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Sur le silence privé du cinéphile : Réflexions autour du Cinema Speculation de Quentin Tarantino

Par Sylvain Lavallée


:: Un jeune Quentin Tarantino commis chez Video Archives à Manhattan Beach, un club vidéo où il a travaillé entre 1985 et 1990
« Le propriétaire m'a demandé si je voulais travailler là. Il ne s'est pas rendu compte qu'il me sauvait la vie. » [@FilmFreeway/Twitter]  


Pour l’adolescent que j’étais, entamant sa vie cinéphile dans les années 1990, Quentin Tarantino faisait figure de mentor. Le cinéaste de
Reservoir Dogs (1992) et, surtout, Pulp Fiction (1994) (film que j’ai vu et revu dans l’ordre et le désordre) avait tout pour séduire un jeune homme aux goûts encore à définir, élevé par les films de « gros bras » et cherchant à se tourner vers des œuvres plus « respectables ». Avec Stanley Kubrick et les frères Coen, ils formaient le quatuor parfait d’auteurs accessibles, pas trop dépaysants, avec un pied solidement ancré dans le cinéma de genre et l’autre dans celui de répertoire. Au-delà de ses films, la verve et la passion de Tarantino étaient aussi on ne peut plus contagieuses, sans compter qu’il avait travaillé dans un club vidéo, lieu emblématique de la cinéphilie de cette époque  plus encore, par sa connaissance boulimique, ses goûts éclectiques, sa personnalité décomplexée, il était l’incarnation même de ce que représentait cet espace où reposaient naguère les films. Personne ne partageait son amour avec autant d’effervescence, et il nous faisait briller une cinéphilie idéale, écartelée entre Jean-Luc Godard (A Band Apart, sa compagnie de production) et John Flynn (Rolling Thunder, sa compagnie de distribution).

Même si je n’éprouve plus aujourd’hui le même amour pour Tarantino, j’approchais la lecture de Cinema Speculation, son deuxième livre après sa mise en roman du scénario de Once Upon a Time in Hollywood (2019), avec un esprit nostalgique me ramenant aux origines de ma cinéphilie. Ce n’était pas sans résonner avec ma lecture puisque l’auteur se penche sur plusieurs films des années 1970, quelques moments marquants de son devenir cinéphile : plus que du livre lui-même (qui saura plaire à tout tarantino-phile ; les autres risquent d’être moins cléments envers le manque évident d’interventions éditoriales), je veux témoigner ici de cet écart entre son expérience et la mienne. Une distance temporelle, de laquelle naissait une autre nostalgie, élancée non plus vers mes propres souvenirs mais vers un autre monde, un autre cinéma, distinct de celui que j’ai connu.



*

 

Le premier chapitre, le plus personnel, raconte les expériences en salle de l’enfant Tarantino, entre sept et dix ans, quand sa mère l’amenait voir des films qui feraient hurler d’indignation des parents conservateurs : Bullitt (Peter Yates, 1968), The French Connection (William Friedkin, 1971), Dirty Harry (Don Siegel, 1971), The Getaway (Sam Peckinpah, 1972), The Godfather (Francis Ford Coppola, 1972), Deliverance (John Boorman, 1972), pour nommer les plus connus. Mais la projection qui changea sa vie à jamais fut celle d’un film de blaxploitation, Black Gunn (Robert Hartford-Davis, 1972), où il fut amené par un des copains de sa mère, Tarantino étant le seul Blanc au sein d’un public noir, qui hurlait son enthousiasme chaque fois que Jim Brown sortait son shotgun. Pour celles et ceux qui connaissent bien le cinéaste, ces anecdotes sont connues, mais dans le contexte du livre elles dessinent une vision du cinéma liée fondamentalement aux projections en salle, et qui plus est devant une foule qui ignore nos conventions contemporaines de respect silencieux face à l’œuvre.




