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« BEAUTIFUL BLUE SKIES AND GOLDEN SUNSHINE » : Le diptyque météo-bingo de David Lynch

Par Anthony Morin-Hébert

 

En plein confinement pandémique, mes longues séances de flânage numérique me menèrent plus d'une fois au fond d'un curieux recoin d'Internet : le David Lynch Theater, chaîne YouTube où le cinéaste éponyme publiait, entre autres, des séances de tirage au sort et des bulletins météo journaliers. Chaque visionnage me faisait sourire et puis je continuais mon chemin sans y réfléchir davantage — « une autre lubie de Lynch. »

Lorsque j'appris le décès du cinéaste, une des premières choses qui me vint avec le chagrin fut le souvenir des bulletins météo. En y retournant plusieurs fois et avec la perspective du temps passé, un double constat a fini par s'imposer : ce projet en apparence frivole a produit un impact affectif bien réel chez moi et chez beaucoup d'autres, et il occupe une place à part entière au sein de la production artistique de David Lynch, car il a poursuivi l'exploration de thèmes, d'une posture et de discours qui ont traversé l'œuvre d'un homme dont la carrière a largement débordé le cadre de la production cinématographique. Pour le saisir, il faut revenir quelques années en arrière.



:: Quelques pages du site davidlynch.com, désormais débranché.
 

Peu de temps après la sortie de Mulholland Drive, en 2001, le site www.davidlynch.com est lancé et marque le début d'une nouvelle période de création pour le cinéaste américain. Le studio qu'il a récemment aménagé chez lui, la découverte du format DV et la plateforme numérique qu'il s'est fabriquée sur mesure lui offrent le degré d'autonomie et de contrôle auquel il aspirait depuis longtemps, et lui permettent de se concentrer à expérimenter de nouvelles formes et médias dont il diffuse les résultats sur Internet. Moyennant un abonnement, les fans de Lynch peuvent arpenter l'étrange machinerie de son site Web pour y trouver des économiseurs d'écran, des pièces musicales et des sonneries de téléphone, des comics et d'autres bizarreries marquées par l'inimitable sensibilité lynchéenne, de même que des courts métrages et épisodes de webséries artisanales qui s'accumulent en bon nombre. Si certaines productions ont l'apparence de badineries réalisées sur un coin de table, les expérimentations qui les sous-tendent sont bien sérieuses, motivées par une approche du travail artistique qui privilégiait l'intuition à la raison, le plaisir de l'accident et de l'énigme, la défiance ou l'ignorance assumée des conventions ; une approche qui a donné forme à Rabbits (2002), intégré à Inland Empire (2006), puis à la première mouture des bulletins météo.



:: Images de 
« Weather Reports » parus entre 2005 et 2010.

C'est en 2005 que les premiers segments des Weather Reports sont mis en ligne. Durant cinq ans, périodiquement, ces vidéos présentent un David Lynch habituellement assis au bureau de son atelier depuis lequel il est censé jauger la température matinale de Los Angeles et prédire celle de la journée. Imaginez : chaque matin, vous vous réveillez et lancez, à l'écran de votre gros moniteur blanc ou de votre iMac G4, la prévision météo journalière d'une ville que vous n'habitez pas et qui vous est servie par Lynch lui-même. À quoi aurez-vous droit ce matin ? Le 7 janvier 2005, David fume, café à portée de main, il vous parle de la pluie qu'il avait annoncée à L.A. et des 9 pouces de neige tombés à Madison, Wisconsin. Le 21 janvier 2005, il lit le magazine érotique Maxim durant une minute, muet. Un autre matin, un craquement de jointures provoque une faille spatio-temporelle, ou bien le protagoniste disparaît, un miroir nous révèle l'envers du décor, un œuf et rien d'autre, un affreux singe blanc nous remercie pour ses jambes... Chaque nouveau clip a la potentialité de provoquer la surprise, de lancer les fans sur de fausses pistes interprétatives, et permet à Lynch de manier différentes facettes de sa persona. La fréquence et le format de l'exercice dressent les limites d'un terrain de jeu offrant une très grande liberté ; en ce début du Web 2.0, avant même le lancement officiel de YouTube, la figure de l'influenceur·euse n'existe pas encore et les territoires numériques vierges, préservés de l'enshittification, sont vastes et nombreux — le champ est libre et Lynch exploite à fond les nouvelles possibilités offertes par Internet et la vidéo, façonnant un récit et une expérience interactive encore inédits qui engendrent un rapport de proximité alors peu commun entre un artiste de cette envergure, sa pratique et son public. L'aventure prend fin le 11 juin 2010 sur YouTube, plateforme sur laquelle les bulletins météo sont hébergés depuis environ deux ans, avant de repartir de plus belle en 2020 selon des modalités complètement différentes.

