ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Le grand chef de la rive gauche (1ère partie)

Par Guillaume Fournier


1ère partie | 2e partie

S’il fallait se pencher sur l’œuvre d’Alain Resnais et tenter de la distiller afin d’en isoler l’essence, nous nous trouverions rapidement confrontés à un paradoxe qui n’aurait de cesse de nous étonner. En son cœur, nous trouverions en effet deux saveurs apparemment incompatibles, qui relèveraient pourtant ce pari impossible d’exister ensemble et presque toujours en même temps, cela sans jamais altérer l’harmonie des créations finales.
 
Cette dualité dont nous parlons, c’est la même que nous retrouvions évidemment en l’homme-cinéaste, qui a toujours semblé exister comme en double. Ainsi, s’il était — et fut dès son plus jeune âge — un vieil homme aux cheveux blancs, sage parmi les rebelles, qui était capable des plus grandes audaces formelles comme des plus belles rationalisations, il était aussi — et fut jusqu’à sa mort — un gamin intraitable, qui jouait avec le cinéma comme avec une montagne de blocs Lego, qu’il s’amusait à disposer selon ses envies du moment et avec un goût du jeu qui semblait exclure la possibilité d’une quelconque autocensure.
 
De Van Gogh (1948) à Aimer, boire et chanter (2014), soixante-six années d’explorations – aussi bien dire une vie —, qui ont vu l’homme de culture aux influences diverses (cinéma des années 20, romans populaires américains ou littérature fantastique, théâtre populaire, mais aussi peinture de foire ou théâtrale, photographie, bande dessinée — les comics, surtout) se cristalliser en un créateur d’exception. 

 
Le gamin
 
Il semble logique, lorsque l’on s’intéresse à son parcours de cinéaste, d’arriver à cette conclusion amusée qu’Alain Resnais a probablement dû faire le choix du médium cinématographique pour ne pas avoir à choisir entre les autres options qui s’offraient à lui. « Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout », disait l’autre, en explicitant du même coup cette idée que le cinéma est un confluent des choses de la vie — qu’elles soient artistiques ou pas —, et qu’il permet de parler de tout.
 
En ce sens, il n’est pas totalement farfelu d’imaginer que le gamin Resnais avait peut-être l’impression, en choisissant le cinéma, de faire le choix du plus grand des carrés de sables qui s’offraient à lui, de faire le choix du médium qui lui permettrait finalement de s’épanouir en l’artiste multidisciplinaire qu’il était peut-être, ou qu’il aurait rêvé d’être, plutôt. 
 
Vu sous cet angle, l’idée incontournable du cinéma, son essence, sa spécificité même, se trouverait en sa capacité quasi providentielle de savoir réconcilier même les images ou les idées incompatibles, pour leur permettre d’exister ensemble dans un nouvel espace mental qui serait comme un ersatz de réel — dans le montage, donc. C’est à tout le moins ce qui rendait Resnais possible, comme cinéaste – comme être humain aussi, peut-être. 
 
Qu’il choisisse de s’inscrire au concours de l’IDHEC en 1943, où il est admis dans la section montage de la toute première cohorte de l’Institut, ne nous semble pas anodin. Même que ce choix qu’il fait – qu’il soit réfléchi ou instinctif, cela importe peu – pour faire son entrée dans le monde du cinéma, nous semble être la clé de voûte de son univers. 

 
Le sage
 
Il a souvent été dit qu’Alain Resnais avait été un disciple d’André Breton et de l’école surréaliste, et que si cette influence se retrouvait effectivement en creux de son œuvre – principalement au niveau de son esthétique —, le cinéaste, pour des raisons morales, surtout, ne pouvait être associé clairement au mouvement. Nous retrouvons bien, chez lui comme chez les surréalistes, cette volonté candide de soutenir une réflexion qui ne s’éteindrait jamais sur l’Homme, l’humanité et ses actions politiques, mais cette volonté n’étant pas strictement réservée aux surréalistes – qui avaient par ailleurs bien d’autres préoccupations —, nous ne pouvons nous satisfaire de cette simple concordance d’idée pour synchroniser les deux esprits.