:: Jim Brown dans 
Black Gunn (Robert Hartford-Davis, 1972) [Champion Production Company]


:: Black Gunn (Robert Hartford-Davis, 1972) [Champion Production Company]

Par contraste, j’ai découvert le cinéma dans mon salon, grâce aux clubs vidéo et à la télévision publique (quand Télé-Québec offrait une programmation exceptionnelle), et même si la salle a joué un certain rôle (le choc de Jurassic Park [Steven Spielberg, 1993], bien sûr), je n’ai pas pu connaitre cette époque révolue, quand le septième art était encore associé intimement à la salle obscure. Ma cinéphilie s’est largement formée en solitaire, et même quand la Cinémathèque est devenue un lieu de culte, vers mes dix-huit ans, elle était exactement cela, un espace où il fallait religieusement absorber les œuvres en se faisant tout petit face à elles. Dans son portrait des salles de Los Angeles, et en particulier des grindhouse, Tarantino décrit l’exact inverse, et ce même devant des films maintenant considérés comme des chefs d’œuvre intouchables, notamment Taxi Driver (1976), qu’il a vu dans une salle hilare (encore une fois un public où il se dit le seul Blanc). Impossible aujourd’hui d’imaginer un tel accueil du film de Martin Scorsese, certains en seraient même outrés, et pourtant, selon l’auteur, ce rire n’était pas signe de mépris ou d’incompréhension. Il s’expliquait, entre autres, parce que Travis Bickle apparaissait moins comme un sociopathe à redouter que comme un « idiot », un « goofball », tellement à côté de la plaque qu’il amène sa copine voir un porno pour leur première date et qu’il arbore une coupe mohawk des plus ridicules (cela dit, personne ne riait dans la dernière partie du film).

L’anecdote s’avère fascinante, dans sa manière de recontextualiser une œuvre sacrée en la ramenant à son époque : Taxi Driver n’aurait pas pu se faire sans Death Wish (Michael Winner, 1974) et la vague de films de revanche qui s’ensuivit, et il était vendu comme tel, même si pour le scénariste (Paul Schrader) comme pour le cinéaste, il s’agissait d’une perversion de ce modèle. Quand Tarantino voit le film, en 1977, un an après sa sortie, c’est dans le cadre d’un double bill avec The Farmer (David Berlatsky, 1977), un film de revanche des plus classiques. Une programmation impensable aujourd’hui, mais si on est honnête, Taxi Driver n’est effectivement pas si éloigné d’un Death Wish ou de ses dérivés (il est surtout infiniment plus nuancé et accompli), d’autant plus que dans la finale, même si nous nous méfions de Travis, ses actions sont moralement justifiées dans la mesure où il vient sauver une enfant des mains de personnages évidemment méchants. Scorsese s’étonnait de la réaction du public, qui lançait, semble-t-il, des cris de support et d’enthousiasme devant le carnage final, mais comme le remarque bien Tarantino, on ne peut pas filmer une telle scène, avec une telle maitrise dans la chorégraphie de la violence, sans s’attendre à ce que le public réagisse comme un public. Du moins, comme un public américain de 1970 : celui de 2022 regarderait le film dans le silence, et quiconque ne le respecterait pas risquerait la réprimande.


:: Robert De Niro dans 
Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) [Columbia Pictures]


:: Charles Bronson dans Death Wish (Michael Winner, 1974) [Dino De Laurentiis]

Cette réaction du « grand public », c’est-à-dire d’un public non-cinéphile, qui n’arrive pas devant Taxi Driver en s’attendant à voir un des sommets du cinéma, à regarder en sachant à l’avance qu’il faut être assommé par la violence et perturbé par le personnage, est à mon sens extrêmement précieuse, et des plus rafraichissantes. Alors que nous nous attaquons sévèrement au canon cinématographique, en particulier à travers le prisme des cultural studies, il me semble qu’il y a là aussi matière à réflexion : d’où nait cette attitude de déférence envers le cinéma, ces règles de bienséance en salle, qui sont sans fondement historique, même antithétiques à ce qu’a été le cinéma pendant la grande majorité de son existence ? Il n’y a qu’à penser à cette époque, pas si lointaine, où l’on pouvait entrer et sortir à n’importe quel moment dans une salle, les films étant alors projetés en continu, dans des programmes doubles entrecoupés d’actualités et de courts métrages animés. Les journaux n’ont pas commencé à publier les horaires de projection avant les années 1960 et encore dans la décennie suivante, ces habitudes persistaient dans certaines salles, Tarantino racontant d’ailleurs être arrivé au milieu du film précédant Black Gunn, ce qui était alors parfaitement normal. Les salles étaient donc animées, mouvementées, bruyantes, tout ce qui aujourd’hui irrite profondément nombre de cinéphiles, au point que nous avons dorénavant jusque dans nos multiplexes des annonces nous demandant de fermer nos cellulaires et d’observer le silence.