Le paysage d'Internet s'est radicalement transformé en seulement une décennie : la saturation informationnelle a été franchie depuis un bon moment et les créateur·rice·s de contenu compétitionnent sans relâche pour attirer les clics et stimuler l'« engagement », ce qui donne forme à l'étrange dynamique que l'on connaît aujourd'hui, écartelée entre le prémâché (la tyrannie des « SEO », des commanditaires, du montage clinquant...) et la nouveauté à tout prix. Là encore, David Lynch se positionne à contre-courant des conventions avec l'œuvre maîtresse de sa nouvelle chaîne YouTube : le diptyque météo-bingo. La version 2.0 des bulletins météo est lancée le 11 mai 2020 sous l'aune de la régularité. Le cinéaste apparaît vieilli, émacié, et sa chemise a changé de couleur, mais ses cheveux ramenés vers l'arrière sont toujours aussi impeccables et le décor n'a pas changé d'un poil. Même bureau, même meuble jaune, même chaise Herman Miller, même vieux téléphone filaire encastré dans une boîte de bois, même cadrage. Jour après jour, les vidéos s'enchaînent et se ressemblent, Lynch se contentant à peu près d'observer et d'annoncer la température d'une des villes d'Amérique du Nord où le climat est sans doute le plus stable et clément, le tout suivant un canevas rigoureux, respectant un vocabulaire précis. 951 jours, 951 vidéos débutant et se concluant chacune par les mêmes formules : « Good morning. It’s [May 11 2020], and it’s a [Thursday] », et : « Everyone, have a great day! » Les « beautiful blue skies » et les « golden sunshines » ne sont jamais bien loin, l'arrivée du vendredi (encore !) cause une surprise feinte et éventuellement des tremblements de caméra (les légendaires « shaky fridays »), puis la pensée du jour fait son entrée — Lynch nous partage une chose qui occupe son esprit, souvent un·e musicien·ne qu'il apprécie, un·e proche célébrant son anniversaire, ou encore la beauté de la vie et de la nature. Le 21 août 2020, un accessoire est introduit et ne quittera plus le visage de Lynch : « I'm wearing dark glasses today, because I'm seeing the future and it's looking very bright. » Le nouveau décor introduit le 7 novembre 2020 cause la surprise (Lynch a froid, l'ancien bureau n'était pas chauffé), puis le 11 mai 2021, l'image d'un gâteau emplit le cadre — il y est inscrit : « Today is a happy birthday for the Weather Report : The Return. » Éventuellement, l'homme se laisse pousser une grosse barbe, et un jour sa tête est ornée d'un chapeau ; les différences et nouveautés sont si petites que peu s'en faut pour qu'elles se démarquent et créent l'événement [1].
 


:: « TODAY'S NUMBER IS... 9/13/22 »

L'événement est le moteur de l'autre vidéo publiée chaque jour pour accompagner les Weather Reports, mais là encore son incidence paraît incroyablement restreinte. Après un moment à aiguiller son auditoire avec un mystérieux bocal (le « jar », toujours prononcé de façon délicieusement emphatique), Lynch publie le premier Number of the Day le 17 août 2020 et continuera l'exercice, implacablement, durant 850 jours. D'une durée d'environ 1 minute, ces clips mettent en scène David Lynch planté debout, cadré en contre-plongée ; l'homme nous montre un bocal rempli de balles blanches et décrit la procédure en même temps qu'il l'accomplit, toujours avec la même formule : « Ten balls. Each ball has a number: numbers one through ten. Swiiiirl the numbers. Pick a number. Today's number is : [7]. » La balle affichant le nombre du jour est placée près de l'objectif, nous assurant qu'on ne nous ment pas sur le résultat obtenu, puis une coupe au noir conclut la vidéo par un intenable intertitre : « WHAT WILL TOMORROW'S NUMBER BE? »

