ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Chronique d’une Palestine possible

Par Sylvain Lavallée


:: Intervention divine
(Elia Suleiman, 2002)


Un homme lance ses poubelles dans le jardin de sa voisine, un autre s’obstine à détruire la route, un autre encore s’installe chaque jour devant un arrêt d’autobus même si on lui dit qu’il n’y a plus d’autobus à cet endroit… Ces scènes, tirées d’Intervention divine (2002), du cinéaste palestinien Elia Suleiman, auraient pu servir d’exemples à Henri Bergson dans son traité (inévitable!) sur le rire (intitulé, évidemment, Le rire) tant elles illustrent parfaitement ses idées, entre autres celle que la source essentielle du comique se trouve dans la révélation du « mécanique plaqué sur du vivant » : pour le philosophe, le comportement humain devient drôle lorsqu’il se fige dans un stéréotype, des habitudes, des automatismes qui se superposent sur le mouvant, nous voilant ainsi les infinies variations et la flexibilité propres au vivant.  Et justement, par la répétition Suleiman donne aux micro-récits d’Intervention divine cités ci-haut des allures de quotidienneté, comme s’il s’agissait de comportements ancrés, indécrottables, les mêmes actions revenant ponctuellement, filmées à l’identique, où en général un plan fixe suffit.
 
Mais il faut du recul pour discerner le comique qui se terre dans ce mécanique, pour voir le stéréotype en tant que stéréotype, sinon il se confond avec notre vision ordinaire : en jouant lui-même dans tous ses films un personnage muet, souvent passif, un observateur au visage placide et détaché de l’action, Suleiman nous invite à adopter avec lui cette posture, nécessaire pour dégager le mécanique du vivant. Le comique, alors, provient de ces automatismes, de la rigidité du cadre dans lequel les personnages s’enferment par leur routine si bien réglée, comme si rien n’existait en dehors de celle-ci, ce que nous n’aurions pas pu voir sans la distance que nous encourage à prendre Suleiman face au quotidien.
 
Autrement dit, le rire s’accompagne d’une prise de conscience, la révélation de ce mécanique permettant de renouveler notre regard : l’homme devant l’arrêt n’attendait pas l’autobus, il suffisait de suivre son regard pour voir cette fenêtre, de l’autre côté de la rue, et la femme à qui il déclarait son amour par une inscription au mur (« Je suis fou parce que je t’aime »). De la sorte, Suleiman partage l’espace en des plans fixes qu’il invite en même temps à reconnecter, à rassembler, pour abolir la frontière imposée par la nécessaire opération de cadrage, pour laisser sentir l’entièreté du monde au-delà de ce qui est visible à l’écran. En ce sens, la rigidité des cadres chez Suleiman ne sert qu’à être mieux contredite : les plans semblent d’abord autonomes, autosuffisants, comme s’ils pouvaient être isolés du reste du film sans que notre compréhension en souffre, mais rapidement le montage fait exploser les cloisons, multiplie les lectures possibles, soit par la révélation d’un hors-champ surprenant, soit par une bande-son dirigeant l’attention sur ce qui se déroule en-dehors du cadre, soit (et peut-être surtout) par une série de renvois obliques, d’images et de symboles récurrents, à l’intérieur du même film comme d’un film à l’autre (les similitudes avec le burlesque d’un Buster Keaton participe aussi à cette impression d’ouverture, du fait que ce langage purement visuel est plus universel qu’une langue parlée).
 
Nous pourrions dire alors que le rire chez Suleiman agit tel que Bergson le décrivait, en venant « réprimer les tendances séparatistes. Sonrôle est de corriger la raideur en souplesse, de réadapter chacun à tous, enfind’arrondir les angles. » Et ce qu’il faut assouplir, dans ce cas, c’est l’une des frontières les plus rigides qui soient, celle qui sépare les hommes d’Israël de ceux de la Palestine – projet un brin naïf, avons-nous envie de répliquer, il ne suffit pas de rire d’un clivage idéologique si persistant pour le régler. Sans doute, mais c’est pourtant la question qui anime Suleiman, comment franchir un tel mur séparant les hommes : dans Le temps qu’il reste (2009), son dernier (et meilleur) film, il suffit pour ce faire d’un saut à la perche, c’est-à-dire d’un effort d’imagination, d’un élan de la pensée. Peut-être, alors, que le cinéma de Suleiman cherche moins à faire rire qu’à créer de telles images permettant de franchir le mur, à créer un espace dans lequel le rire est possible – le rire ne serait pas un correctif, comme disait Bergson, mais un espoir.




