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Bradford Young et la splendeur du noir

Par Olivier Thibodeau

Inspiré par le cinéaste éthiopien Haile Gerima, membre du mouvement L.A. Rebellion et professeur émérite rencontré lors de ses études à l’Université Howard, le directeur-photo Bradford Young lui succède aujourd’hui dans la lutte inachevée pour la revalorisation de l’existence afro-américaine au grand écran [1]. À l’instar de Gerima et des autres « Black Filmmakers » de UCLA (Charles Burnett notamment, auteur du classique néoréaliste Killer of Sheep [1978]), Young propose une alternative aux tactiques de représentation hollywoodiennes classiques. Il le fait toutefois sans recourir à l’influence du cinéma mondial, choisissant plutôt d’adapter l’arsenal expressif classique du cinéma étasunien, et plus spécifiquement les règles traditionnelles de l’éclairage facial, à la spécificité esthétique des visages noirs [2]. Il œuvre ainsi à l’établissement d’une perspective cinématographique novatrice et égalitaire seule capable de pourvoir à la tête d’affiche noire une déférence équivalente à celle qu’on accorde depuis Griffith à la tête d’affiche blanche, et ce malgré son intronisation tardive dans le panthéon hollywoodien [3].


:: Ashes and Embers (Haile Gerima, 1982) [Mypheduh Films]

« J’ai toujours ressenti une responsabilité envers ma communauté, celle de capturer les nuances de qui nous sommes » [4], déclare Young dans une entrevue accordée à l’American Society of Cinematographers pour souligner la sortie du Selma (2014) d’Ava DuVernay [5]. « Je ne suis pas intéressé par les gros traits. Dans le quotidien, la société nous dépeint déjà à gros traits : « voici qui sont les Noirs ». Avec de telles généralisations, il devient très facile de nous marginaliser. Mais si nous creusons un peu au niveau macroscopique, on découvre en nous une plus grande profondeur d’humanité. » Voici en somme le résumé du credo artistique défendu par l’auteur, qui s’efforce toujours de montrer à l’écran des visages extrêmement complexes et expressifs. En effet, même si son humanisme se heurte parfois à la superficialité de certains scénarios (celui de l’exécrable serial d’aventures Solo: A Star Wars Story [2018] par exemple, où, malgré son apport crucial à l’atmosphère déliquescente des bas-quartiers impériaux, il s’y retrouve sans véritables personnages à cadrer), Young est néanmoins passé maître dans l’art de l’éclairage expressif, l’éclairage narratif des visages, particulièrement celui des visages noirs, dont il déplore les mauvais traitements sous l’objectif des directeurs-photos mainstream.

« Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un déficit technique, mais d’un déficit émotionnel », déclare-t-il à ce sujet. « C’est la conscience sociale qui manque à l’équation. La façon dont l’histoire est racontée se traduit par la façon dont les gens sont photographiés. Si on ne connaît pas ou qu’on ne se préoccupe pas des gens devant la caméra, il est dur d’imaginer qu’on duisse être très méticuleux dans la façon dont on les capte à l’écran. » Il existe un déficit technique également, et il est imputable selon Young à un enseignement lacunaire de l’éclairage : « Nous, les directeurs-photo, sommes entraînés à considérer la couleur noire comme un déficit, à croire qu’elle dévore la lumière. Mais la peau noire possède en fait un niveau très particulier de réflectance et de spécularité, alors il s’agit en fait du contraire : elle reflète aussi la lumière. Les directeurs-photo usent souvent de lumière directe sur les acteurs noirs, par peur d’un manque d’exposition. Mon approche à moi consiste à ne jamais utiliser de lumière directe ; j’essaie toujours de réverbérer la lumière, de sorte que la peau puisse réfléchir l’environnement. »

