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Alanis Obomsawin : L’héritage en coffret

Par Mathieu Li-Goyette


Tout labeur d’édition en dit long sur l’idéologie qui opère à travers l’objet travaillé et il en va de même de l’édition des films en copies physiques, surtout à notre époque où tout s’est dématérialisé.

Vers la fin 2023, on apprend que l’Office national du film va sortir un coffret DVD, sur Alanis Obomsawin. Presque un artéfact, surtout une surprise, car on se demande immédiatement combien d’années cela fait depuis le dernier coffret DVD de l’ONF. Les souvenirs de la Collection Mémoire, avec ses graals des années 2000 sur Gilles Groulx (2002), Anne-Claire Poirier (2005), Michel Brault (2006), Norman McLaren (2006) ou Pierre Perrault (cinq coffrets, 2007-2009), sont lointains mais pourtant rapidement ravivés à la vue de cette édition. L’allure du nouveau coffret déjà rappelle cette ascendance, rachetant d’emblée une dette symbolique : Obomsawin aurait dû faire partie de ces cinéastes canonisé·e·s, de celles et ceux qui l’ont été à une époque où la culture du DVD (et avant de la VHS) a consolidé la cinéphilie qui prévaut aujourd’hui. Aussi, cela veut dire qu’après avoir baptisé la salle de projection de son QG au Quartier des spectacles du nom d’Alanis Obomsawin, l’institution poursuit une série d’hommages flatteurs et pourtant un peu creux — qu’est-ce que cette salle à la fois centrale et inaccessible fait pour porter le nom de notre cinéaste qui a la plus filmé la transmission, l’éducation ?

On s’étonne donc du coffret DVD parce que depuis le virage numérique de l’ONF il y a une quinzaine d’années, la physicalité de l’Office n’a cessé d’être de plus en plus vaporeuse, la dématérialisation de l’institution (de la CinéRobothèque jusqu’aux studios) engendrant une sorte de retrait du monde auquel le bureau amiral contribue d’autant plus. En contrepartie, cette période a été caractérisée par une ouverture du catalogue onéfien à d’autres éditeurs de disques, chose qui était pratiquement impossible lorsque l’ONF s’occupait de sa propre diffusion physique. Ainsi en 2016 paraissaient quelques coffrets préparés par les Productions Tandem, sur la contreculture au Québec, le clan Trudeau et Leonard Cohen… L’an dernier, l’excellent label de Vinegar Syndrome, Canadien International Pictures, a entamé un travail remarquable sur des titres de l’ONF, comme Kanehsatake : 270 ans de résistance, ainsi qu’une compilation de 14 courts métrages d’animation.

Dans ce dernier cas de figure, la quantité, la qualité des suppléments et de la présentation des éditions fait rapidement comprendre qu’il est peut-être mieux qu’aujourd’hui l’Office ait passé la main à des éditeurs spécialisés, ce qui déçoit d’autant plus en observant cette édition du coffret d’Alanis Obomsawin, acte manqué s’il en est un, et adressé à un public qui ne peut pas s’y retrouver.

 

 

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D’abord, quel public ? Sachant que les disques de l’ONF sont maintenant principalement destinés aux écoles et aux bibliothèques, on comprendra la plupart des décisions artistiques du coffret sans nécessairement les apprécier. Aucune mention des films sur le coffret ni même sur les disques ; on insère l’un des 12 DVD en déambulant à travers 28 œuvres pêle-mêle, ne présentant ni ordre chronologique ni grande logique thématique. Il est difficile de ne pas y déceler un signe supplémentaire d’opportunisme révélé par le framing lacunaire du projet et la manière décevante dont il se met en évidence.

