WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Pendant la crise

Par Simon Laperrière

« Our responsability is finished »
Dawn of the Dead (George A. Romero, 1978)

 

Les retours des Fêtes de Noël sont toujours moroses, mais celui de l’hiver 1998 avait carrément un arrière-goût d’Apocalypse. Dans les médias, des spécialistes en météorologie anticipaient l’imminence d’une tempête aux proportions dantesques. Le Québec s’apprêtait à devenir la proie d’éléments naturels, plus précisément de pluies verglaçantes dévastatrices. Contrairement à leurs parents, les enfants de la province se réjouissaient de ces mises en garde. Si la tendance se maintenait, les écoles allaient fermer leurs portes et les vacances seraient alors prolongées.

J’anticipais cette possibilité avec un enthousiasme sans borne. Déjà cinéphile, je souhaitais que ce cataclysme me permette de m’abandonner devant le téléviseur familial. Qu’est-ce que j’étais égocentrique à l’époque ! Les ravages causés par la crise m’importaient peu, tant et aussi longtemps que je pouvais revoir ma VHS de The Thing (1982) acquise à la Boîte noire. Ma seule crainte était qu’une éventuelle panne d’électricité ne mette un terme à mes visionnements.

Depuis quelques semaines, je me réveillais à chaque matin dans l’espoir d’apprendre la fermeture de mon établissement scolaire. J’ignore pourquoi, mais cette annonce s’est fait attendre pendant plusieurs jours. Malgré des conditions de plus en plus difficiles, le Collège Mont-Saint-Louis s’obstinait à demeurer ouvert. Aucun argument ne justifiait cette décision illogique, sauf peut-être la fierté à tenir tête aux intempéries. L’absurdité était à son comble, tout comme le taux d’absentéisme. Éventuellement, la direction a dû baisser les bras devant l’inévitable. Nous étions enfin libres.

Quand j’ai eu vent de la bonne nouvelle, je crois bien avoir sauté au plafond. Mon premier réflexe a été d’inviter Étienne à m’accompagner au cinéma. Notre choix s’est porté sur le Les Boys (1997), le succès local de la saison. Aujourd’hui, je me souviens que notre trajet vers le Quartier latin m’a fait comprendre à quel point la situation du Québec était cauchemardesque. Assis dans le métro, mon ami et moi discutions de tout et de rien, jusqu’au moment où le train ne s’arrête subitement entre deux stations. Les lumières du wagon se sont brièvement éteintes, nous plongeant dans une angoissante obscurité. Il s’agit de la première fois où la crise du verglas m’a véritablement fait peur. Pendant un instant, j’ai cru que nous étions prisonniers des couloirs souterrains de Montréal. Certes, le service a rapidement repris, mais nous sommes demeurés tendus jusqu’à notre arrivée à destination.

Des Boys, je ne retiens pas grand-chose. La comédie sportive de Louis Saia m’a laissé plutôt indifférent. Une poignée de gags m’a arraché un sourire, tout comme cette scène tournée à côté de chez moi. À 14 ans, je faisais déjà la fine bouche devant les produits de la culture dominante. La chanson-thème du film a néanmoins marqué mon esprit. Entraînante et rassembleuse, la composition rock d’Éric Lapointe s’est imposé comme un hymne écrit à la gloire des Québécois traversant une dure épreuve. En répétant ses paroles ad nauseam dans ma tête, j’ai même trouvé la motivation nécessaire pour rentrer au bercail sous une chute de grésil. À la manière des Boys, je n’allais pas « me laisser faire » !

Même la télévision était affectée par la tempête. Moi qui croyais profiter des films proposés par différentes chaînes, j’ai rapidement découvert que leur diffusion avait été annulée. La programmation régulière des stations de grande écoute avait été remplacée par des bulletins d’information présentés en continu. À chaque heure du jour et de la nuit, ces derniers faisaient état de l’évolution de la crise. Loin de nous rassurer, ils nous préparaient plutôt à une véritable catastrophe. Les experts se succédaient à l’écran pour nous dicter un guide de survie. Alarmistes, leurs conseils n’auguraient rien de bon. Ils nous priaient de ne pas gaspiller l’électricité et de demeurer en sécurité chez soi. En dernier recours, il fallait obligatoirement quitter son foyer pour l’un de ces gymnases transformés en centres d’hébergement. Les images de ces dortoirs improvisés, tout comme l’évocation d’une zone sinistrée portant le nom de « triangle noir », donnaient raison au visionnaire Dawn of the Dead (1978) de George A. Romero. J’étais cependant loin de me douter à quel point l’univers du cinéaste américain reflétait ma propre réalité.
 


