:: Chernobyl (2019) [HBO / Sky Television]
Adolescente, j’ai découvert la série Valérian et Laureline de Pierre Christin et Jean-Claude Mézières, qui est devenue ma bande dessinée préférée. J’ai lu tous les albums, je surveillais assidûment la publication des nouveaux titres. En 1988 est arrivé Sur les frontières, tome 13 de la série. Dans cet album très différent de tous ceux qui les ont précédés par sa structure elliptique, comme en suspens, en attente d’autre chose d’encore indéfini, l’entrée en matière place notre héros intersidéral sur Terre, à la fin des années 1980, dans une centrale nucléaire soviétique en bordure de la Laponie, offrant discrètement ses services aux scientifiques sur place pour arrêter un accident nucléaire provoqué. « Provoqué ? », demandent les savants ébranlés. « Rien à voir avec Tchernobyl », répond Valérian.
Il aura suffi d’à peine 18 mois pour que la catastrophe survenue dans l’Ukraine soviétique fasse son chemin dans la culture populaire, jusqu’à s’intégrer dans une BD française pour lui offrir un point de référence capital instantanément tangible pour les lecteur·trice·s. En évoquant le spectre de Tchernobyl, on comprend en effet immédiatement qu’un accident dans une centrale nucléaire a non seulement de quoi inquiéter, mais aussi de quoi terrifier. Tchernobyl avait aussitôt marqué les esprits, malgré le certain flou qui entourait encore à l’époque le détail de l’événement, fermeture de l’URSS à l’Occident oblige.
Bien sûr, depuis la bombe à Hiroshima en 1945, la culture populaire avait déjà été envahie par le référent atomique dans nombre d’œuvres de toutes sortes, à commencer par Godzilla (Ishirô Honda, 1954). Hiroshima est restée la référence en termes de dévastation et de radioactivité parce qu’on sait que la bombe, surnommée « Little Boy », a rasé la ville, image suffisamment frappante en soi. Mais Tchernobyl est différent. L’accident de la centrale n’était pas le fruit d’un crime militaire dans un contexte de guerre mondiale. Ce qui est monstrueux dans Tchernobyl, c’est la relative banalité humaine des circonstances entourant l’événement. Et lorsqu’on sait que le niveau de radioactivité sur place équivalait à deux fois celui de Hiroshima — pire : deux fois, à chaque heure qui passait, soit l’équivalent de 40 Little Boys à peine 20 heures après le début de l’accident —, alors il y a de quoi se demander pourquoi cet accident a pu se produire et pourquoi on a cherché à le nier en haut lieu, de la centrale jusqu’à Moscou. La série limitée Chernobyl (2019) de Craig Mazin propose un portrait aussi glaçant que limpide de l’événement et de tout ce qui l’a entouré.
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Ce qu’il faut comprendre en se lançant dans le visionnage de Chernobyl, c’est la nature du monde dans lequel vivaient les citoyen·ne·s soviétiques en avril 1986. Bien que Mikhail Gorbachev, qui deviendrait le grand réformateur, était arrivé à peine un an plus tôt à la tête du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, les fameuses réformes étaient encore loin et l’URSS était toujours une immense machine axée sur le contrôle de l’information et de sa population, sans compter que la Guerre froide entre l’Occident et les communistes avait toujours de la vigueur. Les résident·e·s de l’URSS étaient conditionné·e·s à suivre les directives, à ne pas poser de questions, à répondre à l’appel des autorités sans faire de vagues.
