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Le sourire de la gymnaste : regard de Jimmy Beaulieu sur le travail de Sophie Bédard Marcotte

Par Jimmy Beaulieu


 

Je voyais dans le cinéma de Sophie Bédard Marcotte de bonnes idées que j’aurais aimé avoir eues, une justesse de ton que j’enviais. Mais je n’aurais jamais parlé de similitudes entre son travail et le mien. C’est Alexandre Fontaine Rousseau qui a attiré mon attention sur une « parenté d’esprit » qu’il percevait entre nos œuvres respectives. À bien y penser, il y a peut-être quelque chose en commun dans l’approche économique de la forme, dans l’équilibre entre l’urgence et la fragilité. J’ai en effet senti qu’on parlait la même langue et, surtout, que nos ennemis avaient la même tête.

 

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Les trois premiers films de Sophie Bédard Marcotte constituent une sorte de trilogie par laquelle l’artiste valide avec de plus en plus d’aplomb son désir de faire du cinéma. Elle s’y questionne, avec une assurance croissante, sur la manière dont son travail peut exister dans un monde qui ne semble pas du tout conçu pour l’accueillir. Une problématique que tout artiste connaît bien, mais qui est rarement abordée avec autant d’humour et de douce folie qu’elle ne l’est ici.

La trajectoire est claire. Tandis que J’ai comme reculé, on dirait (2017) traite de la stagnation dans le doute, de la peur de se lancer — l’esprit scolaire n’est que quelques pas derrière la réalisatrice —, Claire l’hiver (2017) montre une artiste ayant gagné en confiance, qui demeure toutefois bien vulnérable face aux obstacles rencontrés. Dans L.A. Tea Time (2019), sa foi en son art apparaît cette fois comme étant indéfectible. Même si le monde semble au mieux indifférent, au pire hostile, rien n’arrêtera désormais l’avatar qui représente, à différents degrés de décalage, Sophie Bédard Marcotte dans ses films.

« I can’t do the whole toast », dit Sophie dans J’ai comme reculé, on dirait en parlant de son incapacité à décider avec plus d’une bouchée d’avance du dosage de beurre d’arachide et de confiture qu’elle veut sur sa rôtie. Environ huit ans plus tard, dans son troisième film, elle se rendra à Los Angeles dans le but de rencontrer Miranda July. Trois pas en direction de l’assurance, donc, qui l’inciteront à développer une grande combativité.

Dans Claire l’hiver, son adversaire est l’aspect anxiogène du monde incarné, par la menace constante que représente le cargo spatial M-27M, à la dérive dans le cosmos. Claire est persuadée que celui-ci terminera sa course en orbite en s’écrasant sur elle. Mais voilà, la résistance qu’elle rencontre en voulant diffuser son projet artistique constitue un autre boulet à traîner, l’incommunicabilité qu’elle vit avec les institutions démontrant à quel point leurs grilles d’évaluation sont mal adaptées à ce qu’elle propose. La nature de ces dernières sied bien mal à ses aspirations. À cette étape encore incertaine de son cheminement, Claire n’assume pas encore sa place dans le monde des arts.
 


:: Claire l'hiver (Sophie Bédard Marcotte, 2017) [Les Films de l'Autre / Maestro Films]


:: L.A. Tea Time (Sophie Bédard Marcotte, 2019) [Maestro Films]


Dans L.A. Tea Time, le copain de Sophie prend le relais du cargo spatial M-27M comme vecteur d’adversité. S’intéressant de près à la situation géopolitique, il ne donne aucune chance à Sophie d’oublier que le monde est une poudrière prête à exploser d’un instant à l’autre. Malgré cette peur constante (aussi incarnée, je m’en voudrais de ne pas le mentionner, par cet antiquaire de la Route 66 pour qui semble avoir été inventé pour le terme « pittoresque »), L.A. Tea Time est néanmoins pétri de confiance. Car si l’objectif premier de la cinéaste, celui sur lequel repose tout le suspense, demeure inaccompli, cet échec n’entache en rien la foi des protagonistes qui, à la fin, planifient déjà dans la piscine de leur hôtel leur prochain film — pour lequel elles toucheront enfin une somme d’argent conséquente. Les lumières de Los Angeles, comme celles d’Oz, demeureront hors d’atteinte cette fois. Mais elles sont désormais visibles à l’œil nu.

De par leur existence même, ces deux plus récents films constituent en quelque sorte la résolution des conflits qu’ils mettent en scène. Si ça finissait vraiment mal, il n’y aurait pas de film. La quête est un succès amer… Mais est un succès.

 

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Si le travail est un thème en coulisses de ces trois films, il l’est aussi sous les projecteurs. En effet, on parle de travail tant en sourdine qu’en surface. La protagoniste de Claire l’hiver monte son expo — parfois seule, parfois avec l’aide d’ami.e.s, bienvenue ou pas, intrusive ou pas. Claire accepte le mansplaining de ses amis avec cette résignation que les femmes artistes ne connaissent que trop bien. Dans L.A. Tea Time, ce labeur sur l’exposition est remplacé par le travail de Sophie et Isabelle sur le film lui-même.

Isabelle Stachtchenko, qui devient la comparse à l’écran de Sophie dans L.A. Tea Time, assure la direction photo des deux plus récents films de cette vague trilogie. Son sens de la composition conjugue habilement l’assurance et la fraîcheur animant ces films. Ses images à la géométrie solide contrastent avec les sujets bringuebalants qu’elle filme. Une grande partie de l’humour des films prend d’ailleurs racine dans ce contrepoint, le montage étant l’autre véhicule principal de l’humour. Le travail sur la couleur se raffine également énormément d’un film à l’autre. La palette de L.A. Tea Time est claire et simple, très dirigée. Les images y sont marquantes, de par cette tension féconde qu’elles cultivent entre la rêverie et l’anodin.