 

Quiconque souhaitant se changer les idées devait se tourner vers les canaux spécialisés. Insouciants de l’actualité, ils n’avaient apporté aucune modification à leur grille horaire. YTV continuait de présenter des dessins animés ainsi que des sitcoms pour adolescents. Les abonnés de Super Écran pouvaient se gaver de cinéma. Pour les autres, il y avait toujours l’offre un peu huppée de Télé-Québec. Canal D, de son côté, avait entamé son long déraillement de sa ligne éditoriale. Entre deux documentaires sensationnalistes sur les extra-terrestres, on pouvait parfois tomber sur un long métrage comme Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) d’Herzog. Au bout d’un certain temps, l’effet d’évasion que m’apportaient ces films s’est atténué. Ils me paraissaient plutôt insignifiants par rapport au calvaire se déroulant en-dehors du confort de ma maison. Tranquillement, j’ai perdu la concentration pour suivre leur trame narrative et, ce n’était qu’une question de temps, j’ai soudainement été dans l’incapacité de tout simplement les voir.

Nous n’avions plus d’électricité depuis plusieurs jours. Persuadé que cette panne était temporaire, mon père a tout de même pris la décision de quitter Montréal pour les Laurentides. Son plan consistait à se réfugier chez mes grands-parents qui possédaient un poêle à bois. Peu importe la tournure qu’allait prendre la suite des choses, ma famille resterait au chaud.

La traversée vers Val-David a été longue et tortueuse. Nous avons suivi un itinéraire familier devenu méconnaissable. Le trafic ralentissait grandement nos déplacements, donnant la forte impression de participer à une fuite collective de la métropole. Le verglas tabassait les parebrises de la voiture, le paysage baignait dans une triste pénombre. Quand je repense à ce début de soirée infernal, mes souvenirs s’entremêlent avec celui des dernières scènes de The Mist (2007) de Frank Darabont. Après avoir décidé de quitter l’épicerie où ils se terraient, les personnages principaux prennent la route à travers une lande peuplée de monstres. J’ai frissonné quand j’ai vu en salle ces images qui me renvoyaient à une expérience traumatisante.

Mes grands-parents, comme toujours, nous accueillirent à bras ouverts. Ils étaient particulièrement de bonne humeur parce que le courant était revenu dans leur domicile. En guise de célébration, ils allumèrent toutes les lumières de la maisonnée ! Quelques heures plus tard, un employé d’Hydro-Québec cognait à leur porte, les suppliant de n’employer que les appareils essentiels.

Attablée autour d’un bon repas, ma famille se laissait emportée par un doux sentiment de sécurité. Il faut dire que les médias louangeaient les autorités qui, tranquillement, reprenaient le contrôle de la situation. Ayant retrouvé mon assurance, je me plaisais à beugler sur l’annulation du concert d’Oasis prévu quelques jours plus tôt au Forum de Montréal.

Je passais les soirs suivants devant la télévision. D’une certaine manière, je me réappropriais cette boîte à images que la tempête avait arrachée à mon regard. Grand-papa ayant le monopole de la manette, je me pliais avec indulgence à ses choix de visionnement. J’attendais patiemment qu’il décide d’aller au lit pour pouvoir me balader à ma guise d’une chaîne à une autre. J’alternais alors entre les bulletins d’informations et les vidéoclips diffusés à Much Music, une station à laquelle je n’avais bizarrement pas accès à Montréal.

Nous étions un samedi quand l’animatrice de nouvelle mentionna qu’à partir de minuit, TVA allait revenir à sa programmation régulière. Cette annonce m’emplit de bonheur. Elle confirmait que la crise achevait et qu’un retour à la normale était envisageable. De plus, je savais que cette case nocturne était généralement réservée à un long métrage. Mieux encore, il s’agissait bien souvent d’un film d’épouvante. Mes attentes ont été pleinement comblées. Le film présenté était Night of the Living Dead (1990) de Tom Savini.

Je savais qu’il s’agissait d’un remake. Je savais aussi que l’original était l’un de ces classiques intouchables que l’on vénère dans le plus grand des respects. Un cinéphile ayant des réticences par rapport à ses maladresses évidentes devait les garder pour soi. On ne dit pas de mal du premier long de George A. Romero, tout comme on ne s’attaque pas à l’œuvre de H. G. Lewis. Ce dévouement sectaire ne m’importunait pas. Lors d’un séjour à New York, j’ai vu ce fameux Night of the Living Dead (1968) qui m’avait laissé une forte impression. J’étais donc curieux de découvrir cette nouvelle mouture tournée en couleurs.
 


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Gorezone, j’avais lu quelques comparaisons entre les deux versions. La production de Savini, aux dires des amateurs, n’était pas honteuse. Bien évidemment, elle n’arrivait pas à la cheville du chef-d’œuvre de Romero. Ce projet de remake, malgré tout,ne pouvait pas être complètement raté puisque le maître de l’épouvante avait contribué à son scénario. Son nom au générique garantissait une réussite, aussi mineure soit-elle.