L’ouverture de la série, sur la voix de Valery Legasov (exceptionnel Jared Harris) enregistrant ses mémoires sur des petites cassettes audio, tombe comme un coup de poing. « What is the cost of lies? It’s not that we’ll mistake them for the truth. The real danger is that if we hear enough lies, then we no longer recognize the truth at all. » Oui, quel est le coût du mensonge ? Si Craig Mazin avait commencé à travailler à sa série bien avant l’élection américaine de 2016 qui a installé Donald Trump à la Maison-Blanche, la diffusion de Chernobyl en 2019, au sommet de sa présidence, en pleine « guerre contre la vérité », sonnait comme un signal d’alarme en vue de l’élection présidentielle suivante qui aurait lieu en novembre 2020. Même si l’objectif original de la série n’était pas de servir de mise en garde, il reste que le moment de sa diffusion en disait long sur ce qui survient lorsqu’on érige le mensonge en système.
Valery Legasov est celui par qui le pire du désastre a été évité. Il l’a payé de sa vie, non seulement par la maladie qui l’a rattrapé en raison de sa longue exposition à la radiation libérée par Tchernobyl, mais aussi par la façon dont le KGB (et, dans la réalité, la communauté scientifique soviétique) a miné son quotidien lorsqu’il a tenté de révéler les causes véritables de l’accident. Il a fini par se suicider deux ans après l’explosion, jour pour jour. Mazin décide d’ouvrir sa série sur cette scène, un choix surprenant, mais qui sert remarquablement son récit puisqu’il prépare le terrain pour le retour en arrière vers l’accident et place les spectateur·trice·s dans un état d’esprit disposé à s’ouvrir aux révélations et aux conclusions à venir dans le récit.
Puis, plutôt que d’effectuer ce retour vers le passé en allant immédiatement voir ce qui se passait dans la salle de contrôle, Mazin choisit de le faire par l’entremise d’une citoyenne ordinaire et de son mari pompier dans leur appartement de Prypiat, à 2,6 km de Tchernobyl. Leur perspective déconnectée du quotidien de la centrale permet sur-le-champ de mesurer l’ampleur de la catastrophe, que la population ordinaire ne soupçonne encore même pas. Le plan de l’explosion du réacteur, vue de la fenêtre de Lyudmilla Ignatenko (qui ne remarque rien), suivie de l’onde de choc quelques instants plus tard (cette fois-ci alertant le couple) glace le sang lorsqu’on connaît déjà de ce qui va suivre. Peu après, l’homme sera appelé à aller éteindre ce que la centrale qualifie alors banalement de « toit en feu ».
:: Un employé de la centrale, dans le réacteur dévasté [HBO / Sky Television]
:: Vasily Ignatenko, un des premiers intervenants (Chernobyl, épisode 1) [HBO / Sky Television]
La suite nous plonge enfin dans la panique de la salle de contrôle de Tchernobyl, où l’ingénieur en chef adjoint Anatoly Dyatlov supervisait un test en aboyant des insultes, des ordres et des menaces de représailles à ses subalternes. Si la situation qui se détériore extrêmement rapidement finit par convaincre silencieusement les subalternes qu’il se passe quelque chose de grave, Dyatlov continue de refuser systématiquement de considérer les faits et d’écouter ses subalternes. Il les interrompt, ignore le fait que les dosimètres sur place ne peuvent donner de lecture plus élevée que 3,6 roentgens. Un technicien arrive en trombe dans la salle, annonçant que le cœur du réacteur a explosé, mais Dyatlov ne le croit pas parce que l’explosion d’un réacteur RBMK est jugée impossible. Il envoie des hommes voir la salle du réacteur (qui n’existe plus), et d’autres ouvrir les valves pour arroser le cœur (bien que cette action ne servira à rien puisque le cœur exposé brûle d’un feu quasi-impossible à éteindre). Même lorsqu’il voit des morceaux de graphite dans la cour, depuis une passerelle entre les blocs de la centrale, il refuse de voir la réalité en face.
