WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Devant Le fils de Saul : Franchir le seuil (2)

Par Sylvain Lavallée
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2. Se souvenir

 
Soit, il n’y a pas d’irreprésentable comme propriété de l’événement, disions-nous en conclusion la dernière fois, mais cette affirmation n’accorde pas une licence pour tout représenter n’importe comment : seulement, il n’y a pas d’interdit de la représentation, l’insuffisance de l’image à représenter la totalité d’une réalité, a fortiori l’horreur absolue, ne mène pas inévitablement au simulacre. Si c’était le cas, à mener cette logique jusqu’au bout, rien ne serait représentable puisque nous ne pouvons jamais tout dire, tout montrer. Et en réalité, l’art présuppose cette impossibilité à tout représenter, c’est pourquoi Jacques Rancière et Georges Didi-Huberman parlent de choix esthétiques : il faut se demander non pas si nous pouvons représenter, mais comment représenter, selon quelle perspective, une question d’autant plus ardue lorsqu’il s’agit d’un événement aussi complexe, unique, comme la Shoah, un événement, de surcroît, qui nous mène aux frontières de l’humain et de l’inhumain, de ce que nous pouvons représenter et de ce que nous ne pouvons pas (non par interdit, mais par défaut d’imagination : pour celui qui n’y était pas, comment s’imaginer ce que c’était que vivre dans un camp au jour le jour, pendant des années pour les plus « chanceux » ?).
 
L’inimaginable, justement, tant qu’on ne le prend pas au pied de la lettre, permet de penser ce problème, car ce concept exprime aussi une impossibilité de dire, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose, dans la Shoah, qui résiste au langage, que nous ne savons pas comment imaginer, encore moins comment exprimer (d’où d’ailleurs l’abondante littérature à son sujet, comme s’il fallait éprouver le plus de manières possibles pour essayer de dire). Il y a un indicible, donc, bien au-delà du fait que les mots et les images seront toujours en deçà de toute expérience vécue : il y a quelque chose dans la nature même de la Shoah qui ne saurait se dire, ce qui est dû, en partie, à sa nature unique (seul celui qui y était peut nous donner une idée de ce que c’était, d’où, encore une fois, l’importance du témoin, mais comment partager un événement aussi unique, que seuls soi et une poignée d’autres hommes ont vécu, ou survécu pour en témoigner ?) Par indicible, comme l’écrit Giorgio Agamben, ce qu’il faut entendre, c’est donc « qu’Auschwitz fut un événement unique, devant lequel le témoin doit en quelque sorte soumettre chacun de ses mots à l’épreuve d’une impossibilité de dire »[1]. C’est justement cette « impossibilité de dire » que le témoin expose en commençant son récit par un « c’est inimaginable » : la vérité de son témoignage ne réside pas uniquement dans son contenu, mais aussi dans cette confrontation, par le fait même de dire, avec l’indicible. Et de même, nécessairement, la représentation est confrontée à cette impossibilité de dire (comment représenter ce que même ceux qui y était peinent à exprimer ?), et cette confrontation est l’enjeu même de sa vérité : il faut, donc, que l’image assume son insuffisance pour en faire une sorte de bégaiement de la représentation, comme pour dire « je représente malgré tout ».
 
Ce que cela veut dire, nous pouvons peut-être mieux le comprendre en revenant sur les films, les échecs, de Steven Spielberg et Roberto Benigni. À ce point, il devrait être clair qu’il n’est pas question de leur reprocher d’avoir « osé » faire un film qui se déroule en partie dans un camp de concentration (pour Schindler’s List) ou d’extermination (pour La vita e Bella), d’avoir donc représenté l’irreprésentable. Et il n’est pas question, non plus, d’une esthétisation de l’horreur (bien qu’il y ait de cela), comme le reprochait le regretté Jacques Rivette au Kapode Gillo Pontecorvo, dans son texte célèbre « De l’abjection ». Comme pour Shoah¸ il s’agit plutôt d’évaluer les choix esthétiques de ces deux cinéastes dans le cadre du projet qu’ils se sont donnés pour voir où se situeraient, chez eux, le concept d’inimaginable (chez Claude Lanzmann, c’est évident : le fait de faire un film, des images, confronte l’impossibilité de montrer des images, les archives).
 