:: Chronique d'une disparition (Elia Suleiman, 1993)


Pour expliquer cette idée, il faudrait partir de la dédicace qui clôt le premier long métrage de Suleiman, Chronique d’une disparition (1993) : « À mon père et ma mère, la dernière patrie ». Suleiman ne se voit pas comme un représentant de la Palestine1, dans la mesure où il veut éviter de figer l’identité palestinienne dans une représentation donnée, tout le conflit en cours provenant largement de ces définitions trop étroites, de ces images définitives qu’une nation se donne d’elle-même, des stéréotypes et des clichés qui empêchent tout devenir. Plutôt qu’une identité nationale qui répondrait aux exigences d’un État quelconque, Suleiman explore une identité personnelle fondée sur la mémoire familiale : si Palestine il y a, il s’agit moins d’un territoire bien délimité que d’une manière d’être, n’appartenant pas exclusivement à ceux et celles qui foulent effectivement le sol palestinien – « Être ou ne pas être palestinien », voilà la question, comme le demandait Suleiman dans Chronique d’une disparition.
 
Et qu’est-ce qui disparaît, dans ce film comme dans les autres, si ce n’est le peuple palestinien, plus que le territoire, qui lui demeure tracé même s’il est occupé? Ce qui disparaît, ce serait en premier lieu la famille : les parents de Suleiman, bien vivants dans Chronique d’une disparition (ils jouent leurs propres rôles), s’éclipsent au fil des films, d’abord le père, dont la mort est mise en scène dans Intervention divine (le vrai père est mort avant le film, il est interprété cette fois par un acteur), puis la mère, qui s’éteint à la fin du Temps qu’il reste (seulement dans la fiction, elle joue encore son rôle). De la dernière patrie il ne reste alors plus rien, d’où ce titre, le temps qu’il reste avant la mort, avant que la disparition ne soit complète, avant qu’il ne nous reste que la mémoire. Disparition, aussi, parce que quelque chose s’érode au fil du temps, de plus indéfinissable : Le Temps qu’il reste est basé en partie sur le journal du père du cinéaste, un vaillant résistant à l’occupation, mais plus le film avance dans le temps (de la guerre de 1948 à aujourd’hui), plus la présence israélienne, au départ violente, source de conflit ouvert, s’intègre aux textures du quotidien, au point de devenir une habitude, les gestes de résistance se faisant de plus en plus rares. D’ailleurs, à la fin de Chronique d’une disparition, ce père autrefois rebelle dort paisiblement avec sa femme devant une télévision affichant triomphalement le drapeau israélien; l’occupation juive est devenue si banale qu’elle n’inspire qu’indifférence, elle s’est introduite jusque dans le plus quotidien des bibelots. Disparition, enfin, sous la représentation stéréotypée des Arabes dans les médias, occidentaux en particulier : c’est le sujet du premier film de Suleiman, le moyen métrage Introduction à la fin d’un argument (1990, en collaboration avec Jayce Salloum), un essai vidéo aussi corrosif que drôle montant des extraits de films, d’émissions de télévision et de nouvelles où l’Arabe y est dépeint comme nous l’avons vu si souvent, tel un terroriste cinglé, assoiffé de sang, qui possède tant de territoires au Moyen-Orient, dit-on à un moment, qu’il n’a pas besoin, en plus, d’occuper la Terre Promise! Quelques images tirées du cinéma palestinien contrebalancent cette figure démoniaque par des héros trop naïfs, romantiques, le type de représentation figée, nationaliste, à laquelle s’oppose aussi Suleiman.
 
Tout son cinéma subséquent apparait ainsi comme une tentative d’offrir une image alternative à celles qui se trouvent dans Introduction à la fin d’un argument, le cinéaste cherchant à créer une nouvelle image qui serait ouverte, mouvante, une représentation de l’état (et non l’État) palestinien qui respecterait sa singularité, son humanité (contrairement aux images dans les médias occidentaux) sans se refermer sur elle-même (contrairement à celles dans les médias palestiniens) – une image, donc, dans laquelle le rire est possible. Car au fond, pourquoi éprouvons-nous une réticence à rire de ce conflit? Depuis notre confort occidental, en tout cas, nous connaissons la Palestine essentiellement grâce aux médias, qui en rapportent surtout des images de souffrance ou des nouvelles de l’évolution du conflit – alors comment rire de ces images? Mais la Palestine, ça ne peut pas être que cela, il y a aussi des personnes qui y vivent au quotidien, qui ne sont pas figées dans une souffrance éternelle, paralysées par une violence constante, c’est-à-dire qu’il y a aussi du vivant, du souple, du mobile, ce que ne parvient pas à distinguer notre vision stéréotypée, de laquelle nous sommes trop près pour réussir à en rire. À l’exception d’Introduction à la fin d’un argument, Suleiman cherche moins à confronter ce type de préjugé, les nôtres comme ceux de ses concitoyens, mais plutôt à créer des images dans lesquelles ceux-ci ne peuvent que s’étioler, faute de pouvoir s’y enraciner. Le rire, alors, serait la preuve qu’il y a une autre Palestine possible, une Palestine suffisamment flexible, inclusive, aux frontières poreuses, capable de se mettre à distance d’elle-même (n’oublions pas que Suleiman joue dans ses films, il est à la fois objet et sujet) pour ainsi mieux s’ouvrir à l’Autre, qui lui aussi est invité à un tel exercice d’assouplissement (par la musique entre autres, comme dans cette scène où des soldats juifs se laissent emporter par le rythme d’une discothèque arabe); en somme, par son art, Suleiman veut créer une nouvelle Palestine, qui ne serait plus définie par un territoire donné.




