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Petite incursion dans des rêves démesurés – Retour sur les Scénarios refusés de Robert Morin

Par Olivier Thibodeau

Exposition | Scénarios refusés

Découvrir le nouveau livre de Robert Morin, c’était l’équivalent pour moi de tomber sur le grenier d’un parent syllogomaniaque dans les années 90, avec des boîtes de VHS empilées jusqu’au plafond et plein de cassettes de Nintendo, dans l’espoir de trouver un film de Mizoguchi ou une copie de Kick Master. À date, il n’existait que très peu d’ouvrages consacrés à ce réalisateur, pourtant si génial et prolifique, au-delà des travaux d’Israël Côté-Fortin (publiés surtout dans le milieu académique) et de l’essentiel Moments donnés de Montal, Boyer et Privet. De prime abord, il semblait donc s’agir ici d’une occasion idéale de rétablir la balance, de ramener le cinéma morinien sur la place publique et de célébrer l’iconoclasme jubilatoire de son auteur. Malheureusement, le coffre ne contient pas exactement les joyaux que j’avais escomptés ; quelques perles s’y trouvent certainement, des perles de sagesse surtout, qui pourront servir aux théoriciens, de même qu’un monolithe télévisuel inattendu, mais il est exempt de la charge politique que suggère le titre.

En guise d’introduction au livre, disons simplement que son titre correspond (presque) parfaitement à son contenu. Les scénarios refusés, par contre, ne le sont pas pour des raisons diplomatiques, ni par des censeurs indus. L’un des trois a même été refusé par l’auteur lui-même, qui anticipait en amont le rejet des institutions de financement. Refusés par les producteurs et les distributeurs respectivement, les deux autres le sont principalement pour des raisons logistiques. Morin voulait tourner dans la forêt amazonienne avec des acteurs brésiliens ; Morin voulait monter une série télé se déroulant sur 70 ans et contenant des scènes d’action de haute voltige sur le toit d’un penthouse. Morin écrit alors comme s’il travaillait pour Netflix ou pour Marvel Studios; il n’est pas vraiment surprenant que ses idées aient été mises au rencart par Radio-Canada et la SODEC. Le mot-clé de « scénarios refusés » reste donc « scénarios ». C’est dans l’existence de ces derniers, dans leur diffusion inattendue que réside l’intérêt du livre, plutôt que dans les raisons de leur refus. On ne trouve ici nulle justification pour s’insurger contre l’étroitesse d’esprit des comptables d’état, mais plutôt l’occasion de savourer un trio de petits romans fort divertissants et accrocheurs où se déchaîne l’exotisme libidineux de l’écrivain, de même que ses fantasmes télévisuels les plus fous.


:: Robert Morin et le cinéma des doubles (traîtres et monstres), Yes Sir! Madame... (1994) [Coop Vidéo]

Passé une précieuse introduction, où Morin discute de l’art du scénario, de la nature de son cinéma et de la relation houleuse qui lie les artistes aux organismes subventionnaires, les trois scénarios du titre (La femme de nulle partL’amour et le pornographeLa grosse maladie) nous sont présentés à tour de rôle, tous chapeautés par une introduction ad hoc. Tel qu’anticipé, c’est surtout dans les interstices que se trouve la viande, dans ces préfaces touffues où, avec sa verve et sa couleur habituelles, l’auteur évoque un cinéma de monstre et de trahison, puis détaille la source de son inspiration auprès d’artistes aussi éclectiques que Joseph Conrad, Witold Gombrowicz, Larry Hagman et Edgar Rice Burroughs. Le ton est passionné et le contenu est hypnotique. Dommage que les scénarios en tant que tels (le premier et le troisième en tout cas) se lisent davantage comme des romans d’aventures que comme des additions logiques à sa longue tradition de docu-fiction humaniste.