Quel que soit l'angle par lequel on aborde la paire météo-numéro, l'absurdité court-circuite le développement d'une réflexion logique cherchant à isoler l’objectif du projet ou à trouver une signification univoque. Le bocal et les gestes de David Lynch n'ont vraisemblablement rien de spécial, laissant planer le doute quant à leur autorité sur le royaume du hasard, et l'utilité des nombres tirés reste inconnue ; similairement, à notre époque où les applications et sites Web spécialisés nous offrent, en continu, un aperçu détaillé des conditions atmosphériques fournies par le National Weather Service des États-Unis, les observations de Lynch sur la température et l'ensoleillement de Los Angeles paraissent inutiles — et pourtant. Dans un contexte culturel favorisant la limpidité absolue des contenus, en particulier sur Internet où l'efficacité des moteurs de recherche et des systèmes de classification des données permet d'accéder facilement à une partie colossale du savoir humain, l'imprécision et l'inefficacité de ces vidéos ont fait du David Lynch Theater un lieu réconfortant ayant réinstitué une part d'agentivité interprétative chez son auditoire. Comme pour les longs métrages de Lynch, c'est en laissant tomber les remparts de la raison et des habitudes herméneutiques que l'on peut faire émerger le sens de l'aporie et y trouver son compte.

Au fond, tout se joue dans l'extraordinaire banalité de ces tirs au sort et des bulletins météo ; c'est elle qui rebute ou fascine, résiste à l'appréhension. D'un côté, le format se rapproche de celui du journal, en consignant un lot de pensées personnelles et d'observations quotidiennes, et installe un rapport de grande intimité avec la personne de David en s'incrustant au sein de sa routine et des lieux qu'il occupe. La répétitivité et l'inanité de l'exercice épuisant rapidement la curiosité à l'égard de son contenu, on se retrouve très tôt à concentrer son attention sur les menus détails contenus dans ces cadres immobiles qui nous montrent les mêmes endroits jour après jour : la teinte et les inflexions de la lumière naturelle qui changent au gré des saisons et de l'ensoleillement, la configuration et les formes du décor, le matériel encombrant la surface du bureau ce matin-là, les volutes du café fumant et surtout David Lynch, unique personnage dont on finit par scruter la moindre ride, les cheveux et les vêtements qui ne changent presque jamais, les manières, la voix et la prononciation si singulières. À travers les quelque 34 heures accumulées par les centaines de vidéos, on s'habitue à son vocabulaire suranné et jovial et l'impression qu'on commence à bien connaître cette personne s'accroît, pour être fréquemment déjouée par cette autre impression qu'on nous mène en bateau. Car avec les visionnements récurrents vient également la perception de motifs qui agencent les répétitions : les formules toutes faites, les expressions, les modulations et la cadence de leur énonciation, mais aussi les gestes, certains très précis, qui donnent à l'ensemble des airs de chorégraphie [2]. L'artifice de la mise en scène dénature le réel et rappelle que toute image de soi conçue pour être diffusée en ligne implique une performance, même lorsqu'elle est campée dans l'intimité, ou encore que Lynch possédait un talent indéniable pour le jeu, comme on a pu le constater dans ses propres films et séries, dans The Fabelmans (Steven Spielberg, 2022) ainsi que dans ses apparitions médiatiques maîtrisées [3].



