ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Life Aquatic with Steve Zissou, The (2004)
Wes Anderson

Vingt mille lieues sous les mères

Par Jean-François Vandeuren
Dans ses premiers longs métrages, Wes Anderson nous invitait souvent à faire la connaissance de ses personnages au moment le moins opportun, quelque part au cours de l’interminable chute ayant suivi leur dernière heure de gloire. Paradoxalement, le spectateur trouvait du même coup ses aises dans la richesse et la familiarité de cet univers unique et vivifiant, mais toujours imprégné d’une profonde mélancolie, imaginé et rapaillé par le cinéaste texan. De leur côté, les principaux sujets avaient depuis longtemps perdu leurs illusions face à ce monde qui, à leurs yeux, leur en aura pris beaucoup plus qu’il leur en aura donné. Un monde qui les aura progressivement transformés et pas nécessairement pour le mieux, mais pas pour le pire non plus. Le marasme, les échecs et l’égocentrisme seront simplement devenus monnaie courante pour ces individus de plus en plus dépassés par une réalité en constante évolution. Une prémisse que résumait formidablement Anderson dans la mémorable séquence d’ouverture de The Royal Tenenbaums et dont il repousse à présent les limites narratives et esthétiques pour signer l’une des oeuvres les plus hétéroclites, mais non moins tributaire, de son répertoire.

The Life Aquatic with Steve Zissou poursuit ce que Wes Anderson avait entamé avec son opus précédent en traitant de nouveau, à l’intérieur d’une mise en situation évidemment beaucoup plus éclatée, de l’effondrement de la figure du père à une époque où tout ce qui semblait acquis et inébranlable il n’y a pas si longtemps paraît à présent de plus en plus dysfonctionnel. Le présent récit débutera lorsque Steve Zissou (Bill Murray), sorte de Jacques Cousteau narcissique dont le passé glorieux aurait été depuis longtemps révolu, sera appelé à faire la connaissance de Ned (Owen Wilson), le fils qu’il n’a jamais connu – et n’a jamais cherché à connaître, d’ailleurs. Ned et Steve partiront ainsi en haute mer afin de retrouver le mystérieux requin tacheté ayant dévoré l’ami de longue date de ce dernier au cours de sa précédente expédition. Le duo sera accompagné par l’équipage tout aussi bigarré du Belafonte pour cette aventure qui, ultimement, deviendra l’occasion de recoller les pots cassés, de recouvrer une notoriété perdue et de préserver un héritage dont la façade fissurée nous aura depuis longtemps permis d’entrevoir l’envers du décor.

Tous les efforts de Steve s’articuleront ainsi autour d’une vaine tentative de sauver les apparences, de défendre une version des faits que le principal intéressé n’a plus les moyens de voiler face à un public devenu beaucoup plus perspicace au fil des ans. La « réalité » que capte la caméra de l’équipe Zissou a tout à présent d’une oeuvre de pure fiction. Les choses se compliqueront davantage lors de l’entrée en scène d’une journaliste (Cate Blanchett) venue sur le Belafonte pour rédiger un papier objectif sur le héros de son enfance. Le cinéaste et son acolyte Noah Baumbach se montreront dès lors particulièrement critique à l’égard de leurs différents personnages masculins, les opposant coup sur coup à une future mère monoparentale et à la figure maternelle par excellence du cinéma d’Anderson (Anjelica Huston), laquelle aura depuis longtemps proclamé son indépendance et imposé sa domination sur cet univers. Des femmes qui auront su prendre la relève face à l’expression d’une virilité de plus en plus immature et mal placée, cause et effet d’une époque ayant été témoin de l’éclatement de la famille traditionnelle, de la dissolution des moeurs et de la déconstruction de figures héroïques et populaires jadis intouchables.

Ce qui a toujours permis à Wes Anderson de ressortir du lot au coeur d’un cinéma contemporain de plus en plus tourné vers le passé, c’est la somme de tous les concepts qu’il parvient à tout coup à intégrer à chaque niveau de ses créations. Une attention aux détails doublée d’une formidable imagination lui permettant d’insuffler plus de vie et de mouvement à des élans déjà suffisamment tangibles, mais jamais rattachés à une réalité entièrement définie. Une telle approche facilite évidemment grandement l’immersion du spectateur dans un environnement filmique auquel il peut aussitôt s’identifier, faisant continuellement écho à l’arrière comme à l’avant-plan à des éléments depuis longtemps perdus ou révolus, éléments que les personnages d’Anderson cherchent désespérément à recouvrer. Dans cette optique, faire appel à Henry Selick (The Nightmare Before Christmas) pour animer toute une flore aquatique en stop-motion et recruter Seu Jorge pour chantonner en portugais les plus grands succès de David Bowie s’imposent comme autant d’idées inspirées en plus de s’intégrer et de compléter allègrement un ensemble nous rappelant constamment qu’une expérience cinématographique ne doit pas être vécue uniquement qu’à travers son récit et ses personnages.

Nous comprenons ainsi que le cinéaste se soit particulièrement inspiré ici du cinéma de Jean-Luc Godard, voire de la Nouvelle Vague française en général. Au-delà d’une citation directe à Tout va bien au cours d’une visite au coeur de la carcasse du Belafonte, l’empreinte du réalisateur d’À bout de souffle se fait surtout sentir sur le plan narratif, dans la manière dont Anderson rythme son récit pour en nourrir le côté comique et consolider sa trame dramatique. Parfaitement encadrés par les coupures tout aussi vives du montage de David Moritz, les dialogues sont livrés sans hésitations tandis que l’effort nous permet rarement de demeurer très longtemps au même endroit. C’est de cette façon qu’Anderson et Baumbach auront pu se permettre ces précieux moments de folie et d’égarement prenant autant la forme de séquences d’action rocambolesques que de courtes pauses durant lesquelles l’Américain nous laissera simplement habiter son univers. Le tout sans pour autant s’éloigner de l’essence du projet, renforçant plutôt ses bases par l’entremise d’un dialogue sous-jacent avec le spectateur entretenu tout au long de ce spectacle mené d’une manière pouvant, certes, paraître quelque peu impulsive, mais jamais surfaite ou superflue.

Le génie de Wes Anderson repose ici sur la façon dont il nous confronte perpétuellement à cette impression d’éclatement du récit à travers une oeuvre qui, en soi, demeure totalement maîtrisée, chaque écart narratif ou stylistique servant au final la cause d’un ensemble où chacune des pièces s’imbrique parfaitement les unes aux autres. Les habituels tours de mise en scène du Texan viennent appuyer du coup les rouages d’un projet dont la dynamique de même que l’identité propre s’imposaient déjà d’elles-mêmes. De son côté, Bill Murray incarne l’un des rôles déterminant de sa renaissance cinématographique, trouvant le juste milieu entre la désinvolture ayant marqué ses années au sommet de la gloire et le côté plus dramatique qu’il aura su développer de main de maître au fil des ans. Anderson aura ainsi trouvé l’acteur tout désigné pour incarner ce personnage formidablement imparfait, aussi sympathique que détestable, si cher à son cinéma. Individu qu’il guide à tout coup vers la rédemption d’une manière on ne peut plus naturelle, ultime marque de confiance de l’artiste envers sa création, lui permettant de finalement poser un regard honnête sur sa véritable nature et de réintégrer un monde autour duquel il ne se sera contenté que de graviter depuis trop longtemps.
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Critique publiée le 10 avril 2014.