon de l’ombre, un Taqriaqsuit, qui semble suivre Tia jusqu’à Montréal, où il l’effraie et lui crée des ennuis. Les Taqriaqsuit sont surnommés « le peuple de l’ombre » et on estime qu’ils proviennent d’un monde parallèle, ne pouvant être aperçus que par ceux qui croient en eux, mais ne les regardent jamais directement. Lorsqu’un qallupilluit tente d’attraper Tia à la plage et de l’attirer dans l’eau, la fillette est si effrayée qu’elle tarde à revenir [2]. Pour leur dernière aventure, les deux héroïnes tentent de retrouver le Taqriaqsuit, mais prennent peur et apostrophent le garçon, qui détruit alors le portail magique, empêchant Tia de retourner à la maison. Tia et Piujuq partent ensuite à la recherche du Taqriaqsuit, qui leur témoigne sa confiance et se manifeste à leurs yeux. On découvre alors qu’il voulait seulement jouer avec elles et qu’il s’est fâché lorsqu’elles se sont enfuies. Sa mère (Lucy Tulugarjuk, dans une brève apparition) aide alors Tia à revenir chez elle en donnant aux filles des kamiks magiques pour qu’elles puissent courir avec les caribous et nager avec les phoques. 


:: Tia dans la cabane magique [Sivumu Northern Productions, Arnait Video Productions]
 

Le caractère transnational de
Tia et Piujuq se développe à partir du récit d’une fillette syrienne qui s’imagine une amie inuite, une terre inuite et un monde inuit rempli de contes et de créatures mythologiques inspirés par le livre qu’elle a reçu et qui l’aide à faire face à sa situation d’immigrante. La peur de la culture ainsi que des paysages étrangers et dangereux de sa terre d’accueil se manifeste à travers les créatures inuites effrayant Tia. Son anxiété à obtenir un accueil amical au sein d’une nouvelle culture, à apprendre une nouvelle langue et à surmonter la perte de sa grand-mère est allégée par la présence de son amie imaginaire Piujuq et de la grand-mère de celle-ci. Ensemble, Tia et Piujuq apprennent à ne plus craindre les créatures de légende et à les comprendre comme partie intégrante de la mythologie inuite. Le fait que Tia, en tant qu’étrangère culturelle, puisse apercevoir ces créatures suggère une ouverture à l’autre qu’elle doit répliquer dans sa terre d’accueil. Elle doit apprendre à surmonter ses peurs et accepter les défis inhérents à la vie dans un nouveau monde pour apprendre à construire une belle vie pour elle et sa famille à Montréal.

La direction photographique du film s’attarde aux deux fillettes, à leur environnement et à leur amitié naissante, les montrant souvent dans des plans larges, des plans moyens et des gros plans à hauteur d’yeux. Elles apparaissent parfois dans des plans d'ensemble, où la caméra (vraisemblablement celle d’un drone) effectue des zooms arrière qui deviennent des plongées mobiles destinées à les suivre. Cette technique permet de dépeindre les impressionnants panoramas sans arbres de l’Arctique et l’océan estival limpide, jouant ainsi avec le cliché des paysages de glace infinie que les gens du Sud associent généralement à l’Arctique. Des gros plans en contre-plongée montrent aussi les fleurs et les herbes estivales, de même que les savoureux napajungaujait. Des dessins animés inspirés par le livre d’Arnaktauyok illustrent quant à eux le récit qu’Ananatia fait de Nuliajuk (Sedna) et des Taqriaqsuit, ce qui permet de mieux connecter Tia à ses amies Piujuq et Ananatia à travers « son » livre. Puisque la plupart des images sont celles d’Igloolik, de la côte arctique ou du Montréal urbain, les spectateurs ne font qu’entrevoir des images de la guerre civile syrienne (en provenance de l’agence de presse Qasioun), montrées sans doute pour des raisons pragmatiques. Cependant, le film inclut délibérément beaucoup d’arabe, parlé par Tia et sa famille, mais aussi du français qu’ils apprennent et qui les entoure, tandis que Tia parle anglais avec Piujuq et écoute les récits d’Ananatia narrés en inuktitut. Le film relie donc quatre langues — l’inuktitut, l’arabe, le français et l’anglais —, ce qui souligne davantage son caractère transnational. Ce film inuit mélange ainsi somptueusement la réalité immigrante, la vie et la mythologie inuites, l’imaginaire ainsi que la magie qui rendent possibles la compréhension, l’amitié et les rapprochements transnationaux. 



[1] Le livre qui lui est offert : Germaine Arnaktauyok, My Name Is Arnaktauyok: The Life and Art of Germaine Arnaktauyok (Iqaluit : Inhabit Media, 2015)

[2] Voyez Lucy Tulugarjuk discuter des ijiraq, des Taqriaqsuit, et des qallupilluit: https://tiaandpiujuq.com/taqriaqsuit/

 

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Kerstin Knopf est titulaire d'une maîtrise en études américaines/canadiennes, hispaniques et scandinaves, de même que d'un doctorat et d'une habilitation de l'Université de Greifswald en Allemagne. Elle est professeure titulaire en études littéraires et culturelles nord-américaines et postcoloniales à l'Université de Brême et directrice de l'Institut d'études postcoloniales et transculturelles (INPUTS) et de l'Institut d'études canadiennes et québécoises de Brême (BICQS). Elle préside actuellement le Conseil international d'études canadiennes (CIEC).

 

traduction de l'anglais au français : Olivier Thibodeau

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Article publié le 17 août 2022.
 

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