:: Schindler's List (Steven Spielberg, 1993)
 

Admettons, ce qui ne devrait pas être trop difficile, que Schindler’s List veut se souvenir : il faut représenter pour faire acte de mémoire. Mais de quoi faut-il se souvenir ? Si le projet nazi consistait à faire disparaître, il semble logique qu’il faille se souvenir, entre autres, de ce qui a disparu, de ce qui est absent, en suivant le seul modèle possible, celui du témoignage, les survivants étant notre seul lien avec ces morts. L’indicible au cœur du témoignage, c’est aussi cela : le témoin non seulement veut mettre des mots sur l’expérience d’une horreur absolue, mais en plus ces mots ne lui appartiennent pas puisqu’il parle au nom de ceux qui ne le peuvent pas. L’utilisation de la première personne chez un écrivain comme Primo Levi, survivant des camps, sert moins à exprimer une expérience personnelle qu’à essayer de donner voix à ces millions d’expériences que nous ne pourrons jamais entendre (voir aussi toute l’éthique du témoignage développée par Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz). Devenir témoin a d’ailleurs été pour plusieurs un incitatif à rester en vie : il fallait survivre au camp pour pouvoir ensuite raconter ce qu’on y voyait, pour ne pas oublier. Il fallait devenir la preuve vivante de ce que les autres ont subi.
 
Or, de quoi ou de qui Spielberg se souvient dans Schindler’s List ? Qu’est-ce que nous dit la fameuse scène de la douche, ce moment vers la fin du film où des femmes juives sont traînées par erreur sous une douche qui déversera finalement de l’eau, sinon que Spielberg ne s’intéresse pas aux morts, qu’il préfère faire un film sur les vivants, sur ces femmes qui ont droit à de l’eau plutôt qu’au Zyklon B ? Que fait le cinéaste à ce moment, sinon créer un suspens en utilisant comme moteur le savoir du spectateur sur les chambres à gaz, en réduisant donc les millions de morts à un outil dramatique ? C’est tout le point de vue du film qui est cristallisé dans cette courte scène, le fait de montrer la Shoah à partir du regard d’un « bon » nazi qui sauva 1300 Juifs, ce qui en soi n’est pas une « mauvaise » histoire ni une histoire que l’on ne peut pas raconter d’aucune façon, mais si on tient à la raconter (et elle mérite de l’être), il faudrait trouver moyen de le faire sans oblitérer les millions de morts, sans les confiner à une statistique pour le carton de fin (entreprise extrêmement ardue dans le cadre d’une fiction).
 
Mais Schindler’s List se referme au final sur Schindler au point que même les survivants sont instrumentalisés pour héroïser le personnage : « J’aurais pu en sauver plus », pleure Schindler au climax, « Mais non, vous en avez fait assez » lui répètent encore et encore ceux qu’il a sauvés, comme pour dire : « Nous, nous sommes vivants, et c’est bien assez ». Les larmes du spectateur, à ce moment, ne coulent que pour Schindler, pour le drame de cet homme déchiré incapable d’apprécier ce qu’il a accompli, toute la scène semblant vouloir le consoler en insistant sur ces hommes face à lui, les survivants, leur histoire ne nous renseignant donc pas sur ceux qu’ils ont laissés derrière : elle permet plutôt de mettre en valeur les gestes de Schindler. La dernière scène, en couleurs, renchérit encore en montrant quelques Juifs en 1991 se recueillir devant la tombe unique de Schindler, une invitation à se souvenir en priorité de cet homme, bien avant ces millions de morts qui n’ont pas eu le droit à une tombe. De même, l’utilisation du noir et blanc pour représenter le passé et la couleur pour le présent confine la Shoah à un passé qui n’a plus de lien avec notre temps : si Jean Cayrol à la fin de Nuit et brouillard disait que « nous feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays », Spielberg lui nous dit qu’il s’agit effectivement d’un seul temps et d’un seul pays, comme si maintenant que la Shoah se trouve si loin derrière nous, nous pouvions passer à autre chose. Les pleurs du spectateur, à la fin du film, vont dans le même sens : pleurer étant une catharsis qui permet au spectateur de se purger de ses émotions, Schindler’s List semble vouloir nous « purger » de ce passé pour mieux se satisfaire des survivants. Il s’agit pratiquement d’une manière d’oublier, voire de se laver, comme si pleurer en regardant Schindler’s List purgeait notre conscience du souvenir « souillé » de la Shoah, alors que pour Alain Resnais ou Lanzmann, il est interdit de se délester de ce souvenir, qu’il faut garder vivant, près de nous (pensons aussi à l’œuvre remarquable d’Art Spiegelman, Maus, un roman graphique qui met au cœur de son scénario la nécessité du souvenir, de la transmission). Et c’est là où Schindler’s List devient un simulacre dangereux : puisqu’il nous demande de se souvenir de ce qui est imaginable, dicible, c’est-à-dire l’histoire de Schindler, puisqu’il ne nous invite pas à imaginer malgré tout l’inimaginable qui sert d’arrière-plan à cette histoire, les millions de morts, ses images se substituent à l’événement qu’il refoule dans le même mouvement.