Mazin passe de la salle de contrôle aux autres zones de la centrale et du réacteur no 4, où des techniciens (qui, visiblement, se savent déjà morts) essaient désespérément de comprendre ce qui se passe et d’agir pour sauver des collègues. Le bâtiment est dévasté, les alarmes hurlent, les murs défoncés menacent de s’effondrer sur les travailleurs à tout moment, les hommes commencent à cracher du sang ou à montrer des signes d’irradiation. Complètement démunis et désemparés, les employés terrorisés, tant par la situation que par Dyatlov, se répètent les mêmes délires que celui-ci de l’un à l’autre. Le rythme de toutes ces scènes, depuis le logement des Ignatenko, est ponctué par la date et les heures qui défilent, soulignant le contraste saisissant entre la rapidité avec laquelle le désastre évolue et la lenteur effroyable avec laquelle les autorités compétentes (ou plutôt incompétentes) réagissent pour maîtriser la situation.
Dès les 30 premières minutes de cette exceptionnelle série de 5 épisodes, tous les enjeux sont brillamment posés, avec une clarté et une urgence sidérantes : l’accident et la catastrophe qui s’ensuit, la peur doublée de dévouement des hommes jetés en pâture à la radiation, l’inaptitude et l’ignorance crasses des autorités de la centrale, les faussetés qui en découlent et qui se propagent, ultimement le danger et le coût incommensurables de ces mensonges et de cette duplicité. L’incrédulité aussi : comment les autorités ont-elles pu être aussi désinvoltes et calculatrices pour laisser une telle chose se produire ?
Le reste de la série se consacre à décortiquer méticuleusement les moments clés du désastre. En ce sens, l’écriture de Chernobyl est exemplaire. La progression du drame, les explications fournies sur les causes de l’accident, la quête effrénée pour contenir la situation avant qu’il ne soit trop tard sont d’une précision acérée, la montée dramatique est propulsive. L’introduction de Boris Shcherbina (toujours formidable Stellan Skarsgård), ministre responsable de l’Énergie pour le Comité central, et l’arrivée de Legasov (qu’on attend depuis l’ouverture) sont déterminantes. La volonté de Shcherbina d’écouter et de comprendre les explications de Legasov et les révélations d’autres personnes sur le terrain constitue un tournant dans l’évolution du désastre — et dans le déroulement de la série. Alors qu’on s’attend à un autre laquais, un antagoniste de plus, Shcherbina s’avère un allié inespéré. Décisives, rapides, ses interactions avec Legasov et les ministres du Comité central (y compris Gorbachev) sont instantanément rassurantes et, dans le cas du retrait des imbéciles responsables de la centrale, jouissives d’immédiateté. Voilà un homme qui sait prendre les choses en main. Et qui agira tout au long des événements pour régler la situation.
Comment Shcherbina s’y prend-il ? En disant la vérité. Bien sûr, dès le moment où il a pris connaissance du rapport (erroné) de l’accident, Legasov s’est évertué avant lui à dire les choses clairement. Mais Legasov n’est pas politicien et ses questions sont entendues comme un affront. Que Shcherbina, politicien averti et haut placé, choisisse d’emblée de dire la vérité, sans crainte de représailles (ou peut-être en acceptant implicitement les conséquences possibles de cette posture), est pour le moins extraordinaire et surprenant. La série montre clairement que, sans lui, les recommandations de Legasov seraient possiblement — probablement ? — restées lettre morte. Qu’on l’ait écouté est presque un miracle, et témoigne de la droiture et du respect qu’il inspirait. Sans compter que la présence de plus en plus visible d’agent·e·s du KGB qui cherchent à contrôler l’information et à cacher la vérité, malgré la gravité évidente de la situation, crée un deuxième combat, en coulisses, en plus du combat contre l’atome qui occupe l’avant-plan. « A nuclear disaster is impossible in the Soviet Union. » La ligne officielle du parti leur coûtera cher.
Du début à la fin, Chernobyl est une œuvre aussi captivante que profondément dérangeante. Mais, cinématographiquement parlant, la fascination pour l’énergie nucléaire ne commence pas là — et ne se termine pas là non plus.