Deux éléments peuvent sans doute expliquer ces nouvelles conditions de projection : d’abord l’institutionnalisation progressive du cinéma, avec l’importance accrue des revues spécialisées dans les années 1950, les départements universitaires qui ouvrent dans les années 1960, et l’embourgeoisement qui s’ensuit. Cette étiquette du silence, pourrions-nous dire, a servi à taire un milieu prolétaire et imposer un carcan de « bon goût » sur un art qui désormais ne relevait plus strictement du populaire, l’intronisation du cinéma se faisant précisément par une élite démontrant que les films ne sont pas que des distractions, des attractions. Dès lors, on ne peut plus regarder le cinéma comme dans une foire, nous sommes maintenant plus près d’un espace muséal (quand il ne s’agit pas précisément d’un musée, dans le cas des cinémathèques). Et à cela nous pouvons rajouter les cinéphiles formé·e·s, comme moi, dans leur salon, dans une solitude qui ne saurait admettre l’intrusion d’un·e autre spectateur·rice venant potentiellement briser notre lien privé à l’œuvre. Quand nous défendons aujourd’hui l’expérience en salle, qui serait plus « cinématographique », pour les puristes, que celle d’un écran à domicile, il s’agit de défendre une expérience qui est essentiellement celle où nous regardons un film seul à seul avec lui, mais sur un plus gros écran, en pellicule, les autres spectateur·rice·s n’étant admis que s’ils respectent notre intimité.


:: Bullitt (Peter Yates, 1968) [Warner Bros.]


:: The French Connection (William Friedkin, 1971) [Twentieth Century Fox]


:: Clint Eastwood dans Dirty Harry (Don Siegel, 1971) [The Malpaso Company]


:: Steve McQueen dans The Getaway (Sam Peckinpah, 1972) [First Artists/Foster-Brower Productions]

Pourrions-nous imaginer une salle criant son enthousiasme face à un film d’Andreï Tarkovski ? Non, évidemment, certaines œuvres ont été pensées pour être accueillies dans un espace de culte, dans une cinémathèque muette d’admiration, mais l’apparition de ce genre de films concorde avec des changements dans nos habitudes de visionnage, avec cette institutionnalisation qui crée un public comme des cinéastes spécialisés. Tarantino est en ce sens un exemple singulier, en ce qu’il se tient à cheval entre deux époques : celle des grindhouse et celle des clubs vidéo, avec d’un côté l’attachement à la salle, la pellicule et les réactions du public (qu’il commente fréquemment dans son livre) et de l’autre l’accessibilité du cinéma dans un lieu qui tend à déhiérarchiser les œuvres puisqu’elles se côtoient dans le même espace. Son livre témoigne à la fois de son éducation cinématographique, de son savoir (il a une mémoire phénoménale, et semble connaitre tous les acteur·rice.s des années 1970, jusqu’aux figurant·e·s) et d’une approche qui est plus proche de l’esprit du spectateur moyen que de celui d’un critique officiel, dans la mesure où il s’attarde rarement à des éléments techniques (presqu’aucune considération de mise en scène), mais plutôt aux dialogues, aux personnages, aux émotions ressenties, et à l’importance des stars (avec de très belles pages sur Steve McQueen et Sylvester Stallone). Et les critiques qu’il préfère sont, sans surprise, celles et ceux qui partagent cette conception du cinéma : Pauline Kael en premier lieu, et Kevin Thomas, du Los Angeles Time, qui était l’un des rares défenseurs du cinéma d’exploitation.



*

 

Il m’est toujours étonnant de lire un récit comme celui de Tarantino tant pour moi le cinéma était (et est encore) une activité majoritairement solitaire. Sa dimension populaire m’est pourtant essentielle, mais cela est difficile à réconcilier avec ce qu’a été réellement ma cinéphilie : née du petit écran, passant par le milieu universitaire et une posture élitiste que j’ai adoptée pendant un temps (il était à peu près impossible début 2000 de ressortir d’une éducation en cinéma sans un mépris envers Hollywood), tout s’oppose à l’expérience de découvrir Taxi Driver dans une salle pleine riant aux éclats. Et sans nier tout ce que m’a apporté et m’apportent encore les films que l’on dit plus pointus, ceux envers lesquels je ne supporterais pas d’être dérangé même si je suis de ceux qui trouvent cela absurde qu’il n’y a pas de comptoir à friandises à la Cinémathèque québécoise, j’ai souvent le sentiment que je serais plus à ma place dans un double bill de fin de matinée devant des films d’horreur de série B et une salle remplie d’enfants exprimant haut et fort leur fascination (une image, bien sûr, qui m’a été léguée par les Steven Spielberg, Joe Dante, George Lucas, et autres cinéastes des années 1980), ou dans un grindhouse devant un blaxploitation ou un film de la Shaw Bros (celle-là vient de Tarantino).