Resnais a peut-être été – et nous devrions probablement affirmer qu’il était – le plus moderne de tous les cinéastes, mais cette définition ne nous suffit pas non plus. La facilité avec laquelle il empruntait, le temps d’un autre film, le point de vue du poète, du littéraire, du scientifique, du psychologue ou du philosophe, nous semble être la preuve d’une humilité qui l’aurait en quelque sorte préservé de participer, comme plusieurs de ses contemporains, à un rejet unilatéral des traditions. De même, cette volonté qui l’a habité jusqu’à sa mort d’être désigné sous le titre de metteur en scène plutôt que sous celui de cinéaste ou de réalisateur.




:: Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955)
 
 
Cette humilité dont nous parlons, de même que cette volonté visible d’inscrire son œuvre dans une réflexion qui se situerait en dehors de lui, font d’Alain Resnais une véritable exception de ce XXe siècle si particulier dans l’Histoire de l’art, qui a vu les enfants rebelles se relayer les uns aux autres dans cette quête absurde et obsessive de la rupture, de la scission, du temps d’arrêt, qui les aurait fait d’emblée Dieu et maître de leur propre continent sur la carte des égos…
 
Point d’égo à celui qui se questionne sur l’art africain et prend sur lui de dénoncer le colonialisme ; point d’égo à celui qui se voit chargé de la responsabilité de filmer les camps de concentration et d’extermination, ou de mettre en images, pour une première fois, les horreurs encore bien sensibles de la Deuxième Guerre mondiale ; point d’égo à celui qui accepte de mettre en scène une histoire d’amour à Hiroshima, quatorze ans à peine après Little Boy ; point d’égo, encore, à celui qui décide de traiter de la guerre d’Algérie aussi tôt qu’en 1963…
 
Non, les préoccupations d’Alain Resnais étaient ailleurs. Du moins, son égo n’était pas le point de départ de son œuvre, c’est-à-dire qu’il ne s’essayait pas tant à l’édification de son propre mythe qu’à l’édification d’une œuvre, qu’il souhaitait subordonnée aux grands questionnements moraux, artistiques, philosophiques ou politiques des hommes. C’est dans cette optique que nous reconnaissons en lui un cinéaste au fondement classique, qui a su s’inspirer des gens brillants qui l’entouraient et des possibilités que lui offrait la modernité, pour remettre au goût du jour une idée fondamentale qui avait été pratiquement avalée par la Deuxième Guerre mondiale, à savoir celle de l’humanisme. 
 
Point de révolution à l’horizon, donc, avec celui qui ne participa que très timidement à Mai 68, et consacra la deuxième moitié de son œuvre à chasser le cynisme par le jeu.



 

LE CHANT DU STYRÈNE (1956)

L'ultime court-métrage d'Alain Resnais, réalisé après ses films sur l'art, Nuit et brouillard et Toute la mémoire du monde, est l'un des plus étonnants qui soient. Car même si rien ne cesse jamais d'étonner chez Resnais, Le chant du Styrène a cette capacité infinie d'étonnement, cette capacité à matérialiser à l'écran suffisamment de lignes pour exemplifier l'importance de la forme, de la géométrie au cinéma; et suffisamment d'agilité dans sa dialectique poétique pour rendre émouvant la transformation d'un simple bol de plastique en grande allégorie du génie humain et de ses plus grandes vanités.

C'est que d'un seul bol, le cinéaste dresse une ode futuriste à l'ingéniosité, trouvant dans le dédale pyranésien de tuyaux de la Pechiney (la société pétrochimique française qui parraine la production) les lignes d'un immense papier à musique. Si la caméra du cinéaste n'a dès lors d'yeux que pour l'horizontale, la verticale et la diagonale, notre regard est lui propulsé le long de ces vecteurs d'esthétisme pur. Le spectateur suit distraitement la fabrication à rebours d'un bol, de son moulage au forage pétrolier. Pour nous amuser, c'est plutôt Raymond Queneau qui divague allègrement sur les transformations de la matière, avec une distance comico-critique qui n'est pas sans rappeler le ton d'un La Terre est habitée (Kaj Pindal, 1966).

