WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Intimités animées : Le cinéma de Marie-Josée Saint-Pierre

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Tout naturel, le projet d'aborder le cinéma du pionnier de l'animation Norman McLaren par l'entremise de son propre médium rappelle un peu la démarche de Kara Blake qui, avec son très bon documentaire The Delian Mode (2009), évoquait le travail de la musicienne Delia Derbyshire en s'inspirant de l'esthétique de ses compositions. Il n'est donc pas surprenant outre mesure de découvrir que la réalisatrice des Négatifs de McLaren (2006), Marie-Josée Saint-Pierre, est la coproductrice de The Delian Mode et Kara Blake la monteuse des Négatifs. La parenté entre les deux films paraît évidente : dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'aller au-delà de l'anecdote biographique, d'illustrer une vision personnelle de l'art plutôt qu'un parcours de vie.

En brouillant par des moyens formels la frontière entre l'oeuvre de McLaren et le portrait qui en est dressé, c'est cette idée que l'artiste ne fait qu'un avec son travail qui est mise de l'avant. Une vision de l'art est une vision du monde et le monde s'accorde finalement au regard que l'on pose sur lui. Voilà une vérité qui sied particulièrement bien au médium de l'animation, par lequel l'artiste « reconstruit » ce monde à sa guise. Dans Le Projet Sapporo (2010), très court hommage au calligraphe japonais Gazanbou Higuchi, on sent que c'est encore cette idée d'une fusion entre l'artiste et l'univers qui fascine la cinéaste. « Je veux propager la danse et le rythme de la vie dans mon travail », clame l'artiste dont Saint-Pierre saisit avec attention le geste et le souffle.

PASSAGES de Marie-Josée Saint-Pierre

D'une certaine manière, cette réflexion sur l'artiste amorcée avec Les Négatifs de McLaren annonce Passages (2008) –  dans lequel la cinéaste se met elle-même en scène, relatant avec une franchise poignante la naissance difficile de sa fille Fiona. Ici, le dessin aide à relayer, plus encore que les événements eux-mêmes, le point de vue de l'auteure sur ceux-ci. L'apparition de personnages caricaturaux, aux antipodes d'un univers graphique réaliste, marqué par l'intégration de photographies personnelles, vient créer un conflit visuel qui souligne l'un des grands enjeux thématiques du film : l'opposition entre l'individu et les « systèmes » impersonnels, de même que la tendance de ceux-ci à déshumaniser l'intime.

Par l'animation, Saint-Pierre trouve à la fois un moyen de se distancier des événements qu'elle décrit (aurait-elle vraiment pu réaliser un documentaire classique sur le sujet?) et d'en assumer totalement le caractère personnel. Passages parvient ainsi à une certaine pudeur, esthétisant l'intime sans le dénaturer et sans non plus l'exorciser. Le réel est toujours là, à peine altéré, tangible à un point tel que le film frôle parfois l'insoutenable. Mais, avec finesse, la cinéaste arrive à cet équilibre qui permet au spectateur de pénétrer cet univers sans se sentir intrusif.

LES NÉGATIFS DE McLAREN de Marie-Josée Saint-Pierre

Avec ce film, son plus abouti à ce jour, Saint-Pierre explore autrement le potentiel intime du cinéma d'animation dont, déjà, elle faisait état par le biais du cinéma de McLaren. Dans Les Négatifs, le cinéaste canadien affirme que ses techniques font du cinéma un travail artisanal que chacun peut pratiquer chez soi. Saint-Pierre, quant à elle, fait un pas de plus dans cette direction en intégrant l'animation à son cheminement personnel - approchant une expérience intime douloureuse grâce à l'autobiographie animée et « triomphant » en quelque sorte sur un événement traumatique grâce au processus créatif. « Je dessine avec une seule expiration », affirme Gazanbou Higuchi dans Le Projet Sapporo, « car contrôler la respiration est très important pour dessiner. » Il y a, dans l'oeuvre de Saint-Pierre, un désir similaire de faire corps avec la création - comme si l'animation, au final, avait le potentiel de devenir une technique de soi.
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 2 novembre 2011.
 

Essais


>> retour à l'index