Autre argument : parmi ces 28 films, on retrouve aussi les 7 œuvres du cycle d’Obomsawin sur l’éducation et les droits des enfants autochtones (du Peuple de la rivière Kattawapiskak [2012] jusqu’à Jordan River Anderson, le messager [2019]). Or rien pour le souligner ni pour faire comprendre le cycle que ces œuvres incarnent. Remplissant le livret, l’essai d’une dizaine de pages de Jason Ryle, programmateur du cinéma autochtone international au TIFF, est senti et juste, mais il s'avère finalement le seul encadrement critique et historique accompagnant l’objet honorifique. Pour en ajouter, la deuxième de couverture invite les enseignant∙e∙s à travers un code QR à télécharger du contenu pédagogique afin de mieux présenter et discuter les œuvres. Quelques mois après la sortie du coffret, les liens sont déjà brisés et les documents, introuvables.



 

Pas d’entrevue, pas de discussion, pas de commentaire, pas de making-of, pas de document de préparation, aucune archive sinon des films qui n’ont peut-être jamais été autant réduits à du « contenu », du content emballé, posé, envoyé. Pas de travail représenté, au fond ; rien qui puisse densifier la démarche d’Obomsawin, personnifier son geste créateur, donner du corps à son auteurisme mérité et participer à consolider son mythe comme ces coffrets onéfiens l’ont fait pour les autres.

 

 

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Maintenant, les films. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec le coffret, la majorité d’entre eux étaient déjà disponibles en ligne auparavant, mais comme ce dernier nous a donné l’occasion de les voir, de les revoir et de les découvrir, autant en dire quelques mots et inviter à s’y intéresser. Le cinéma d’Obomsawin est profondément captivant, puis surtout foncièrement différent de celui des autres cinéastes de l’ONF lorsqu’on s’autorise la comparaison.

On notera d’abord l’omniprésence des enfants, du premier court de sa filmographie (et aussi premier film du coffret), Christmas at Moose Factory (1971), composé de dessins d’enfants de la communauté située à l’embouchure de la Baie-James dans le nord de l’Ontario. Devenu depuis un classique impérissable des cinémas autochtones, le film s’avère matriciel quand on le replace dans la première décennie de travail de la cinéaste : à la recherche d’une image autochtone à montrer qui puisse échapper aux images hollywoodiennes hégémoniques, elle démarre et reprend toujours sa quête auprès des plus jeunes, les pointant elle et eux en même temps qu’elle se montre particulièrement attentive à leur manière de se voir, de se représenter. Les dessins dans Moose Factory, les poupées fabriquées dans Mère de tant d’enfants (1977), l’enfant qui apprend à se fixer dans le miroir de Gabriel va à la ville (1979), les jeunes qui suivent Obomsawin dans un jeu de masques où chacun·e incarne un animal afin de rendre hommage à l’automne dans Old Crow (1979) ; ces scènes qui sont parmi les plus marquantes de son cinéma placent au centre de celui-ci l’importance pour les nouvelles générations autochtones de produire des images justes et préhensiles qui pourraient leur permettre d'empoigner une identité meurtrie par le colonialisme et l’indifférence, éventuellement des images pour remplacer celles qui jusque-là servaient commodément à les humilier.

D’une manière plus collective, lorsqu’on prend le temps de faire le travail de thématisation absent du coffret, on réalise que les films qu’il réunit tracent à la fois une histoire de la résistance culturelle ainsi qu’une histoire de résilience institutionnelle.

Par exemple Old Crow, qui présente en parallèle le quotidien d’éleveurs de chiens du nord du Yukon et celui d’Edith Josie, cette éditorialiste située dans le village homonyme et dont les chroniques, d’abord parues dans le Yukon Star, furent ensuite reprises dans les journaux d’Edmonton jusqu’à la Californie. Entre les éleveurs qui « descendent » à Whitehorse et les textes de l’écrivaine, on ressent cette isolation du Grand Nord qui cherche dans le Sud la reconnaissance de ses conditions de vie et des talents, de l’intelligence et de la débrouillardise qu’elles nécessitent. Dans Amisk (1977), peut-être la grande concentration de beauté du coffret, on voit en alternance des performances captées durant le Festival de la Baie-James à Montréal, un événement d’une seule édition, sorte de tournée quotidienne où des artistes autochtones venu·e·s du Canada et des États-Unis accomplissaient des numéros de chant et de danse un peu partout dans des salles de spectacle de la ville, parfois plusieurs fois par jour.
 