S’il travaille si minutieusement l’éclairage des visages, c’est de façon à en dégager la singularité et en exacerber les nuances, insufflant aux récits qu’il cadre une saveur distinctement réaliste qui sied parfaitement à son idéal d’équité représentationnelle. C’est du moins ce qu’il parvient à accomplir dans le Pariah (2011) de Dee Rees, adaptation du court-métrage éponyme de 2007 où il servait également de directeur-photo. Son travail de sculpture lumineuse y est exemplaire, particulièrement lors des scènes de repas, où l’atmosphère feutrée de l’antre familiale est teintée d’une aura de menace subtile, évocatrice de l’intolérance homophobe qui menace d’en aliéner les membres. Résistant au manichéisme, la puissance humaniste du film réside dans une caractérisation nuancée des personnages, que Rees et Young sculptent tous les deux d’une façon extrêmement minutieuse, élargissant les ornières du drame familial en transcendant le caractère a priori archétypique de ceux-ci. Le père policier taciturne de la jeune Alike, personnage initialement monolithique qu’on assimile à un symbole d’absentéisme parental, se trouve donc progressivement imbu d’une complexité insoupçonnée, tandis que sa mère, fervente catholique, se referme progressivement sur sa foi, troquant ses airs conciliants pour la rigidité dogmatique. Ce n’est pas une essence fixe, mais une complexité identitaire que cherchent donc à décrire les cinéastes, refusant la peinture de milieu « à gros traits », mais faisant montre d’un respect constant pour la différence : la différence homosexuelle de la protagoniste, décrite avec une tendresse toute autobiographique, mais aussi la différence chromatique de la peau, qui elle aussi parvient à raconter son histoire sans embâcle.
 


:: Pariah (Dee Rees, 2011) [Pariah Feature]


Le travail d’éclairage du film mérite mention à plusieurs égards : l’incarnation du désir d’abord, et l’ancrage du récit dans la réalité urbaine, mais surtout la mise en valeur d’Adepero Oduye en tant que vedette prolétarienne « ordinaire ». C’est le tintement velouté de la peau qui exprime a priori le désir de la protagoniste, le dévoilement de son aguichante richesse dans une scène de club où une danseuse exotique se tortille sous des feux bleutés. On assiste alors à un travail d’esthétisation de la peau pour lequel Young est passé maître. « Après toutes ces années », dit-il, « [l’éclairage des peaux] devient instinctif – j’essaie seulement de trouver un joyeux équilibre. Mais j’ai aussi ma palette de prédilection. Nous savons, par exemple, qu’en réfléchissant la lumière ambrée, on peut accentuer les teintes de la peau. C’est l’une des raisons pour lesquels je préfère utiliser la lumière ambiante comme source d’éclairage principale, car elle donne une richesse optimale. Ce type d’ambiance ambrée constitue toujours pour moi une bonne base. Une autre couleur que j’utilise beaucoup, c’est le cyan. Quand je fais un éclairage intérieur de jour, je tends à régler la balance des blancs en mode lumière du jour, ce qui veut dire que, quand tourne sur du film tungstène, je ne la corrigerai pas. Je crois que ce type de surexposition dans la couche bleue du film ajoute encore un niveau de complexité aux tons de la peau. » C’est une peau plus complexe que celle de l’effeuilleuse moyenne que nous propose ainsi le directeur-photo, dont la propre sensibilité rejoint celle de la réalisatrice Dee Rees, qui filme à hauteur de son alter-ego juvénile. Le regard est donc toujours sensuel dans
Pariah, et il est toujours vrai, fruit d’une collaboration organique entre les deux artistes, mais aussi entre ceux-ci et la ville d’où sont issus leurs personnages.

La lumière des néons sert ici de ciseau pour le photographe, mais elle sert de pinceau également. Elle sculpte les visages, les zèbrent et les tachètent, et les intègrent organiquement à l’environnement brooklynois. Dans Pariah, la ville vit à travers le visage des personnages aussi bien qu’aux alentours. Elle est partie intégrante de leur personnalisation photographique, celle de l’actrice principale plus que tout, elle dont les quelques imperfections dermatologiques ne sont pas masquées complètement, mais s’intègrent elles-aussi à un processus de personnalisation esthétique qui soit apte à élaborer le récit de soi le plus naturaliste qui soit. Le visage d’Oduye (qui semble plus lisse en tout cas, ou trop parfaitement maculé, dans 12 Years A Slave [2013]) est un visage qui raconte toujours une histoire immédiatement intelligible, l’histoire d’une vraie personne, complexe et nuancée, décrite comme telle par tous les outils à la disposition de la production : la mise en scène et le scénario (signés Rees), mais l’interprétation et la lumière également, vecteur lui aussi d’un certain discours auteuriel.

