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Petit papier sur Lotte Reiniger

Par Samy Benammar


 

L’approche la plus évidente et répandue de Lotte Reiniger consiste en une succession de qualificatifs qui entérinent la dimension avant-gardiste et l’influence majeure de son cinéma dans l’histoire de l’animation. Pour n’en citer que quelques-uns, rappelons que son œuvre est à la fois le lieu d’innovations techniques majeures autour de l’animation en papier découpé, la preuve incontestable de l’importance des femmes dans ce genre cinématographique, l’un des premiers longs métrages d’animation et certains diraient même le point culminant d’une pensée de l’image du début du siècle donnant la réplique autant à l’expressionisme allemand qu’à la fantasmagorie (de Méliès et des premiers animateurs de vues animées comme Émile Cohl). Cependant une telle approche semble rattacher l’œuvre à une importance historique qui, au-delà d’être facilement lisible dans suffisamment de textes et autres encyclopédies en ligne, finit par mettre un frein à l’approche la plus fondamentale de ce cinéma qui se présente comme un jaillissement festif : le plaisir de l’émerveillement.

L’apparition d’une sélection de films de la cinéaste Allemande surThe Criterion Channel participe, conformément à la ligne éditoriale de la plateforme, à un acte d’archéologie du cinéma. Celui-ci est d’autant plus important dans le cas de Lotte Reiniger qu’il s’agit d’une œuvre à la lisière de l’animation comme pratique à la fois d’avant-garde et de standardisation de celle-ci vers des films narratifs et enfantins dont souffre encore les productions actuelles, qualifiées d’expérimentales dès lors qu’elles essaient de s’éloigner un peu trop des attentes encouragées par l’industrie commerciale, centrée autour de personnages récurrents et duplicables,, notamment à la suite de la naissance en 1928 du fameux Mickey Mouse. Et si cette excavation est nécessaire, il semble également primordial de ne pas se contenter d’en souligner l’intérêt historique mais de profiter de cette distribution en ligne, pour se plonger dans les rêves que renferment ces silhouettes vacillant dans la lumière d’une table lumineuse que la caméra transforme en paysages.
 


 

Revenir à une séquence précise permet de sortir d’une lecture technique de l’image. Au début du deuxième acte des Aventures du Prince Ahmed (1926), le personnage qui donne son nom au film est emporté dans les airs par un cheval dont il ignore le pouvoir. Dans les premiers moments de cette échappée, le visage du prince est tourné vers le sol dont l’éloignement est signalé par une main qu’il porte à hauteur de visage. Ainsi agrippé à la bête qui regarde dans la position opposée, sa posture exprime — avec une grande économie de moyens caractéristique de Lotte Reiniger — une résistance. Les plans suivants, en quelques frames disent toute la détresse d’un profil agité qui regarde partout autour et se débat contre le cheval dont il ne parvient pas à interrompre l’ascension. Bien que rudimentaires, ces ombres photographiées image par image signifient les tourments du prince à travers les convulsions de ses membres et de son buste. L’exagération des mouvements de ces silhouettes désarticulées rappelle que l’idée d’un corps burlesque n’est pas nécessairement rattachée au ridicule, ce qui n’est pas sans rappeler un certain Buster Keaton dont The General est réalisé la même année que le prince Ahmed.
 


 

D’abord effrayé, le corps finit par se stabiliser dans une acceptation provisoire de l’émerveillement que constitue cette envolée. La silhouette se tourne vers le coin supérieur droit de l’écran tandis que sa cape volète dans le vent du ciel étoilé. Grâce à une version embryonnaire de caméra multiplane, les trois couches de l’image ont chacune un mouvement propre — certaines étoiles défilent, d’autres restent fixes —, ce qui accentue la féérie d’un moment expressionniste où l’espace répond à la logique du conte incitant à une lecture allégorique. Le prince flottant ainsi dans les cieux, accepte quelques temps d’oublier le tourment provoqué par les hauteurs, pour embrasser l’émancipation qui lui est offerte. Loin des rapports hiérarchiques — de la diégèse comme d’une animation asservie à un plan d’animation unique —, et de ses responsabilités féodales, il redevient ici un simple voyageur. L’acceptation de ce statut initiera la redescente, plus douce que l’ascension, à l’issue de laquelle il découvrira les ailleurs vers lesquels seul un évènement magique pouvait l’accompagner. Cette traversée est le récit d’une fuite mais aussi le lieu d’un florilège de cabrioles du cavalier : un cinéma d’attraction qui n’a aujourd’hui plus rien subjuguant mais conserve la force évocatrice de ces petits riens à la grande profondeur lyrique.

Détacher totalement l’œuvre de ses implications historiques a quelque chose d’irresponsable tant le Prince Ahmed, comme relecture des Mille et une Nuits, est imprégné d’une forme d’orientalisme qui dérange dans le contexte actuel où les questions de réappropriations culturelles sont au centre du débat public. D'autre part, il est important de considérer le parcours personnel de la cinéaste qui immigre en Angleterre à la suite de la montée au pouvoir d’Hitler en 1933, ce qui explique pour des films comme The Star of Bethlehem (1956) qu’ils soient réalisés au Royaume-Uni. Ceux-ci, tournés en couleur gagnent en qualité technique ce qu’ils perdent en dépouillement de l’image et s’ils restent fascinants, ils n’ont pas le charme si particulier des Aventures du Prince Ahmed. Dans ce dernier, l’allégorie visuelle est renforcée par la simplicité des éléments mis en scène et, sans être enfantin, le propos se constitue en ode à l’enfance, au regard sans cesse renouvelé sur les mondes. Plus qu’à une caverne platonicienne, ces ombres renvoient à une veilleuse dans une chambre d’enfant comme le faisait déjà les lanternes magiques du pré-cinéma. C’est pour cette raison sans doute, que tout aussi fondamentale et théorisée soit l’œuvre de Reiniger, elle garde une innocence qui se prête à un visionnement candide dans l’acception la plus positive du terme.

 

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Article publié le 14 juin 2021.
 

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