Il n’est plus possible de fréquenter la salle tel qu’on le faisait autrefois, ne serait-ce que pour des raisons financières, les films n’étant plus cet autre monde projeté en permanence, dans lequel on pouvait rentrer et sortir à notre guise en payant quelques sous, mais un événement isolé et bien balisé, autant en termes de durée que de comportements admis, et qui est vendu comme quelque chose d’exceptionnel plutôt que parfaitement quotidien. Sans faire des salles d’hier un capharnaüm de liberté démocratique s’opposant à nos restrictions contemporaines, ni non plus négliger la différence essentielle entre le public d’aujourd’hui qui, sur son cellulaire, démontre un inintérêt alors que s’adresser à l’écran fait plutôt preuve d’un engagement, il m’est difficile de ne pas voir ces changements dans les habitudes des spectateur·rice·s comme une forme de perte. Comme si, paradoxalement, le cinéma était devenu plus banal depuis qu’on nous demande de respecter les films scrupuleusement.

Cela, je l’admets, est fort contestable. Cependant, il m’apparait évident que notre rapport au cinéma est dorénavant beaucoup plus privé qu’il ne l’a déjà été. Il y aurait un parcours historique à dessiner, depuis les premières projections dans une foire, en passant par l’avènement des cinémathèques et des grindhouse, des salles invitant moins le « grand public » que des audiences aux intérêts bien ciblés, pour en arriver à la fragmentation que nous connaissons aujourd’hui, avec un éclatement du réseau de distribution créant une infinité d’auditoires spécifiques, dialoguant plus ou moins les uns avec les autres, et des spectateur·rice·s ayant la possibilité de se créer une cinéphilie très singulière en traçant leur chemin personnel à travers ce système. Quelles conclusions pourrions-nous en tirer, je ne saurais dire, sinon que le type de film produit à chaque époque répond à ces changements, et que cela suppose aussi un rapport au monde nouveau, que le cinéma, dans toutes ses manifestations, réfléchit à sa façon.

Pour l’instant, ma nostalgie domine, ce qui est peut-être dû aussi à ce sentiment de solitude profondément ancré, comme si j’étais toujours à la mauvaise place, au mauvais temps, condition cinéphile par excellence. La lecture de Cinema Speculation a ravivé cette impression : le livre lance un regard enthousiaste sur le Hollywood des années 1970, pas particulièrement nouveau mais provenant d’une perspective singulière, celle à la fois de quelqu’un qui était là et d’un cinéaste qui connait les rouages du système et peut comprendre comment un film parvient à être produit, ce qui débouche sur une analyse filmique différente de la critique habituelle, en même temps que tout cela nous permet de comprendre la cinéphilie de Tarantino et, ce faisant, son propre cinéma. Mais c’est moins ce que je retiens, tous les films commentés m’étant aisément accessibles (la passion de l’auteur m’a d’ailleurs amené à en revisiter quelques-uns, et à me rassurer que je n’étais pas le seul à apprécier le Paradise Alley [1978] de Stallone), alors que le cinéma dépeint, entendu ici non pas comme une collection d’œuvres, mais comme une expérience de visionnage donnée, m’est quant à lui lointain, et me parvient depuis des souvenirs que j’aimerais faire miens. Et à bien y penser, il n’y a pas plus cinématographique que ce genre d’autobiographie entremêlant mémoire personnelle et mémoire des films, nous invitant à nous asseoir, pour un temps, dans une salle défunte, aux côtés d’un autre cinéphile dont le regard fait fléchir le nôtre et nous amène à voir autrement ce que nous pensions connaitre.


:: Margot Robbie dans Once Upon a Time in Hollywood (Quentin Tarantino, 2019) [Heyday films]

 


:: Sam Peckinpah et Steve McQueen sur le tournage de The Getaway, photographie de couverture [Harper]

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Article publié le 5 décembre 2022.
 

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