Basé sur le travail de recherche accompli dans le cadre de l’exceptionnel La femme étrangère (1988), documentaire peu connu à propos des rites narcospirituels des autochtones yanomami au Brésil, La femme de nulle part constitue le compte-rendu fictionnel du récit de la jeune défricheuse Helena Valero, prisonnière de ces derniers durant vingt-cinq ans. Scénario complet, avec marqueurs de lieu avant chaque scène et dialogues intégraux, celui-ci nous expose, non sans quelques excès romanesques, le récit tumultueux de la protagoniste dans sa tentative d’initiation au sein de sa nouvelle communauté, son histoire d’amour avec le beau Fousiwé, père de ses deux enfants, mais aussi le choc culturel brutal qu’elle subira à son retour chez les Blancs. L’action et la romance sont au rendez-vous, avec des courses-poursuites éreintantes dans la jungle, des scènes de combat sanglant entre tribus et du sexe dans la rivière. L’exploration en sous-trame du double racisme subi par le protagoniste est indubitablement intéressante et la structure temporelle en chassé-croisé donne de la profondeur au récit, mais on ressort finalement avec l’impression d’avoir consommé un simple conte d’aventures, un conte excitant certes, où les péripéties s’enchaînent à un rythme survolté, mais rien qui ne s’approche vraiment de la perspicacité socioanalytique du cinéma morinien.


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La femme étrangère (1988) [Coop Vidéo]

La grosse maladie se situe dans la même veine. Ébauche de scénario, avec description détaillée des scènes, celui-ci relate les aventures de Jacques Cartier et de sa troupe de bûcheurs dévotieux au contact des autochtones de Stadaconé. Épousant les deux perspectives concurrentes, celle des Premières Nations et celle des premiers colons, via les aventures de deux garçons, envoyés chacun dans le camp opposé afin de se familiariser avec ses traditions, le récit mise lui aussi sur la notion de choc culturel. Il se lit donc comme un fantasme exotique, où l’on juxtapose le mode de vie spartiate et miséreux des colons à l’expression décomplexée des pulsions humaines qu’on retrouve chez leurs vis-à-vis. Le libertinage y tient également une part importante, alors que les mœurs légères des adolescentes indigènes deviennent l’objet d’un désir interdit, au même titre que leurs seins pointus. Il y a une quantité phénoménale de seins dans le livre en fait, des seins nus, des seins voilés, ronds ou pointus, bourgeonnants, plantureux, voire couverts de vomi. Il n’y en a jamais plus que dans L’amour et le pornographe par contre, l’as caché du réalisateur, où s’épanche goulument un lot de pulsions sadiennes à peine esquissées dans sa dernière œuvre, Le problème d’infiltration (2017), film de monstre le plus proéminent de sa carrière [1].

L’amour et le pornographe, c’est vraiment l’élément-surprise et la pièce maîtresse de l’ouvrage : un scénario de 280 pages où sont décrites chacune des scènes pour une saison complète d’une série télé tordue, imaginée par l’auteur dans le sillon du roman Pornographie de Witold Gombrowicz. Débutant comme un gros drame psychosexuel bien baveux qui se transforme tranquillement en polar sadien, la série réunit pas moins de cinq protagonistes issus de cinq époques charnières de l’histoire du Québec : un prêtre philosophe, une policière obèse, un jeune gangster latino, une fille de banlieue désillusionnée et un acteur de charme en fin de carrière, dont les très longs parcours (débutant tous au moment de la naissance) finissent éventuellement par se croiser, par créer des plis et des tensions. Originalement rédigé en anglais et destiné à l’interprète de J. R. Ewing de Dallas (1978-1991), Larry Hagman, il s’agit à la fois d’une histoire d’obsession morbide chez un acteur schizophrène, coincé un peu malgré lui dans un rôle de méchant, et d’un récit d’enquête sur la mort prématurée, mais savamment orchestrée de celui-ci.