:: The China Syndrome (James Bridges, 1979) [IPC Films / Columbia Pictures]
The China Syndrome (1979) de James Bridges met en scène un accident nucléaire très près de ce qui est réellement arrivé à Three Mile Island. Si près qu’on s’étonne d’apprendre que le film est sorti en salles 12 jours avant l’accident véritable de la centrale américaine. « It’s about people who lie », déclare la bande-annonce typiquement surdramatique de l’époque, évoquant l’ouverture de Chernobyl comme une sorte d’avant-goût visionnaire avec 40 ans d’avance. The China Syndrome est bâti sur le moule du thriller politique caractéristique de la grande ère des films de conspiration des années 1970, de The Conversation (1974) de Francis Ford Coppola à All the President’s Men (1976) d’Alan J. Pakula. Une journaliste intrépide et son caméraman cherchent à révéler un accident aux répercussions potentiellement sérieuses dans une centrale nucléaire de Californie, un chef d’unité décide de lancer l’alerte et perd la vie pour sa témérité, les dirigeants de l’entreprise cachent l’accident et adoptent la posture de l’intérêt personnel et du profit avant tout. Leur recommandation — « Let’s be thorough with the investigation, but let’s not waste unnecessary time » — sonne comme un écho préoccupant de ce qui se produirait en URSS à peine sept ans plus tard.
Si Chernobyl, sans négliger la part humaine dans le drame, est essentiellement un exercice méticuleux de décortication de l’accident lui-même, des circonstances y ayant mené et des conséquences monstrueuses en ayant découlé, The Days (2023) de Jun Masumoto, minisérie sortie sur Netflix 12 ans après l’accident de Fukushima Daiichi, pourrait être décrite comme son contraire. Bien que la série s’attarde à comprendre le désastre et les actions entreprises pour le contrer, elle s’intéresse d’abord et avant tout à l’expérience humaine. C’est manifeste dès les premières scènes, qui montrent le directeur de la centrale, Masao Yoshida (lumineux Kôji Yakusho, le merveilleux Hirayama du Perfect Days [2023] de Wim Wenders), bienveillant, empathique et inquiet du bien-être de ses employés. Le contraste avec le Dyatlov de Chernobyl ne pourrait pas être plus abyssal. Au contraire de la salle de contrôle soviétique, le centre de contrôle de Fukushima, lui, réagit parfaitement pour sécuriser les réacteurs, Yoshida procède à une évacuation dans le calme, tout est fait dans l’ordre des choses. Mais personne ne se doute encore qu’un tsunami est en route qui fera fi de toutes leurs préparations si bien orchestrées.
Répartie sur huit épisodes, contre les cinq bien concentrés de Chernobyl, The Days se présente comme une œuvre sur l’attente et la lenteur. Sans alimentation électrique, dans le noir, les réacteurs entourés de débris énormes déplacés par le tsunami (voitures, réservoirs d’huile maritimes, ferraille), tout le terrain de la centrale est un piège à ciel ouvert. Avec les répliques qui suivent le tremblement de terre, les couvercles des trous d’homme emportés par la vague géante en laissant des trous béants cachés par l’eau accumulée, les communications coupées avec le reste du Japon, et tant d’autres problèmes qui paraissent insurmontables, les travailleurs ne peuvent rien faire rapidement. Pour exprimer la profondeur insondable de ce désarroi et de cette impuissance généralisés, Jun Masumoto parsème sa série de nombreux silences, de regards incrédules ou perdus, de téléphones raccrochés, de personnes immobiles comme momentanément paralysées, de visages déconcertés ou abasourdis. Dans Chernobyl, rien de tout ça. La panique, l’horreur et la frustration sont au centre des réactions de pratiquement tous les personnages directement impliqués dans les opérations entourant la centrale ; physiquement, les rougeurs qui apparaissent rapidement au visage des protagonistes exposés de près aux radiations parlent plus fort que tout dialogue. À Tchernobyl, il y a un refus total des autorités de voir la vérité en face. Ce n’est pas du tout le cas à Fukushima. Les responsables de la salle de contrôle de Fukushima ne se mentent pas à eux-mêmes, ce qui est l’un des noyaux du problème à Tchernobyl.