L’année suivante, 2012, marque la première collaboration entre Young et Ava DuVernay sur un long-métrage de fiction (les deux ayant précédemment collaboré sur le documentaire télé My Mic Sounds Nice: A Truth About Women and Hip Hop [2010], et devant collaborer plus tard sur Selma, puis la série télévisée When They See Us [2019]). Le résultat de leur travail, Middle of Nowhere, est un drame humain honnête, et en cela, il bénéficie grandement de l’éclairage feutré privilégié par Young, et particulièrement de ses éclairages intérieurs, qui lui permettent encore de capturer des scènes magnifiques de repas familial où brille Lorraine Toussaint dans un autre rôle savoureux de mère impérieuse. Malheureusement, la mise en scène de DuVernay est moins intimiste que celle de Rees, plus romantique que naturaliste en fait, de sorte que ni l’étude de milieu, ni l’étude de personnage qu’elle propose ne nous semblent aussi perceptives. Jamais le Compton de Middle of Nowhere ne nous paraît aussi tangible, aussi organique ou épidermique que le Brooklyn de Pariah. La beauté parfaite d’Emayatzy Corinealdi, qui semble tout droit sortir d’un thriller de blaxploitation, et le scénario, trop grossier et dramatique, évacuent le potentiel de réalisme que contenait le travail de Rees, lequel aurait pu mieux servir la représentation diégétique de la réalité sociale à l’étude. Paradoxalement, s’il traite quant à lui de figures historiques précises, le chef-d’œuvre de DuVernay, Selma, n’est pas du tout handicapé par son manque de réalisme, mais tire justement son incroyable puissance affective de la dramatisation et de la symbolisation des événements entourant les Marches de 1965 [6]. C’est dans ce film d’ailleurs que son association avec Young s’avère la plus fructueuse, puisqu’elle est source d’une puissance symbolique décuplée par le concours d’une adroite et conséquente étude chromatique.
 


:: Selma (Ava DuVernay, 2014) [Harpo Films/Plan B Entertainment]

C’est le leitmotiv du clair-obscur qui certainement est le plus apte à décrire les mécanismes opératoires de Selma puisqu’il s’applique à la fois à son cadre sociologique, moral et esthétique. Le clair-obscur, c’est, d’abord et avant tout, le conflit racial qui sévit dans le Sud des États-Unis (dans les années suivant le Voting Rights Act, qui garantissait en théorie le droit de vote pour tous). Le clivage est évident, même si la ligne se brouille plus tard, entre les Noirs et les Blancs. DuVernay n’entretient pas d’illusions : même si Martin Luther King (David Oyelowo) vient de se voir remettre le prix Nobel de la Paix par l’institut norvégienne, il demeure dans son pays natal une frontière infranchissable entre l’institution blanche et une population noire marginalisée, privée de nombreux droits au cœur de l’Alabama diégétique. Les marques de la ségrégation sont partout : dans les décors d’époque, où, sur la façade des hôtels, on peut lire « Serving Whites Only Since 1855 », et dans le groupement strict des individus, entre les marcheurs noirs et les spectateurs blancs qui les huent l’arme vissée au poing, mais surtout entre les regroupements activistes et l’institution gouvernementale. S’il existe bien quelques divisions au sein des factions progressistes (entre King et Malcolm X notamment, mais aussi entre lui et certains membres de la SNCC), les politiciens blancs font presque front commun. Entre Lyndon B. Johnson (le Britannique Tom Wilkinson), qui déclare ouvertement au révérend le soutenir pour discréditer Malcolm X en posant une main plus qu’hésitante sur son épaule, le gouverneur alabamien George Wallace (Tim Roth, qui sort pour l’occasion son accent southern le plus gras) et un J.F.K. vicieusement homicide (Dylan Baker, parfait de pâleur morbide), il existe une réticence commune, quasi-épidermique à lutter pour les droits civiques des Noirs. Et c’est ainsi d’ailleurs que se profile un autre aspect de l’axe clair-obscur, qui oppose la répression obscurantiste d’État à l’espoir inspirant que représente l’idéal égalitaire défendu par leurs opposants. Or, s’il investit le scénario et la mise en scène de manière aussi ostentatoire, c’est dans l’éclairage également que le clair et l’obscur se combattent et se complètement, et c’est là que l’apport photographique de Young devient crucial.