Par souci de fidélité, le film de Savini se démarque très peu de son prédécesseur. Les quelques changements incluent une présence plus accrue d’effets gore, une réécriture complète du personnage de Barbara (elle n’est plus cette femme terrassée par la peur, mais un sosie d’Ellen Ripley) et une finale qui, en suivant une voie différente, ne dénonce plus explicitement le racisme. Autrement, la prémisse reste la même et s’ouvre avec l’incontournable visite au cimetière.

J’étais donc en territoire familier, reconnaissant des lieux et des visages, tout comme des dialogues massacrés par le doublage français. Tranquillement, le jeu de comparaison auquel je m’adonnais en est venu à changer de référent. Je n’établissais plus de parallèle entre Night ‘90 et Night ’68, mais plutôt avec la crise en cours. Lorsque Barbara échappe aux zombies en se réfugiant dans une maison inconnue, elle s’empresse d’allumer le téléviseur pour prendre le pouls de la situation. Sans surprise, elle tombe sur un bulletin d’actualité qui suit en continu la mystérieuse invasion de morts-vivants. L’animateur prescrit également à son public des directives pour assurer sa survie. Celles-ci s’avéraient identiques à celles que j’avais moi-même entendues dans des circonstances similaires. En premier lieu, il invite les spectateurs à demeurer cloîtrés dans leur logement. Par la suite, il les avertit que seuls les camps d’hébergement mis en place par les autorités sont sécuritaires. Ils doivent les rejoindre sur le champ. Alors que j’espérais oublier la tempête dehors, ce film en apparences inoffensif me confronta violemment à elle.

Dans mes rêves les plus fous, j’aime imaginer qu’un employé de TVA a délibérément choisi de montrer Night of the Living Dead ce soir-là. Ce petit malin aurait profité d’un climat tendu pour flanquer une bonne frousse aux noctambules. L’hypothèse d’une blague de mauvais goût s’annule si l’on tient compte que les chaîne de télévision programment généralement leur case horaire des mois à l’avance. Il s’agissait tout bonnement d’un simple hasard. Personne n’était en mesure d’anticiper l’impact de ce film sur une poignée d’insomniaques.

Rares sont les œuvres cinématographiques à m’avoir autant pris au dépourvu. Il y a eu, plusieurs années plus tard, Melancholia (2011) pour des raisons que la pudeur m’encourage à taire. Le cas de Night ’90 s’avère notable parce que sa résonnance sur mon esprit découle entièrement du contexte de visionnement. Si je l’avais regardé en des temps plus cléments, il ne m’aurait pas angoissé au point de l’interrompre. Tel un miroir déformant, le cauchemar de Barbara me rappelait le mien avec une intensité si forte qu’il en devenait étouffant. Je n’en pouvais plus. Ayant toujours la télécommande en main, je me suis précipité vers Much Music où Beavis et Butt-Head m’attendaient. Leurs pitreries habituelles ont à peine réussi à me calmer. Je savais très bien qu’ailleurs, la nuit des morts-vivants se poursuivait.

L’effet que Night ’90 a eu sur moi tient de la trahison. Le cinéma, un soir d’hiver, a dérogé au rôle que je lui ai longtemps imposé. Il m’a alors initié à l’étendue de sa puissance et, par le fait même, de sa cruauté. Depuis mon enfance, j’exigeais de lui qu’il me divertisse tout en me faisant oublier l’ennui de mon quotidien. Me croyant supérieur à lui, j’ignorais qu’il m’observait en retour, modelant sournoisement une chimère à partir des tracas que je projetais en lui. Il a fallu une crise à l’échelle nationale — une période, peut-être la première, où j’avais les nerfs à fleur de peau — pour qu’il démontre sa capacité à percer mon intériorité. À force de le côtoyer assidûment, j’en suis venu à lui déballer la totalité de mes secrets. Le long métrage de Savini lui a permis d’exhiber l’emprise qu’il avait sur moi. Alors que je croyais bêtement ne plus craindre le verglas, il a fait appel à des goules pour me prouver le contraire.

Voir un film constitue toujours un risque. Face à un événement anxiogène, nous avons pris l’habitude de nous tourner vers le cinéma pour momentanément y échapper. Mais les choses ne se passent pas toujours comme prévues. Parfois, il suffit d’une scène ou d’un plan pour qu’une œuvre nous ramène les deux pieds sur terre. Une réaction normale consiste à éprouver de la frustration ou encore de la colère. Il ne faudrait tout de même pas oublier qu’en agissant de la sorte, le cinéma nous interdit de sombrer dans l’insouciance. Il nous empêche de perdre le contact avec ce qui compte réellement. Pendant la crise, le cinéma fait ce qu’il peut. Il fait son devoir.


 

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Article publié le 15 mars 2021.
 

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