:: The Days (épisode 1, 2023) [Lyonesse / Netflix / Warner Bros.]
:: Masao Yoshida (The Days, épisode 1) // Valery Legasov, (Chernobyl, épisode 2)
::Les rougeurs témoignent des radiations (Chernobyl, épisode 1) [HBO / Sky Television]
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Bien sûr, Chernobyl et The Days restent des œuvres de fiction même si elles s’inspirent de faits réels. Dans les deux séries, une certaine « licence dramatique » est appliquée afin de condenser le récit et de le rendre compréhensible dans une durée de temps réduite. Certains choix scénaristiques visent aussi à maintenir l’empathie de l’auditoire envers des personnages auxquels il s’est attaché, plutôt que de lui en imposer de nouveaux (comme la présence entièrement inventée de Legasov et Shcherbina au procès). Dans le cas de Chernobyl en particulier, il est intéressant de considérer le contresens que pose cette œuvre qui parle si clairement de mensonge : peut-on lui faire confiance ? Bien qu’elle soit basée sur des faits historiques, quel est le pourcentage de vérité vraie et quel est le pourcentage de vérité réimaginée qu’on nous présente ? Raconter des histoires vécues, c’est un peu comme une adaptation littéraire. Il faut accepter la part de fictionnalisation. Paradoxe impossible à résoudre, c’est une question de confiance — confiance envers les créateurs d’avoir fait les bons choix, retenu les bons faits, conservé les éléments les plus pertinents même s’ils sont exprimés par d’autres personnes que dans la réalité.
Conscient de ce paradoxe, Craig Mazin a créé un balado diffusé parallèlement à la série, afin de dégager les raisons de ses choix scénaristiques. On y apprend plusieurs choses. Entre autres, Legasov a bel et bien enregistré ses mémoires, y exprimant ses inquiétudes sur l’industrie nucléaire soviétique, les cassettes ayant ensuite trouvé leur chemin clandestinement auprès des scientifiques et du public. Bien que confiés à Shcherbina et Legasov qui n’étaient pas présents au procès, les témoignages et les descriptions des événements qui se sont produits la nuit de l’accident sont exacts et tirés des transcriptions d’entrevues et du procès. Les dialogues du flash-back à la salle de contrôle sont conformes aux témoignages recueillis auprès des diverses personnes présentes dans la pièce ; les détails fournis sur les actions scientifiques proviennent de l’ordinateur qui a enregistré toute la séquence des événements. De plus, bien que romancées, toutes ces scènes qui apparaissent souvent surréalistes sont véridiques : le plan de l’hélicoptère qui se désintègre littéralement en plein vol après avoir survolé le site; les images de Prypiat abandonnée, les objets familiers laissés sur place (lunettes, draps sur les cordes à linge, assiettes pleines ; la vue horrifique de Toptunov et d’Ignatenko à l’hôpital, dont les corps sont pratiquement en train de se liquéfier ; la chasse aux animaux contaminés ; la fierté et l’incroyable sang-froid des mineurs.
:: Vasily Ignatenko (épisode 3) [HBO / Sky Television]
En fin de compte, l’être humain, avec tous ses défauts et toutes ses qualités, est au cœur de Tchernobyl (comme de Three Mile Island et de Fukushima). Mais il reste que ce qui s’est passé à Tchernobyl est un complot de la plus haute importance, du type que les conspirationnistes délirants d’aujourd’hui essaient de nous faire avaler, sauf que celui-là était bien réel. Comme le dit Charkov, le chef du KGB, à Legasov après le procès, pour lui signifier que la vérité sur les causes de l’accident restera un secret d’État : « Why worry about something that isn’t going to happen? » Une question qui se veut à la fois menaçante et désinvolte pour résumer à elle seule tout le système de déni et de mensonge qui a permis à l’accident de Tchernobyl de se produire.
