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John Paizs : Quelques commencements

Par Thomas Filteau


:: John Paizs dans Crime Wave (John Paizs, 1985) [Favorite Films]

Les balbutiements d’une histoire

Un jeune éléphant rose, attiré par la vue d’un inquiétant palais dont la silhouette apparaît nimbée par une immense pleine lune, se met à glisser entre ses corridors labyrinthiques sous le regard dissimulé d’une étrange créature, mi-loup, mi-chauve-souris. La bête, salivant d’un désir carnivore, tire sur des ficelles afin d’activer des pièges, s’empresse de fermer des portes afin d’emprisonner sa proie, et empoigne finalement l’animal, alors dissimulé sur un balcon, avant de le jeter dans l’enfer d’une longue chute. Les yeux fermés, l’éléphant se laisse tomber, accepte le sort du perdant avant de sentir sur sa joue le choc d’une gouttelette de pluie, puis ouvrant ses yeux, se découvre rassuré au centre d’une forêt, dans le confort d’une étreinte parentale nocturne qui lui permet déjà d’oublier le rêve passé.

The Dreamer, court métrage d’animation réalisé en 1978, semble idéal pour trouver un point d’entrée dans le corpus du cinéaste winnipegois John Paizs, créateur d’une œuvre hétéroclite encore trop méconnue (quoique son nom soit régulièrement chuchoté, comme un secret partagé, à l’arrière des salles sombres). Loin d’être le signalement d’une esthétique à retrouver dans le reste de ses créations (puisque Paizs délaissera rapidement l’animation au profit de la prise de vue réelle), c’est l’ouverture d’une obsession qui déjà se devine : une façon de penser la rêverie telle qu’elle est tendue entre la menace d’une violence et l’impression rassurée d’un réveil à venir. Dans ce court métrage, les mondes sont distincts et balisés, et ce n’est que le souvenir de la crainte qui laisse passer entre les griffes du réel les impressions apeurées d’un songe déjà lointain. Ce ne sera pourtant pas toujours le cas, car la narration chez Paizs prendra progressivement la forme d’un véritable danger sans perdre l’apparat séducteur d’un plaisir. Le réveil s’avèrera alors un luxe disparu.


:: The Dreamer (1977) [John Paizs]

L’histoire de la vision

Les débuts ne sont jamais difficiles, et les fins non plus. C’est ce qui se trouve au centre qui pose problème. Dans l’énergique Crime Wave (1985) chef-d’œuvre de Paizs s’il en est un, Steven Penny rêve de devenir scénariste de « colour crime films », flottant toujours dans un rapport d’imbrication nostalgique aux années 50 et aux magazines de récits de genre. Installé dans une chambre banlieusarde, mansarde superposée au garage devenue garçonnière louée à une famille on-ne-peut-plus-normale, Steven écrit chaque nuit à la lueur du lampadaire éclairant à la perfection son espace de travail. Mais comme le découvre Kim, la jeune fille qui l’observe de la demeure avoisinante, en fouillant dans le contenu de ses poubelles, Steven n’est capable de rédiger que l’ouverture et la fin de ses scénarios. Que ceux-ci portent sur un imitateur d’Elvis participant à une compétition transnationale de chants pastichés, ou qu’ils s’attardent à un couple de vendeurs ambulants meurtriers, un vide s’impose à chaque fois entre l’amorce et sa détonation finale, toujours violente et excessive. Comment habiter cet espace de l’entre-deux ?

Deux expériences d’une théorie de la vision explicitent la relation de Steven (et de Paizs) à la narration et au récit en tant qu’ils se présente comme obsession débordant dans le réel. Le protagoniste, couché sur le plancher de sa chambre, pointe un dessin à l’enfant et lui demande de fixer un point central. Après une minute d’observation ininterrompue, lorsqu’il tournera la page de son cahier et dévoilera un espace vierge, le regard habitué de Kim reproduira l’image par son souvenir, malgré son absence effective. Le dessin choisi est celui d’un corps inerte, le point à fixer se trouvant au centre d’une tache de sang sur son abdomen. Quelques instants plus tard, au cours du quotidien repas familial, Kim partage à ses parents l’explication relatée par Steven quant à la persistance rétinienne : une image observée resterait visible quelques millisecondes après sa disparition, justifiant l’impression, lors d’une projection filmique, d’une suite d’images ininterrompues, bien que la majeure partie de ce qui est regardé se situe dans l’espace entre les photogrammes. « We’re actually looking at a blank screen more than anything. » Lorsqu’un récit devient une idée fixe, la vision transperce le moment de son observation, déverse sur d’autres instants nos excès mémoriels. C’est à ce moment que la frontière se fissure, et que le monde des fantasmes ou que celui des horreurs s’intègre dans ce qu’on avait pu nommer avec assurance « le réel ».