Il est dur certainement de représenter à l’écran une figure historique de la trempe de Martin Luther King, mais DuVernay et Young s’y attellent d’emblée avec un grand doigté. Le truc qu’utilise la production est classique : faire poindre une voix off inspirante d’un fond noir comme pour invoquer son locuteur des profondeurs du passé. Ici, pourtant, c’est moins dans cette apparition sonore désincarnée que dans le raccord vers le visage de King que le film trouve sa puissance, dans le prosaïsme de ce visage si humain, si texturé, qui récite maladroitement son discours d’acceptation pour le Nobel devant le miroir de sa commode, dans la lumière feutrée d’un antre hospitalier qu’il partage avec sa femme Coretta (Carmen Ejogo). C’est un homme qu’on voit, immédiatement derrière le discours, un homme dont c’est l’humanité-même qui sous-tend le discours, un homme dont les traits doux sont texturés par un éclairage ambré chaleureux qui nous le rend immédiatement intelligible en tant que tel, surtout qu’il est capturé « dans l’envers du décor », dans une humanité primordiale qui précède toute sanctification par l’Histoire.

Le travail exceptionnel de caractérisation lumineuse effectué par Young se poursuit dans la scène suivante, qui décrit d’une façon suggestive et insoutenable le bombardement de l’église baptiste de la 16e rue à Birmingham, victime d’un attentat raciste perpétré par le Ku Klux Klan en septembre 1963. On y voit les derniers moments de quatre jeunes paroissiennes (Addie Mae Collins, Carole Robertson, Cynthia Wesley et Denise McNair), immaculées dans leurs habits du dimanche, emportées par une déflagration stylisée durant laquelle leurs petits corps flottent en suspens parmi les débris. Avant l’explosion par contre, avant même l’apparition à l’écran de ces jeunes filles, Young œuvrait déjà à les décrire en décrivant le théâtre ecclésiastique de leur exécution. Baigné de lumière diffuse filtrant paisiblement à travers les vitraux, aidé par ses excès habituels de lumière du jour, Young nous décrit un lieu radieux lors d’un jour sacré, un sanctuaire dominical par une journée ensoleillé, sanctuaire que nul n’aurait cru vulnérable à la violence suprémaciste, particulièrement les quatre jeunes filles qui en arpentent si gaiment les marches. Young décrit l’innocence en somme, avant même que celle-ci ne soit incarnée à l’écran dans les personnes tangibles de victimes historiques. L’idée d’attaque insoupçonnée se répète quant à elle beaucoup durant le récit, alors que DuVernay œuvre à la description constante d’une violence sournoise et inattendue, parfaitement ad hoc pour décrire l’état de terreur dans laquelle vivaient (et vivent encore) les Afro-Américains en terre réfractaire.
 


:: Selma (Ava DuVernay, 2014) [Harpo Films/Plan B Entertainment]

Conséquemment avec l’opposition thématique entre une guérilla raciste embusquée et un mouvement protestataire opérant « in broad daylight », Young effectue un travail de clair-obscur ad hoc qui constitue un exercice de narration à part entière. Il œuvre ainsi à décrire et à cadrer des forces noires lumineuses, aspirant du moins à la lumière, mais menacées ce faisant par des forces blanches obscurantistes. La scène de réunion initiale entre militants du SCLC, dans la maison chaleureuse où ils rencontrent Richie Jean Jackson scintille d’un optimisme bon enfant plombé par le doute que génère le déploiement de forces antagonistes inexorables. Aspirant à la lumière, King est happé par le noir, comme dans cette scène où, la nuit, il invoque la voix divine de Mahalia Jackson pour l’inspirer et le ramener vers la splendeur des cieux. La nuit, c’est là que rôdent les zélotes de la répression, à l’ombre de la lumière trop rare des lampadaires, assassinant impunément leurs opposants lors de ballets anxiogènes et brutaux marqués par le résonnement sourd des armes contre la peau de leurs victimes.