:: Captures de la liste de lecture YouTube 
« David Lynch Theater Presents : Weather Reports »

Les soupçons de feintise sont à leur tour entravés par la folie du projet et l'assiduité avec laquelle Lynch s'y est consacré — pourquoi maintenir un canular si longtemps ? —, et plus encore par la sincérité que l'on perçoit dans la voix du protagoniste. Quand il parle de son admiration pour Roy Orbison, dont il a repris « In Dreams » dans Blue Velvet (1986), ou quand il nous souhaite une bonne journée et du plaisir dans nos projets de bricolage, pas une once d'ironie ; idem lorsqu'il s'adresse à son public pour lui communiquer son affection : « What a great bunch you all are, those of you who come each day to check out the weather! I want to thank you for being so great. » [4] (14 septembre 2020). Ce qui ne suffit toutefois pas à désamorcer l'horizon d'attente que le travail de Lynch, après cinq décennies d'évolution, nous a entraîné·e·s à privilégier — la normalité impose la vigilance car les plus sombres côtés de l'humanité s'y dissimulent en puissance, et la passion de cet homme pour la météo est justement un peu trop ordinaire... Bref, le mystère et les incohérences entourant l'apparente simplicité de ces vidéos encouragent les jeux interprétatifs, auxquels je me suis moi-même laissé prendre et qui ont largement débordé des limites de cet article, mais invitent aussi à la lenteur, à la contemplation du monde qui nous entoure et à l'assurance que le beau temps revient toujours, quoiqu'il arrive.

Le 16 décembre 2022, le Nombre du jour se termine comme à l'habitude — un texte blanc sur fond noir : « Quel sera le nombre de demain ? » — mais il n'aura jamais de suite. On sait aujourd'hui qu'on ne connaîtra jamais la réponse à cette ultime question, et c'est parfait ainsi : David Lynch, qui adorait les films d'enquête mais détestait leur résolution, n'aurait pu choisir de fin plus adéquate pour conclure son diptyque météo-numéro. Restent le plaisir de l'énigme et l'espoir que M. Lynch, où que l'ait mené la suite de son existence, profite encore des ciels bleus et du soleil chatoyant qu'il aimait tant.

 

 

*

 

 

Les premiers bulletins météo ont à peu près tous disparu du Web, mais on peut en retrouver plusieurs, sauvegardés et remis en ligne par des internautes, notamment ici :
► https://archive.org/details/david-lynch-daily-report-2005-2010.

Quant aux nombres du jour et à la 2e génération des bulletins météo, on peut toujours les visionner sur la chaîne du David Lynch Theater. Ils ont même été assemblés en listes de lecture distinctes :

David Lynch Theater Presents: Weather Reports :
► https://youtube.com/playlist?list=PLTPQcjlcvvXExy6Ti4TccyRvwntL00b2w&si=EmC7Gr0RcNBX-u5t.

David Lynch Theater Presents: Todays Number Is... :
► https://www.youtube.com/playlist?list=PLTPQcjlcvvXFtR0R91Gh5j9Xi8cq0oN3Y.

 

Toutes les images, David Lynch Theater.

 


[1] Trois événements notables : la guerre en Ukraine, les feux de forêt de L.A. en septembre 2020 ainsi que Black Lives Matter. On a souvent dit que Lynch s'occupait peu de la politique, mais le 2 juin 2020 est la seule journée où le bulletin météo n'a pas eu lieu, même si une vidéo est publiée. À l'occasion du Blackout Tuesday, la chaise de Lynch reste vide et rien ne survient durant 27 secondes. Le lendemain, le bulletin météo a lieu, mais une affiche s'incruste en arrière-plan, portant l'inscription « BLACK LIVES MATTER / PEACE / JUSTICE / NO FEAR ».

[2] Une régularité spécialement apparente dans ce montage partagé par un·e internaute, qui a superposé l'ensemble des Weather Reports publiés en 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=5x6rMBQgVO8.

[3] En font foi l'hommage à Lynch publié en ligne par le magazine GQ, consacré à son talent pour les entrevues, et tous les reels et autres extraits partagés sur les réseaux sociaux qui isolent des passages d'entretiens où le cinéaste parle de ses habitudes alimentaires, de la créativité (l'histoire des poissons) et des rêveries diurnes, du Bob's Big Boy, de son refus à expliquer ses œuvres, etc. : https://www.gq-magazine.co.uk/article/david-lynch-interviews

[4] « Vous qui venez chaque jour consulter la météo, vous êtes tou·te·s formidables ! Je tiens à vous remercier d'être aussi formidables. » (ma traduction)

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Article publié le 12 mai 2025.
 

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