DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Nouvelles régions du monde

Par Miryam Charles


:: Chanson pour le nouveau monde (Miryam Charles, 2020)


Une espérance. Que tout ceci ne soit qu'un rêve ou une illusion. Qu'on se réveillera un matin avec une vision lointaine de nos vies antérieures, perceptibles, qui nous empêchera de commettre les mêmes erreurs. 

J'ai deux vies. Elles se déforment et se reforment constamment.

Mon désir d'intégration a été plus fort que tout. Un désir si puissant. Que rien ni personne ne pouvait arrêter. Faire partie du groupe majoritaire. Être considérée à ma juste valeur. Ou simplement de passer inaperçue. Enfant, j'ai compris assez tôt qu'il y avait des classes, une hiérarchie et que j'étais probablement au bas de l'échelle. Comment parvenir à monter au sommet pour finalement la détruire. 

Je devais m'intégrer. Telle était ma mission. Atténuer ma différence. Tout a commencé comme ça. Mon amour du cinéma. C'est avec une certaine tristesse que je réalise aujourd'hui que ma cinéphilie est née d’une obsession ; celle d’étudier la majorité qui m’entourait afin d’appliquer ses règles à ma façon de vivre, de parler, de me comporter. J'ai voulu tout voir. Tout genre, tout type de cinéma d'ici ou d'ailleurs. Surtout d’ici, car que je voulais obtenir le titre. Être Québécoise.

Deux vies.

Avec des accents différents. Un accent québécois à l’extérieur, à l’école, dans la rue ou avec des amis et un accent plus doux, celui de mes parents, lorsque je suis en famille. Un mécanisme de survie que j'ai développé en première année pour ne plus faire rire de moi. Accent québécois, bon niveau de français, diplômes en poche, il y a toujours cette échelle. Je n'aurais jamais dû entretenir le désir d'y monter. De croire qu'il y avait une logique à tout cela et que je devais m'y conformer. 

Je m'égare. La plupart du temps. Je m'égare volontairement pour mieux me retrouver.

Le cinéma. Le noir au cinéma est mon sujet de réflexion.

Au cinéma.

Je cicatrise rapidement. À une vitesse inimaginable. Là se trouve ma force. Cette capacité d'être blessée et d'avancer en même temps. D’avancer encore plus vite. Toujours avec le sourire. La tête légèrement inclinée vers le sol. Plus vite que la blessure. Plus rapide que la mort, car il faut sonner l'alarme et recommencer pour être certaine d'avoir été entendue.

À travers le temps.

J'allais écrire quelques mots sur le cinéma et sur le fait d'être une réalisatrice noire au Québec. J'allais écrire sur la femme noire peu visible sur nos écrans, exposer mon coeur en morceaux, énoncer quelques paroles d’espoir, car il le faut, me questionner sur l’inclusion, sur le langage et la manière dont on nomme les choses. M’épancher sur la représentation juste en 2020 et terminer avec un discours sur mes responsabilités en tant que cinéaste. Rien de nouveau.  

Je ne sais plus quoi écrire, comment l’écrire. Vivre et mourir par le feu. Tout brûle depuis si longtemps déjà. 

Mon esprit est colonisé et j'en suis consciente. Je me souviens plus jeune avoir harcelé mon père afin de savoir en quelle langue il pensait. Lorsque les pensées se formaient dans sa tête, elles étaient bien créole ou en français ?  Je voulais m’assurer qu’il avait su garder une part de son identité, à tout jamais hors de portée du colonisateur.

Cela explique en partie pourquoi je construis mes films comme je le fais. Je déconstruis constamment des mécanismes qui m'ont été imposés.  C'est une forme de rébellion. Je remets en question les histoires officielles, celle des majorités, trop belles pour être vraies, trop justes pour être réalistes. J'examine les statues érigées pour me demander qui sont nos héros. Le sont-ils réellement ? Des héros. 

D'autres ont sonné l'alarme avant moi. Et d'autres que moi le font à ce moment même. D'autres ont crié, ont créé avant moi.

Je sais que je ne suis pas la seule à l'avoir entendue.

Il y a quelque chose de profondément brisé autant dans notre société. Une fois l'alarme sonnée, il y a le devoir d’agir.

Je voulais écrire autre chose, sur l’expérience des cinéastes noirs (ou des communautés comme on l’entend souvent). J’allais m’égarer à nouveau sur l’utilisation des mots inclusion, diversité, communautés, minorités visibles, majorité silencieuse. Qui parle de qui pour décrire quoi ? La vérité est qu’au point où j’en suis, aujourd’hui, mon désir de représentation va bien au-delà des écrans. Je veux vivre et créer dans une société juste pour tous. Maintenant.

 

BIOGRAPHIE
Miryam Charles est une réalisatrice, directrice photo et productrice vivant à Montréal.  
 
FILMOGRAPHIE
Le Marabout (2021)
Cette Maison (2021)
Au crépuscule (2021)
Chanson pour le nouveau monde (2020)
Deuxième Génération (2019)
L'album rouge ou l'intention poétique (2019)
Drei Atlas (2018) [Lien de visionnement]
Une forteresse (2018) [Lien de visionnement]
Vers les colonies (2016)
Vole, vole tristesse (2015) [Lien de visionnement]
 
 
 
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Article publié le 30 juillet 2020.
 

Essais


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