:: Le temps qu'il reste (Elia Suleiman, 2009)
 

Cet acte de création est le plus évident dans Le temps qu’il reste, le manifeste artistique du cinéaste. Lors du prologue, un orage s’abat sur la route et plonge un taxi dans une brume mystérieuse, l’obligeant à s’arrêter au milieu de nulle part : un non-lieu, une absence de territoire, un conducteur juif, un passager arabe aux contours obscurs (le cinéaste), voilà au fond l’état palestinien selon Suleiman. Mais les images de son cinéma  ne sont jamais à sens unique, on peut toujours interpréter autrement : dans un taxi, bien que le conducteur tienne  le volant, c’est le passager qui dicte la destination; dans la tourmente, le conducteur est effrayé à chaque coup de tonnerre alors que son passager garde un calme rassurant; et tous deux, partageant un même véhicule, suivent la même voie et se retrouvent également perdus. « Où suis-je? » demande le conducteur, une question qui est en fait celle du cinéaste (qui n’hésite donc pas à donner à un personnage juif le droit de parler pour lui). En quête d’une réponse, Suleiman se plonge dans le passé et après un long retour en arrière qui le ramène à ses origines, il se réveille dans le taxi, son visage nous apparaissant cette fois clairement : le cinéaste vient de nous montrer comment il a créé Suleiman, son personnage de cinéma, comment il a ainsi inventé sa Palestine en puisant dans ses souvenirs et ceux de son père, pour s’inventer une identité par le biais du cinéma. Peu importe, dans une telle démarche, ce qui tient du faux ou du vrai, du virtuel ou de l’actuel, du présent ou de l’absent (pour faire référence au sous-titre du film, Chronique d’un absent-présent), Suleiman fait passer l’un dans l’autre dans un acte de création par lequel la Palestine peut s’ouvrir à son devenir pour échapper aux représentations inertes qui la contaminent.
 
Le rire n’est donc pas une fin en soi pour Suleiman, il ne recherche pas avant tout des effets comiques, seulement il voit le monde de telle manière que le rire en découle naturellement, et c’est cette vision qu’il partage par le cinéma. Car l’œuvre d’art est une vision du monde, la manifestation d’une subjectivité, celle de l’artiste, une manière pour le spectateur de voir le monde autrement – dans ce cas, de voir la Palestine de Suleiman, une Palestine mouvante, variée, aussi drôle qu’émouvante, loin des stéréotypes usuels. Bergson, pourtant, séparait le rire de l’art, en arguant que « les généralités, les symboles, les types même, si vous voulez, sont la monnaie courante de notre perception journalière »alors que « l’art vise toujours l’individuel », les sentiments y sont individualisés. Le rire, en ce sens, est plus proche de la vie que de l’art puisqu’il nous fait voir le général plutôt que l’individuel, le mécanique plutôt que le souple. En toute modestie, permettons-nous cette réplique, peut-être plus une nuance : le rire n’est sans doute pas, en soi, de l’art, mais il peut certainement faire partie d’un projet artistique, du moment où il survient à l’intérieur d’un regard personnel, singulier. L’important, en art, ce n’est pas tant l’individualité de ce qui est regardé que l’individualité de celui qui regarde, autrement dit de l’artiste, puisque sans ce regard nous n’aurions pas pu voir ce général qui fait rire; il nous pendait, là, au bout du nez, il faisait partie de notre quotidien, mais il fallait l’artiste pour nous le révéler. Et dans le cas de la Palestine, le drame est en fait plus proche de notre perception usuelle de cette région que le comique – nous voyons un drame vague, aux contours imprécis, qui concerne tout un peuple plus qu’un individu précis, mais un drame tout de même. En ce sens, peut-être que la Palestine n’a pas besoin d’un drame de plus, qui contribuerait encore une fois à lui rappeler la rigidité des frontières qui l’enferment (qu’on lui impose), même si, certainement, un grand artiste pourrait s’emparer de ce drame pour nous le faire voir autrement; peut-être, alors, que le rire est plus salutaire puisqu’il est le signe qu’il y a une autre Palestine possible. Peut-être, enfin, que Suleiman tente de sauver la Palestine de l’asphyxie, car comme criait Kierkegaard, du possible, il en faut, « sinon j’étouffe! »




:: Introduction à la fin d'un argument (Jayce Salloum et Elia Suleiman, 1990)


Critiques

>> Intervention divine (Elia Suleiman, 2002)
>> Le temps qu'il reste (Elia Suleiman, 2009)


[1] Il l’a dit souvent en entrevue, par exemple aux Inrocks: « Je ne suis le représentant de personne, et surtout pas des Palestiniens. Car sinon ce serait nier leur diversité. On ne peut restreindre la polysémie du peuple palestinien à un seul individu ou une seule classe ou un seul courant politique. »
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Article publié le 2 avril 2015.
 

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