:: La Vita e Bella (Roberto Benigni, 1997)

 
Benigni, dans La Vita e Bella, ne fait pas mieux : Guido (Benigni) transforme un camp d’extermination en simple jeu afin de préserver l’innocence de son fils, Giosuè, et aussi, du coup, celle du spectateur (celui qui cache est autant le personnage que le cinéaste, Guido se présentant d’ailleurs comme une sorte de metteur en scène produisant des miracles en détournant le quotidien). Giosuè peut « gagner » à ce jeu uniquement parce que le film est d’un irréalisme flagrant, parce que Benigni substitue à la réalité d’un camp d’extermination une fantaisie édulcorée (par exemple : les enfants et les femmes étaient séparés des hommes dès leur arrivée au camp, puis la majorité d’entre eux étaient tués parce que pour les nazis ils étaient des travailleurs peu efficaces, un enfant n’aurait donc jamais pu se retrouver avec son père dans un même lit). Le manque de réalisme, en soi, n’est pas nécessairement un problème, mais il le devient lorsque le cinéaste en fait une véritable vision du monde, une proposition de regard : pour survivre, dit Benigni, il vaut mieux ne pas voir, se cacher les yeux et faire comme si. C’est la définition même du divertissement, La Vita e Bella nous divertit de la Shoah pour nous raconter une toute autre histoire, plus belle, drôle, celle de Guido et de son sacrifice, celle de Guido le magicien qui fait tomber les clés du ciel, apparaître les chapeaux et disparaître un camp d’extermination…
 
Il s’agit pourtant d’un film sur la transmission (« c’est le legs de mon père », dit Giosuè, en narrateur à la fin), mais il faut se demander qu’est-ce, au juste, qui a été légué puisque Giosuè n’a rien vu : sa survivance, comme dans Schindler’s List, ne peut pas faire parler les morts (comment pourrait-il témoigner de ce qu’il n’a pas vu ?), alors le film se referme pareillementsur des individus bien identifiés, un seul mort et un seul survivant, les seuls qui méritent nos larmes (précisons bien que ce n’est pas la manipulation émotive elle-même qui est abjecte ici, mais cette manipulation qui d’une main cache des millions de morts pour de l’autre attirer notre attention sur deux individus). Ainsi, comme chez Spielberg, le film devient un simulacre, encore plus dangereux peut-être parce que les images de Benigni ne reflètent aucunement la réalité du quotidien dans les camps, elles font de bien piètres substituts, et c’est précisément en cela qu’elles permettent d’oublier, de ne pas voir – il n’y a en fait qu’un plan qui tente de représenter un tant soit peu la Shoah, un amoncellement de cadavres révélé par une brume qui s’effiloche paisiblement de nuit, comme si l’extermination ne tenait que du rêve (d’ailleurs, Giosuè dort alors dans les bras de son père), comme si c’étaient ces cadavres, le rêve, et la fantaisie de Benigni la réalité, ou comme s’il était possible de se réveiller de ce cauchemar l’instant d’après.
 