:: Furieux Bégin ou la quintessence du monstre de banlieue, Le problème d'infiltration (2017) [Coop Vidéo]

Pourvoyant un vaste survol historique de la vie au Québec durant la deuxième moitié du 20e siècle et le début du 21e, l’œuvre pâtit en même temps qu’elle bénéficie de nombreuses grossièretés, évidentes dans la caractérisation de certains personnages (le jeune héroïnomane latino, entre autres, et la prostituée adolescente), mais aussi dans la nature éminemment iconoclaste du scénario. Notons d’abord, et c’est là que se résout l’apparent paradoxe d’une série télévisée imaginée par un fervent critique de l’art télévisuel, le fait que Morin ne rate pas une occasion d’exacerber le caractère aliénant du médium, dont chacune des itérations est d’une idiotie sans nom, modelant l’existence même de certains personnages, la mère de la policière entre autres, qu’on retrouve à tout coup scotchée à son fauteuil à manger des Turtles devant tel ou tel feuilleton. Il crée surtout, avec son personnage ewingien, une entité parfaitement répréhensible, dont la narration d’outre-tombe accompagne le parcours de son cadavre du penthouse jusqu’à l’incinérateur et dont les pulsions sadiennes infectent bientôt l’entièreté du récit. C’est là que tout déborde. C’est là que la monstruosité latente de l’imaginaire auctorial atteint son paroxysme, avec une surenchère ahurissante de violence sexuelle, incarnée dans des scènes de double pénétration plus ou moins consensuelle, de bestialité, d’électrocution génitale, et j’en passe. Les penchants pervers de l’auteur, esquissés dans son personnage de coopérant en 2010, puis concrétisé dans le personnage de violeur domestique interprété par Furieux Bégin dans Le problème d’infiltration trouvent ainsi un exutoire inattendu, une scène, pour ainsi dire, où célébrer sa propre mutation abjecte d’humaniste à misanthrope… mais juste le temps d’un fantasme.

Scénarios refusés se lirait d’un trait, si ce n’était de sa longueur. La nature du propos et le sens du récit cultivés par son vénérable auteur sont presque toujours immersifs, voire hypnotiques, générant dans notre cortex des images puissantes et colorées qu’on ne pourrait malheureusement pas s’imaginer voir produites dans le contexte québécois. Voilà surtout pourquoi le livre ne provoque pas chez nous une forme de regret, mais bien de reconnaissance ; nul ne risque de pleurer l’absence du Pornographe ou de La femme de nulle part sur nos écrans, mais de célébrer plutôt leur existence dans l’arène publique sous leur incarnation squelettique, seul support possible pour les rêves délirants d’un auteur pourtant si ancré dans le réel.

 


[1] Si Morin mentionne initialement un cinéma de monstres, les exemples littéraux ne sont que très rares au sein de sa filmographie. Outre Le problème d’infiltration, où le bestiaire entier du cinéma expressionniste semble s’être donné rendez-vous (l’homme invisible sous ses bandelettes, le vampire banlieusard ou le loup-garou avide de bon vin), on note aussi Mauvais mal (1984), son film sur les loups-garous de Montcerf. Les autres monstres de son œuvre sont des abominations du quotidien, des freaks, des gens malades ou des pauvres types : les guignols d’Il a gagné ses épaulettes (1981), les touristes d’On se paye la gomme (1984), les petites personnes de Toi t’es-tu lucky ? (1984), les handicapés intellectuels de Quelques instants avant le Nouvel-An (1985) et de Tristesse modèle réduit (1987), les criminels de La Réception (1989) et de Requiem pour un beau sans-cœur (1992), le schizophrène linguistique de Yes Sir! Madame… (1994), les drogués de Quiconque meurt, meurt à douleur (1997), les péquenots racistes du Nèg’ (2002), les pédophiles de Que Dieu bénisse l’Amérique (2005) et de Journal d’un coopérant (2010) ou les crosseurs de Papa à la chasse aux lagopèdes (2008) et d’Un paradis pour tous (2016). 

 

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Article publié le 30 juin 2023.
 

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