Le film fonctionne structurellement et narrativement comme une lutte entre la lumière et l’ombre, emblématisée comme tel par la scène de prison, chef-d’œuvre esthétique quasi-caravagien [7], parfaitement évocateur de la position des protestataires alabamiens, coincés juste à l’orée de la liberté, frappés d’une lumière inaccessible, entravée par des barreaux injustement placés dans leur chemin. Cette scène démarre avec un travelling patient sur les corps emprisonnés, additionnés et agglutinés des protestataires, les Noirs relégués au noir pour avoir exprimé un désir trop bruyant d’équité. Le travelling constitue en fait une arme de choix pour Young dans le film de DuVernay, alors qu’il s’efforce minutieusement de trouver « ces visages intéressants parmi la foule qui puissent apporter de la profondeur au récit », ces visages vieux et jeunes, respectueusement ciselés, dont la singularité en exacerbe l’humanité, et dont on célèbre ainsi le droit à la dignité.

Young et DuVernay partagent une autre passion, ostensible depuis le début de leur collaboration, et il s’agit de la valorisation des musiciens afro-américains, omniprésents sur la bande sonore de Selma. On pense immédiatement à la présence diégétique brève, mais mémorable de Mahalia Jackson, décrite par le FBI comme une simple « n***** entertainer », alors que sa voix recèle en fait une puissance angélique que DuVernay célèbre déferrement. My Mic Sounds Nice: A Truth About Women and Hip Hop constituant déjà un exercice de promotion documentaire des musiciennes noires aux États-Unis, Young poursuit le travail amorcé à ses côtés avec l’intriguant I Called Him Morgan en 2016, où il ravive l’esprit du trompettiste Lee Morgan, mais où il aide surtout le réalisateur et scénariste Kasper Collin à réhabiliter la figure d’Helen Morgan, sa femme et meurtrière, dans un effort humaniste et révisionniste à la fois, qui replace la femme au centre du récit d’un homme, et l’homme noir au centre de l’histoire musicale étasunienne. Il aide surtout, comme dans ses films précédents, à sortir de l’ombre et à nuancer la figure d’une femme noire mémorable, celle d’Helen Morgan, qu’il filme elle aussi « dans l’envers du décor », derrière le rôle statique de meurtrière où elle a été reléguée par l’Histoire.
 


:: I Called Him Morgan (Kasper Collin, 2016) [Kasper Collin Produktion]

Il est injuste sans doute de réserver le terme « auteur » aux seuls réalisateurs et réalisatrices, alors que tant d’autres types de cinéastes possèdent leur griffe particulière, les directeurs de la photographie par exemple, dont le travail est omniprésent à l’écran, mais dont on fait rarement les louanges. S’il est évident pour moi que Bradford Young constitue bel et bien un auteur, identifiable par la chaleur de ses compositions intérieures et par la sculpture lumineuse des visages qu’il cadre, ce dernier est animé également d’une mission très spécifique d’équité représentationnelle. Notons d’ailleurs que son apport personnel à l’art cinématographique s’étend aujourd’hui à l’arène manufacturière, lui qui vient de fonder une compagnie de lentilles personnalisées, Tribe7, avec le concours de  Neil Fanthom, ex-directeur technologique chez Arri [8] avec qui il a collaboré sur le plateau de Solo. Les lentilles de marque Tribe7, les Blackwing7 notamment, partagent même une histoire semblable à celle de la philosophie révisionniste qui anime l’auteur. Issues d’éléments optiques conçus dans les années 50, dont les imperfections et les distorsions subséquentes sont exploitées de manière créative, celles-ci servent aujourd’hui de support aux visions progressives de directeurs-photos émergents. « Les pixels [du cinéma numérique] n’ont pas de personnalité propre », déclare Young dans une entrevue accordée au magazine Filmmaker [9], « alors il est important aujourd’hui que le verre puisse transmettre la vision personnelle du cinéaste, son ADN créatif et sa vision historique ». À ce titre, Young et Fanthom ont spécifiquement choisi de jeunes cinéastes pour mettre en valeur le potentiel expressif de leurs lentilles. Qu’il s’agisse du travail publicitaire transphile de Rina Yang ou des vidéoclips multiethniques de David Myrick, on constate que le travail effectué sur les supports Blackwing7 est dédié intrinsèquement à la promotion d’un regard neuf et progressiste. « Pour moi, travailler sur de grosses productions rime avec une capacité de produire des ressources pour ceux qui manquent justement de ressources pour concrétiser leur vision, poursuit Young, nous essayons de produire des lentilles personnalisables dotées d’un bon rapport qualité-prix qui puissent redonner le pouvoir aux gens, et leur permettre d’intégrer leur voix aux images produites de façon réelle et sous-textuelle ». C’est ainsi d’ailleurs qu’il boucle la boucle, et redonne une voix non plus seulement à la diversité diégétique de ses personnages, mais à la diversité des auteurs également, lesquels lui succéderont alors dans l’élaboration du vrai regard équitable dont le 21e siècle a si cruellement besoin.