Dès lors, comment ces films pourraient-ils nous aider à imaginer malgré tout ? Si pour imaginer malgré tout il faut stipuler un inimaginable qu’il convient de défier, où se situerait l’inimaginable chez Spielberg et Benigni ? Dans le hors-champ, bien sûr, et il est vrai que c’est la place qui lui convient, dans un hors-champ que l’on sent toujours prêt à envahir le champ, que l’on ne voit jamais mais qui est pourtant toujours là ; il suffirait de déplacer la caméra un peu à gauche, un peu à droite, ou de creuser la profondeur de champ et l’horreur se déverserait devant nous. Mais pour ces cinéastes, ce hors-champ doit être enterré, c’est l’arrière-plan sur lequel s’inscrit leurs histoires : c’est particulièrement flagrant chez Benigni puisque le film suppose le savoir préalable du spectateur sur la Shoah, un savoir minimal sur ce qu’étaient les camps, pour ensuite nous en détourner (un spectateur qui ne saurait rien des camps ne pourrait comprendre que très approximativement la dernière partie du film). « Vous savez déjà ce qu’étaient les camps », semble dire Benigni, « moi je vais vous montrer autre chose », probablement dans l’espoir humaniste de nous aider à voir du beau là où nous ne voyons que du laid, mais c’est un jeu dangereux car en réalité le savoir minimal présupposé par le film est nettement insuffisant, incomplet. Nous ne pouvons pas en savoir trop sur une telle réalité, mais dans La Vita e Bella l’horreur des camps reste à l’état d’inimaginable, bien confiné dans son hors-champ, et donc n’est pas objet de connaissance ; le film nous invite au seuil de cette porte qui mène à l’horreur, pour aussitôt la refermer.
 
Chez Spielberg, c’est surtout le dernier tiers du film qui finit par taire l’inimaginable en se concentrant sur ce qu’il est plus facile d’imaginer, le drame de Schindler, mais il y a aussi tout le scénario classique hollywoodien que nous pourrions mettre en cause, cette façon de clôturer un film en reliant tous les fils pour former un Tout cohérent et autosuffisant, logique et motivé, alors que la Shoah se définit au contraire par un « mais comment cela a-t-il pu se produire ? », une incompréhension ou du moins une incrédulité devant les causes et les motivations (c’est aussi ce que l’on entend par inimaginable). D’ailleurs, en passant par les idées de Gilles Deleuze, il paraît évident que l’esthétique hollywoodienne sera toujours inappropriée pour rendre compte de la Shoah : la rupture du lien sensori-moteur caractéristique de l’image-mouvement et donc de l’image hollywoodienne arrive avec la Seconde Guerre mondiale et le savoir sur les camps, un savoir qui brise la causalité en ce que l’homme se sent dépassé par l’événement et ne trouve plus de réaction appropriée. Or, comment l’image-mouvement pourrait témoigner de sa propre dislocation ? Elle ne le peut pas : Spielberg et Benigni, des cinéastes de l’image-mouvement, ne peuvent pas représenter la Shoah, elle est trop terrifiante et risque de briser la lisibilité de leurs films, alors ils s’en détournent pour représenter autre chose, des récits lumineux qui nous aveuglent plutôt qu’ils n’éclairent les ténèbres. Et quelque part, malgré leurs bonnes intentions, humanistes, ce refus du souvenir ou d’une connaissance juste réalise la volonté du régime nazi en destinant la Shoah à l’oubli, ou du moins en lui substituant des images plus réconfortantes.
 
Mais alors, comment se souvenir par la représentation, comment honorer des millions de morts en racontant l’histoire d’une poignée d’individus ? Comment représenter malgré tout ?
 

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[1] Agemben, Giorgio. 1999. Ce qui reste d'Auschwitz, L'archive et le témoin. Paris : Rivages, p. 206. 
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Article publié le 2 février 2016.
 

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