Cette culture du mensonge résonne toujours terriblement fort dans notre monde actuel de postvérité, menacé par un nouveau gouvernement Trump. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les entrevues avec ce dernier et son colistier, J.D. Vance, qui se plaignent sans arrêt d’être confrontés au fact checking. Vérité, vérité des médias, vérité des témoins, vérité « officielle », vérité tardive, vérité déformée, vérité personnelle, réalité, mensonge. Tout cela est devenu souvent bien difficile à discerner, ce qui rehausse d’autant plus l’importance de la rigueur dans la transmission des faits.
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Que reste-t-il alors ? Quels enseignements tirer de Tchernobyl en particulier et de ces autres catastrophes ? Il reste encore aujourd’hui des partisan·e·s de l’énergie atomique. En pleine crise climatique, certaines personnes croient toujours fermement en cette solution propre. Mais il m’apparaît alors qu’il faut dépasser l’évaluation durisque. Si le risque d’accident nucléaire est effectivement considéré comme relativement faible, ce n’est pas le seul facteur qui devrait être envisagé lorsqu’on conçoit une chose comme une centrale nucléaire. Les conséquences devraient également être prises en compte. Qu’arriverait-il de pire si un parc d’éoliennes flanchait, comparativement à une centrale nucléaire ?
Et pourtant, les zones irradiées de Tchernobyl et de Fukushima semblent être devenues d’improbables réserves naturelles, où la flore et la faune s’épanouissent contre toute attente. Les nombreux·euses photographes qui se sont rapidement intéressé·e·s à ces endroits font non seulement œuvre nécessaire de documentation des lieux, mais semblent aussi avoir ouvert la porte aux curieux·euse·s. Le « tourisme nucléaire » est maintenant chose réelle, même si un certain flou flotte toujours sur le niveau actuel de radiation tant à Tchernobyl qu’à Fukushima. Dans la préparation de cet article, mon collègue Thomas Filteau mentionnait les discours très ambigus sur les dangers de continuer à habiter les régions irradiées : « Je pense au cas du Japon, et à un projet photo de Delphine Parodi. Le gouvernement japonais avait défini une frontière bien arbitraire séparant la zone à évacuer de celle qui pouvait continuer à être habitée. Parodi a photographié des gens qui habitaient la zone “limite” apparemment habitable, en insistant sur l’ambiguïté d’une menace de radiation qui reste invisible à l’image. »
Il semblerait que l’ambiguïté va continuer à se brouiller davantage. Récemment, parlant au site Euronews, des dirigeants ukrainiens, dont le sous-ministre de l’Environnement et le ministre de la Culture, commençaient à suggérer confortablement que la zone d’exclusion, Prypiat et même le réacteur sous son sarcophage pourraient devenir des destinations touristiques — « un monument non seulement aux erreurs passées de l’humanité, mais aussi à sa capacité à se relever et continuer. » [1] On peut certainement comprendre le désir des autorités ukrainiennes de chercher à commémorer les événements qui marquent encore aujourd’hui les mémoires et, concrètement, une vaste zone du pays, mais ces déclarations ne manquent pas de laisser un soupçon de perplexité et d’inquiétude planer sur ces projets. En attendant, le cœur du réacteur no 4 est officiellement éteint, mais il est apparemment toujours suffisamment brûlant pour que les atomes d’uranium continuent de se fissionner davantage que prévu.
[1] Euronewset AP, « 35 years since its nuclear disaster, Chernobyl prepares for tourist influx » (24 avril 2021 [mis à jour le 7 mai 2021]), https://www.euronews.com/travel/2021/04/25/35-years-since-its-nuclear-disaster-chernobyl-prepares-for-a-tourism-boom (consulté le 20 octobre 2024 ; traduction libre).
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