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Esquisse d'un cinéma populaire québécois

Par Mathieu Li-Goyette
Le cinéma québécois, en dehors des études symboliques, théologiques et métaphoriques que lui ont accordées quelques grands ouvrages (pensons au Cinéma de l'imaginaire québécois de Heinz Weinmann, puis à Sang et lumière d'Étienne Beaulieu) est en mal d'une analyse véritablement narratologique qui ne se déclinerait plus tant au niveau de la théorie des auteurs, des faits anecdotiques de l'industrie ou d'une évolution téléologique de son discours sur l'identité nationale et son mal-être. Ce qu'il nous faudrait réapprendre, c'est d'être en mesure d'observer un certain cinéma populaire à partir de sa surface réfléchissante et de ses enjeux sociaux et moraux qu'il stimule par la mise en place d'un récit et par la structuration des signifiants les plus accessibles (les genres hollywoodiens, le terroir québécois, la classe moyenne, la classe ouvrière) non plus comme des éléments nécessairement discursifs, mais bien pour ce qu'ils sont: le terreau fertile d'un film de fiction.


::  Mon oncle Antoine (Claude Jutra, 1971)


C'est-à-dire qu'à l'analyse métaphysique, nous nous proposons de ramener la décortication du cinéma québécois en dehors des considérations nationales qui l'ont toujours distingué des autres cinématographies mondiales. À l'image des complexes qu'éprouve aujourd'hui notre cinéma d'auteur à la recherche d'une estime festivalière, cette lecture « nationalisante » du cinéma québécois apparaît comme le résultat d'une critique refoulant son nationalisme politique d'une part, légitimant le septième art d'ici en y trouvant des équivalences ailleurs d'autre part.

Toujours héritiers de la critique des années 60 où il fût crucial de défendre l'idée d'un cinéma « différent » (d'Hollywood), il nous faut à présent renoncer à la comparabilité du cinéma québécois (avec ceux d'Europe du Nord ou d'Europe de l'Est par exemple), car au-delà des rapprochements observés, cette étude de cas qui n'est pas étrangère à la montée des cultural studies dans les milieux universitaires semble vouloir solidifier la position du cinéma québécois (et de tout ce qui peut se réfléchir sur celui-ci) dans une postmodernité tournant à vide, constamment protégée par des poncifs ventant la validité esthétique des plans ou encore la cohérence d'un réalisateur à travers son oeuvre (comme si l'auteur devait penser à sa feuille de route avant d'imaginer les récits qu'il souhaiterait tout naturellement raconter).

Ne discutant plus d'une réalité retranscrite, d'une société désirant s'exprimer, l'image qui ressort du cinéma d'auteur d'aujourd'hui a d'abord tendance à être le regard d'untel sur un thème donné (sans nous attarder à cette question, nous référerons plutôt le lecteur à l'important texte de Simon Galiero paru récemment dans le numéro 299 de la revue Liberté). À force de recevoir des films à auteur (et non des films à sujet), il est permis de croire que l'opinion critique s'est émoussée, cherchant à tracer une carte abstraite des préoccupations d'un artiste au lieu de voir dans les films l'esquisse d'une société complexe - au demeurant beaucoup plus complexe que les enjeux personnels, crises existentielles et morales endimanchées incluses, d'un quelconque faiseur de art house movie.

Nous tenant le plus loin possible des écueils de la nostalgie, le présent dossier tentera moins de rassembler un corpus que d'envisager différemment le cinéma de fiction québécois des années 60 et 70. S'attaquant à la question du genre et du « populaire », nous observerons comment il a su proposer une écriture et une structure qui, sans empêcher les expérimentations de la mise en scène d'un Gilles Carle ou d'un Gilles Groulx, ont été à l’affût de leur société. À ne pas confondre avec un cinéma populiste (auquel nous goûtons de nos jours avec la présence nocive de blockbusters manqués comme L'empire Bo$$é et Omertà) ni avec une manière d'envisager l'artisanat au cinéma, le concept de cinéma populaire est encore et toujours à discuter et à définir. Béla Balázs écrivait à ce sujet en 1948 :