:: Crime Wave [Favorite Films]

L’histoire d’un silence

Les narrations de Steven restent ainsi attachées à la paroi visuelle. Même les yeux fermés subsistent des traces qui composent une relation de hantise hallucinée, tout à fait caractéristique du cinéma de Paizs. Une formule s’y répète, par la reprise d’une figure récurrente : un protagoniste muet aux noms interchangeables, toujours interprété par le réalisateur lui-même, moins dans un désir de mise en scène de soi que par la nécessité d’une économie financière (Crime Wave, ses quelque 60 000$ de budget et ses tournages de fin de semaine ne feront envier personne). Néanmoins cette tension contradictoire entre un Paizs qui s’immisce comme personnage principal et la réticence d’une participation alors gênée, pudique à l’idée de jouer et, certainement, de voir sa voix fixée sur une bande son, génère une attention détournée vers les figures secondaires. Dans cette observation mutique, c’est aussi pourtant la face cachée d’une appréciation nostalgique qui est critiquée, nommée tout en étant reproduite.

Passant de Billy (The Obsession of Billy Botski, 1980) à Nick (la trilogie The Three Worlds of Nick, 1981-1983), jusqu’à Steven, Paizs compose par cette suite de patronymes le portrait d’un cinéphile asocial, dont la projection dans le réel d’une esthétique rétro signale l’occasion d’un éclat de violence. Les quatre moyens métrages qui précèdent Crime Wave suivent ainsi tous une structure identique : le protagoniste nostalgique se heurte à un nœud scénaristique tout droit sorti d’un mauvais film de genre, lequel justifie l’escalade d’une violence, ignorée à l’évanouissement du fantasme, alors que le cinéphile fuit la scène du crime. Dans The International Style, deux espion·ne·s appartenant à des organisations opposées discutent dans une salle de spectacle où se contorsionne un Pierrot lunaire :

 

Does the show please you?

Not as much as what it does to the audience. Look. She is amused. She is not. He is outraged. And he[rires] Oh, I dare say this could explode into something delightfully ordinary.

 

L’intérêt des films de Paizs réside en effet peut-être moins dans leur attentive recomposition d’une esthétique surannée que dans l’exploration de réflexes spectatoriaux qui travaillent à faire revivre ces récits sans autocritique, jusqu’à la mort de l’objet du désir aux mains d’un regard meurtrier.


:: The International Style (1984) [John Paizs]

L’histoire d’une fin

À la première projection de Crime Wave, au Toronto Festival of Festivals (depuis renommé sous le célèbre acronyme TIFF), un problème sonore cause la suspension du visionnage du film, auquel il reste encore une trentaine de minutes. Puis au lendemain de la projection, une critique généralement positive cause néanmoins le désir chez Paizs de réécrire le dénouement du long métrage et de reprendre le tournage.

Alors que Steven se retrouve à l’orée d’un dévastateur syndrome de la page blanche, Kim choisit de répondre à une petite annonce apparue dans un journal local où sont offerts les services d’un certain Dr Jolly, spécialiste de l’écriture scénaristique. Sa réponse, reçue par la poste quelques scènes plus tard, propose d’emblée une solution : ce dont le milieu d’une histoire a besoin, c’est d’un rebondissement, un twist. Quelque chose dans le récit doit changer afin de renouveler l’attention spectatoriale en attente d’un dénouement. Crime Wave se présente spécifiquement comme un film-rebondissement, changeant de cap à chaque scène, avec comme twist final la création d’un antagoniste en la figure du Dr Jolly, tombé dans une folie meurtrière depuis la parution de son annonce. La beauté du film de Paizs se retrouve précisément dans l’absence de justification pour ses rebonds narratifs, dans le fait qu’il favorise la surprise et le constant mouvement à l’exploration inerte.

Il reste que le film emblématique du réalisateur (ses suivants, Top of the Food Chain [1999] et Marker [2005] n’ayant jamais la même énergie bouillonnante que celui-ci) est marqué par l’impression d’une absence, d’une réécriture qui cache sa première version oubliée. « Nothing is so far gone it cannot be lived », exprime un personnage de Oak, Ivy, and Other Dead Elms (1982). Ainsi s’entend comme en écho cette maxime définissant tout le geste de Paizs, perçu alors comme l’interrogation du plaisir de recomposition d’une rétrocinéphilie. Comme le disait la jeune Kim dans une rare apparition d’une superbe poétique de l’enfance : « My carpet grew lumpier and lumpier with Nick’s story. » Les récits nous habitent, peut-être encore davantage dans leur absence, modifiant de l’intérieur la composition de nos rapports au monde. Entre un désir de délivrance et le plaisir dérivé d’une prison narrative, Paizs rappelle toute l’ambivalence de ces pulsions de reconstitution, favorisant d’emblée le twist ou l’inventivité improvisée à la reprise mécanique d’une machine bien huilée.


:: Crime Wave [Favorite Films]

 

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Article publié le 18 juillet 2023.
 

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