 

 

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[1] Merci à Ismael Ouattara et Alina Elsenhans de l’UQÀM pour la précieuse inspiration fournie lors de l’élaboration de ce texte. Merci également à Kévin Gourvellec pour ses suggestions si pertinentes.

[2] Pour plus d’informations à propos des influences artistiques premières de Bradford Young, voir Heuring, David. 2015. « Young Traces Early Artistic Influences », American Cinematographer (17 novembre).

[3] Première vedette noire à Hollywood, Stepin Fetchit (né Lincoln Perry) n’est pas vraiment une tête d’affiche, puisqu’il sert de second violon dans les films comiques de la fin 1920 jusqu’à la fin 1930, capitalisant presque toujours sur l’archétype du Noir paresseux. Connu sous le sobriquet du « Laziest Man in the World », il est de toutes les farces de l’époque, et il a tôt fait d’amasser une fortune, mais sans jamais que son nom n’accapare les marquises. Autre vedette noire de l’Âge d’Or, gagnante de l’Oscar pour la meilleure interprétation féminine de soutien dans Gone With the Wind (1939), Hattie McDaniel n’apparaît pas plus qu’elle n’est mentionnée sur l’affiche du film, et elle reste cantonnée à un rôle de servante archétypique, le rôle de la « mammy » dont son personnage porte d’ailleurs le seul nom. Ancrée dans l’iconographie esclavagiste, les premières représentations des Afro-Américains au cinéma sont donc privées de toute agentivité avec les vrais visages de la communauté noire réelle, qui, nonobstant quelques efforts de revalorisation académique (voir Hurst, Roy. 2006. « Stepin Fetchit, Hollywood’s First Black Movie Star »), rejette aujourd’hui de telles caricatures comme racistes. Lorsqu’apparaissent finalement les premières têtes d’affiche noires, Sidney Poitier plus notoirement, non seulement celles-ci sont-elles dépendantes de la sanction blanche d’acceptabilité cinégénique, mais elles apparaissent dans un monde dominé par les visages blancs, sous-tendu à ce titre par une série de tactiques photographiques ad hoc uniquement pour glamouriser ce type de visages.

[4] NDLR : Les propos de Bradford Young sont traduits de l’anglais par l’auteur du texte.

[5] Thomson, Patricia. 2015. « Bradford Young discusses the cinematography of Ava DuVernay’s Selma and J.C. Chandor’s A Most Violent Year », American Cinematographer (février). 

[6] Organisées en réaction au meurtre de l’activiste Jimmy Lee Jackson par un policier d’état le 17 février 1965, les Marches de Selma (en Alabama) à Montgomery (la capitale de l’état) avaient pour but d’aller à la rencontre du gouverneur raciste George Wallace, mais aussi de sensibiliser la population étasunienne aux iniquités qui régnaient encore dans les états du Sud quant au droit de vote, pourtant garanti par le gouvernement fédéral avec le Voting Rights Act de 1957. Elles furent menées conjointement par des organisations locales comme le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee) et par la SCLC (Southern Christian Leadership Conference) de Martin Luther King. Voir Seung-Bickley, Rebecca et Brooks, Iesha. 2018. « ACLU Archives: Selma-to-Montgomery Marches », ACLU of Alabama (7 mars).

[7] Au sujet de l’éclairage caravagien des sujets noirs, voir aussi l’éclairant texte d’Itay Sapir sur Vitalina Varela (2019) dans le présent numéro.

[8] Manufacturier de la célèbre caméra Arriflex, privilégiée notamment par les artisans du direct québécois.

[9] Hunt, Aaron. 2019. « Lens Flair », Filmmaker Magazine (19 juin).

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Article publié le 30 juillet 2020.
 

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