  « J'ai déjà dit que le style populaire le plus ancien et le plus original n'a pu se manifester que comme le goût d'un individu déterminé et comme son intention artistique. […] Le style d'un peuple est un fait historique objectif. (Bien que la stylisation soit en elle-même un processus subjectif.) C'est une bienheureuse constellation lorsqu'un artiste vit cette tradition historique devenue phénomène objectif comme une expérience subjective et l'exprime dans ses oeuvres. […] C'est le cas rare où l'art peut être stylisé à l'extrême sans être arbitrairement subjectif. » ¹   

Or, les séquences hallucinées de La tête de Normande St-Onge ne sont-elles pas un sommet dans la « subjectivité » du cinéma de Carle? Ne sont-elles pas aussi le prolongement naturel de l'aliénation québécoise des années 70? Qu'est-ce que le travelling avant de Réjeanne Padovani pourchassant Luce Guilbeault dans la serre sinon une fine manipulation d'Arcand, l'irruption même de la main du cinéaste dans une mise en scène cousine du théâtre pour exprimer la violence excessive d'un milieu corrompu? Ces gestes ne revendiquent pas le statut d'auteur : ils servent le récit en vulgarisant son discours, en expliquant sincèrement de quoi il en retourne. Sans en appeler à une « désintellectualisation », ce cinéma populaire propose des situations à problèmes quand il n'est plus question aujourd'hui que de problématiques. C'est un cinéma du vécu, un cinéma qui cherche à faire comprendre et non à se faire comprendre.


::  L'eau chaude, L'eau frette (André Forcier, 1976)


En d'autres mots, ce dont nous espérons traiter ici, c'est d'un cinéma populaire québécois d'avant son industrialisation qui permet maintenant de multiplier les « films à succès » selon des recettes apparemment éprouvées. Dans Le crime d'Ovide Plouffe, dans Ti-mine, Bernie pis la gang, dans Panique, La vie rêvée, Mustang, Mon oncle Antoine, L'âge de la machine, L'eau chaude, l'eau frette, Taureau, Kid Sentiment, Gina, La mort d'un bûcheron, Bingo, Le festin des morts, Une nuit en Amérique et bien d'autres, une sincérité du regard émeut encore, une franchise qui semble s'être perdue au fil de l’affinement technique de notre industrie et de l’aiguisement de sa conscience artistique.

Pierre Sorlin, dans sa Sociologie du cinéma, proposait d'analyser le discours implicite d'une oeuvre à travers quatre points qui permettaient ensuite au théoricien de tirer de son objet d'étude divers traits sociaux qui répondraient à la société produisant le film plutôt qu'aux auteurs de celui-ci (« la position du héros face aux milieux représentés (1), la manière dont il entre en rapport avec ces milieux (2), le caractère constant ou occasionnel des liaisons (3) et les mécanismes réglant les échanges (4) »²). Détournant la thèse de Sorlin, nous tenterons de ramener ces caractéristiques à la scénarisation, à l'écriture des personnages et à leur inclusion dans l'univers diégétique de ces films; aux questions les plus concrètes - celles que se posent scénaristes et réalisateurs et de moins en moins les critiques et cinéphiles - en renonçant momentanément aux analyses les plus abstraites.

Comme la grande littérature populaire, celle de Balzac, Zola ou Dickens, comme le meilleur cinéma populaire, celui de Ford, de Renoir, de De Sica, l'essence de la tragédie repose dans l'agencement maîtrisé d'éléments purs, presque candides en une structure complexe (à l'inverse, disons, du cinéma d'auteur d'aujourd'hui). Retournons aux choses simples, question de voir comment, sous leur apparente banalité, elles recèlent de plus d'une beauté et, surtout, de plus d'une clé pour comprendre l'état actuel de notre cinématographie.


Le crime d'Ovide Plouffe (Denys Arcand, 1984)
La mort d'un bûcheron (Gilles Carle, 1973)
Mustang (Marcel Lefebvre, 1975)
Les smattes (Jean-Claude Labrecque, 1972)
Ti-mine, Bernie pis la gang... (Marcel Carrière, 1977)
La vie rêvée (Mireille Dansereau, 1972)




¹ BALÁZS, Béla. 2011. Le cinéma : Nature et évolution d'un art nouveau. Paris : Éditions Payot & Rivages. p. 331

² SORLIN, Pierre. 1977. Sociologie du cinéma : ouverture pour l'histoire de demain. Paris : Éditions Aubier Montaigne. p. 241
 
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Article publié le 11 mars 2013.
 

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