D'ailleurs, c'est avec Le chant du Styrène que Resnais apparaît enfin comme le plus grand cinéaste d'animation à n'avoir jamais dessiné, insufflant à sa mise en scène une gamme d'expérimentations plastiques, conceptuellement complexes et travaillées dans la digne lignée de Méliès, Segundo de Chomón et Norman McLaren. L'ensemble est accompli avec une adresse qui s'accompagne d'une certaine gaminerie aussi intellectuelle que lyrique, condensant un pan majeur de l'industrie du 20e siècle en boutade sur la mort de l'organique et sa résurrection chimique. (Mathieu Li-Goyette)
 
 

 
L’impossibilité du réel
 
Même si nous reconnaissons qu’il ne faisait pas parti de ce mouvement, Resnais a cependant hérité des surréalistes un idéal qui allait profondément marquer son œuvre, soit celui d’arriver à réunir, comme le disait Breton, le réel et l’imaginaire dans un même espace-temps qui serait comme une sorte de réalité absolue. On sent encore l’attrait du paradoxe, qu’il faut savoir régler, on s’en doute, chez Resnais, pour pouvoir vivre comme pour pouvoir créer. Et une fois de plus, le cinéma est la réponse.
 
En fait, c’est lorsqu’il se trouve confronté au problème de la représentation des camps de concentration nazis que Resnais règle une partie de la question. On s’imagine facilement le genre de désarroi qui devait l’habiter, lorsqu’il se retrouva finalement confronté à cette tâche apparemment impossible de rendre compte de l’horreur de cette réalité historique. Comment s’y prendre ? Filmer quoi ? Filmer comment? 
 
Déjà, Resnais ne choisit pas la reconstitution, qui est la réponse habituelle du cinéma à ce genre de problématique. Le réel dont il est ici question est à proprement parler insaisissable ; il échappe, de par sa nature même, à toute captation. Il échappe même à l’esprit, tellement il est inconcevable. Comment faire ? Il faut l’évoquer. Filmer les camps aujourd’hui, tel qu’ils sont, vides, abandonnés, en ruines ; puis, faire appel à l’imaginaire du spectateur, par des photos, par des séquences filmées, par une musique bien sentie, par un commentaire froid, mais précis, pour mieux les opposer. Il faut filmer l’un, puis l’autre, puis par une métaphysique propre au cinéma, constater l’apparition d’un nouvel espace mental, où se rejoue le drame, comme en puissance mille, grâce aux capacités du spectateur à combler l’espace laissé par la collision de ces images « belles » (images en couleurs, soleil d’été, grues, beaux travellings latéraux en contre-plongées ; les épisodes de La petite maison dans la prairie ne commencent pas autrement…) et de ces images absolument « abjectes » (images d’archives en noir et blanc ; l’horreur des camps…).
 
Qu’on me pardonne l’insensibilité du terme en considération du sujet dont il est ici question, mais c’est parce que l’on permet au spectateur d’exister et de jouer mentalement avec ce qu’on lui montre qu’on arrive, au final, à lui faire voir ce que l’on ne pourrait lui montrer autrement. C’est parce que Resnais est confronté à un réel impossible qu’il arrive finalement à construire une réalité absolue, qui vaut bien davantage que la somme de ses éléments.

 
La métaphysique du cinéma
 
Si l’on ne peut certes pas accorder à Resnais la paternité de cette trouvaille, on peut à tout le moins lui donner le crédit de l’avoir si habilement appliqué à Nuit et brouillard (1955) afin de répondre au problème éthique et moral que posait la question de la représentation de l’horreur historique au cinéma. Nous pouvons tirer deux constats de cette manœuvre : 1) il s’agit d’une solution purement cinématographique, et 2) il s’agit d’une solution de monteur.
 
Pour expliciter autrement cette notion, qui nous vient d’Eisenstein et que l’on nomme « montage intellectuel », Barthélemy Amengual utilisait la formule suivante : « au cinéma, œil + eau = pleurer ». Formulée autrement, la formule donnerait quelque chose comme : 1 + 1 = 3. 




:: Toute la mémoire du monde (Alain Resnais, 1956)

 
C’est toute la métaphysique du cinéma qui se trouve ainsi racontée par cette formule, cette métaphysique qui permettait la création de la réalité absolue tant rêvée par Breton, cette métaphysique qui intéressait particulièrement Resnais, et particulièrement le Resnais de la première période. En jouant avec « ces blocs de mouvements-durée », comme le disait Deleuze, Resnais ne faisait pas que s’approprier la matière du cinéma, il jouait véritablement à l’alchimiste en forçant les éléments du cinéma à la transmutation. 
 