Claire l’hiver et L.A. Tea Time nous laissent le souvenir de films à l’univers esthétique cohérent. Mais, en les revoyant, j’ai été étonné par leurs nombreuses bifurcations formelles et visuelles. C’est un équilibre fragile qui, en tant qu’auteur, m’est très cher. Je répète souvent que la rigueur technique absolue n’est pas la seule manière de rendre un livre ou un film cohérent. Multiplier les volte-face et les trouvailles techniques aventureuses est certes un exercice périlleux, mais quand on arrive à rester sur la corde raide, le résultat peut s’avérer assez libérateur et hanté. Il existe un fort consensus théorique dans le monde de la bande dessinée et du cinéma (par opposition au monde du jazz, du soul ou du rock’n’roll, par exemple) valorisant une approche à mon sens tristement rigide de la rigueur. Le film doit être sur des rails bien huilés et pantouflards du début à la fin, et il serait irrespectueux, complaisant voire solipsiste de déroger de cette Sainte Règle. Soit, mais au contraire, il m’est toujours apparu encore plus responsable de faire payer les gens, de prendre leur temps, en leur partageant des images habitées par l’ivresse du moment d’invention.

 

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Il y a donc, somme toute, plusieurs raisons pour lesquelles je me reconnais, en tant que créateur, dans le travail de Sophie Bédard Marcotte. Comme elle, j’ai aussi le nez collé sur mon médium, sur l’extase et l’agonie qu’implique le processus de faire de la bande dessinée. Comme elle, je parle autant de travail que d’errance. Comme elle, je bifurque assez souvent sur le plan technique. Comme je change d’outil de manière en apparence arbitraire, entre deux scènes, elle passe d’une séquence très narrative à une autre plus musicale, avec des détours du côté de l’animation, des intermèdes, etc. Comme elle, je bascule du réalisme le plus mat à des rêveries énigmatiques. Et comme elle, j’ai confiance que mon interlocuteur.trice saura constituer mentalement un tout cohérent à partir des éléments plus ou moins bigarrés que je lui soumets par le biais d’une structure d’apparence quasi aléatoire. Rigoureuse, mais qui fait des pieds et des mains pour ne pas en avoir l’air.

L’esprit du dérisoire, de la transparence, de l’aventure et de la spontanéité sont donc de clairs partis pris dans le cinéma de Sophie Bédard Marcotte. Nous ne sommes pas tout à fait dupes de cette transparence et nous savons bien que cette spontanéité est le fruit à la fois d’un important travail préparatoire puis d’une orchestration plus que minutieuse des accidents glanés au fil du tournage, mais elle demeure un phare.
 


:: L.A. Tea Time (Sophie Bédard Marcotte, 2019) [Maestro Films]

À la première de L.A. Tea Time, pendant les questions du public, je lui ai justement demandé quelle était, à la louche, la portion du film qui était écrite avant le début du tournage. Puisque le film se présente comme un collage documentaire, un road movie initiatique, et que le système de financement des films au Québec exige que les films soient largement écrits d’avance, cet aspect m’intriguait. Elle a répondu qu’une étonnante proportion du film l’était. Ce qui dément en quelque sorte le conseil de Chantal Akerman entendu dans le désert, qui lui dit que lorsqu’elle tourne un documentaire, elle arrive sur place avec sa caméra sans a priori, qu’elle tourne et attend les perles qu’elle assemblera par la suite. Le rapport entre le stratégique et le tactique est donc ici plus alambiqué qu’il n’y paraît de prime abord.

L’auteur de bande dessinée Grégoire Bouchard a un jour joliment nommé cette posture « le sourire du gymnaste ». C’est-à-dire que l’œuvre soumise a nécessité un énorme labeur, mais que son autrice a l’élégance de nous laisser croire que tout est arrivé un peu par hasard, dans une certaine facilité, une approche qu’on nomma en Italie sprezzatura. Si, selon toute vraisemblance, elle souhaite que nous sortions de la salle touchés, inspirés, amusés, nourris, elle ne cherche pas à nous écraser de son savoir-faire, nous gaver de sa virtuosité. Elle s’adresse à nous d’égal.e à égal.e.

Quel que soit le degré de labeur invisible investi dans l’échafaudage du film, ce parti-pris de la spontanéité possède un autre avantage majeur : sa relative légèreté financière. Il n’est pas farfelu de se demander si la manière traditionnelle de penser les films comme de lourds projets où il faut préparer tous les coups d’avance ne favorise pas un cinéma sans vie, sans surprise, sans aventure, prudent, pontifiant, alouette. Marcotte se positionne en nette dissidence avec cette stagnation normale. Le vent de liberté qui souffle dans ses films est on ne peut plus vivifiant sur le plan esthétique. Au niveau pratique, il ouvre la porte à une manière de faire du cinéma qui compte certes des précédents dans le cinéma-vérité et les diverses nouvelles vagues, mais qui, vu le contexte économique actuel absolument catastrophique, aurait tout avantage à devenir plus fréquent.

J’ai parfois l’impression que plus que jamais, le monde nous répète que la beauté, la poésie, l’aventure et l’humour sont des gâteries triviales, luxueuses, qui attendront qu’on puisse se les permettre. La voix de Sophie Bédard Marcotte, plus que galvanisante à mes oreilles d’artiste amoché par les mêmes combats, est de celles qui nous répondent que ça ne se passera pas comme ça. Qu’on va se débrouiller autrement.

 

 

Jimmy Beaulieu
9 août 2020

 

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Article publié le 30 novembre 2020.
 

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