Ainsi, Marienbad n’est ni un studio à Paris, ni le château de Nyphenburg ou d’Amalienburg, ni les jardins de Schleissheim, mais plutôt un lieu unique, où est joué comme éternellement le texte d’Alain Robbe-Grillet par des acteurs qui seront tous morts avant longtemps — par des fantômes, donc. C’est un espace mental, qui existe par et pour lui-même et en dehors du temps, mais dont la condition de possibilité est, et restera toujours, le spectateur.
 
À cet égard, on peut considérer L’année dernière à Marienbad (1961), Je t’aime je t’aime (1968), Providence (1977) et Vous n’avez encore rien vu (2012) comme des exemples parfaits d’essais filmiques qui, grâce à leur montage, tentent de se libérer concrètement du réel pour n’exister logiquement que dans le temps du film. L’espace-temps de ces œuvres, qui semble parfois confus et, plus souvent encore, fragmenté, n’est rendu possible, au fond, que grâce à la soif inassouvissable et totalement souveraine du spectateur pour la fictionnalisation.
 
En faisant le choix de rechercher toujours cette réalité absolue qui existerait au moins le temps du film, Resnais faisait peut-être un pari qui n’était pas si risqué que ça, finalement, car il ne faisait qu’offrir au spectateur ce que ce dernier désirait par ailleurs soit une évasion de sa réalité au profit d’une fiction quelconque. Mais comme un grand chef, qui répond effectivement à un besoin fondamental de ses clients en les nourrissants, Resnais ne se contentait jamais de mettre sur la table des plats surgelés : il poussait toujours l’expérience un peu plus loin, cherchait des accords improbables et tentait de surprendre encore et encore les sens de ceux qui lui faisaient l’honneur de l’écouter. Pour les amener ailleurs, pour leur donner de nouvelles perspectives, pour les élever, avec lui...

 

 

MON ONCLE D'AMÉRIQUE (1980)

Si l’on s’en tient aux théories du biologiste Henri Laborit — dont les pensées sont conceptualisées sous forme de fiction par Alain Resnais dans le brillant Mon oncle d’Amérique —, le cerveau des hommes serait divisé en trois parties, qu’il faudrait apprendre à distinguer les unes des autres si l’on souhaite arriver à mieux se comprendre comme individu. Ainsi, et suivant toujours cette logique, le cerveau reptilien, qui assurerait notre survie et dirigerait notre comportement de consommation, serait le fondement premier de notre intellect. Viendrait ensuite notre deuxième cerveau, qui serait commun à tous les mammifères, et qui serait celui de la mémoire. Sans lui, point de fuite possible pour éviter la douleur, point de lutte possible pour renouveler le sentiment de plaisir, et point de sentiment d’inhibition possible lorsque confronté à l’impossibilité de la fuite ou de la lutte. Enfin viendrait le cerveau troisième, qui serait celui des associations et des discours. C’est l’inconscient, « ce qu’on appelle la personnalité d’un homme, d’un individu, [qui] se bâtit sur un bric-à-brac de jugements de valeurs, de préjugés, de lieux communs », pour reprendre les paroles mêmes de Laborit ; en d’autres termes, c’est le cerveau qui permet de réfléchir aux deux premiers cerveaux.
 
Pour mieux expliciter ces concepts biologiques, Resnais se charge de mettre en scène trois personnages bien distincts qui, à travers leur parcours respectif, se dévoilent comme autant de démonstrations plus ou moins subtiles des idées du chercheur. À l’image des souris de laboratoire qui les ont inspirés, Resnais condamne ensuite ses personnages à évoluer dans un espace restreint, qui se découvre comme un grand labyrinthe nommé diégèse, à l’intérieur duquel ils sont obligés d’avancer jusqu’à leur finalité. Point de salut possible à ces personnages pathétiques, que l’on sacrifie avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils doivent
servir à instruire les spectateurs sur le fonctionnement de leur propre intellect. On sent bien la volonté humaniste qui se cache derrière cet exercice, qui ne peut fonctionner efficacement qu’à la condition d’être parfaitement équilibré : sans un travail minutieux de dosage et de composition, qui se joue, comme toujours, chez Resnais, à travers un montage virtuose, c’est l’œuvre elle-même qui risque, après tout, de s’évanouir. Vous l’aurez déjà compris : le résultat final est, ici, à la hauteur du pari premier. (Guillaume Fournier)
 
 

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Article publié le 14 mai 2014.
 

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