:: Amisk (1977) [ONF]


Le film culmine ainsi à la Place des Arts, durant neuf journées de 1973, à l’occasion d’une performance de 4 heures où 84 artistes se produisent à relais pour venir établir une forme de « premier contact » avec la population allochtone, et ce, au sein de ses lieux culturels les plus prestigieux. Derrière l’initiative, la volonté de ramasser des fonds pour les Cris de la baie James aux prises avec l’expansion hydroélectrique du grand bond économique québécois. Pendant qu’un montage parallèle nous montre des Autochtones resté·e·s là-bas s’exprimer, eux et elles, sur les premiers contacts avec des Allochtones (« Le premier homme blanc que j’ai vu c’était il y a 40 ans ; des géologues, des prospecteurs »), on réalise qu’en dessous de la mise en spectacle une nécessité colérique gronde et peine à se faire entendre face au discours nationaliste du gouvernement Bourrassa.

Amisk est un petit film parfait de 40 minutes, à la fois émouvant dans sa performativité généreuse et enrageant dans l’exploitation impitoyable qu’il sous-entend, un film qui réitère aussi la force du montage chez Obomsawin, qui préfère le pacifisme associé à l’écoute et au comparatisme passif qu’elle induit plutôt que le didactisme ou encore l’opposition frontale (bien qu’elle soit méritée, voire espérée).

À ces mains tendues, on pourrait ajouter tous ces films, plus récents, qui portent sur la résilience institutionnelle mais qui semblent, justement, trop institutionnels dans leur nature. Ils brossent des portraits de personnes autochtones ayant pu dégager de l’institution politique canadienne une sorte d’agentivité exemplaire. Hommage au sénateur Murray Sinclair (2021), malgré une esthétique a priori hagiographique, sert d’exploration des tenants et aboutissants de la proclamation royale de 1763 et s’avère un portrait qui va loin en ce sens ; l’esthétique trop léchée de l’hommage gouvernemental finit par se révéler sous un autre jour dans la fierté de l’accession au Sénat. Upstairs With David Amram (2021) est anecdotique d’une belle façon, montrant Obomsawin aux côtés du grand compositeur se remémorer leurs premières rencontres alors qu’elle était chanteuse et impliquée dans les débuts du festival folk de Mariposa durant les années 1960. Bill Reid se souvient (2021) présente le travail du sculpteur haïda à travers une vieille entrevue de 1987 que la cinéaste décide enfin d’assumer et de monter durant la pandémie. On y découvre leurs liens, et à travers eux la toile culturelle d’Obomsawin la cinéaste, l’activiste, la musicienne s’étend et nous fait découvrir d’autres figures exceptionnelles, les dépeignant dans des contextes politisés, défavorisés, assiégés. À travers Wabano: Light of the Day (2022), qui porte sur un centre communautaire autochtone d’Ottawa, la cinéaste s’éloigne des portraits de personnalités qu’elle a réalisés durant la pandémie pour revenir vers des sujets plus collectifs, chargés de solutions et d’appels à un meilleur financement des services offerts aux personnes autochtones isolées dans les villes. C’est en quelque sorte l’autre bout du spectre de son cycle précédent d’œuvres qui portaient sur l’éducation des enfants autochtones restés dans leurs communautés, et dont il faut aussi retenir Hi-Ho Mistahey! (2013), film d’amour-haine canadien qui débute sur l’hymne national chanté en cri et qui nous apprend plus tard qu’à l’époque, l’éducation de chaque enfant autochtone du Grand Nord recevait une subvention annuelle de 8000 $ (contre 15 000 $ pour les enfants du sud du pays). Ou encore que le village de Kattawapiskak voyait alors sa souveraineté territoriale mise à mal par une mine de diamants de De Beers qui lui versait 400 000 $ en dédommagement annuel (sur un profit total d’exploitation de 2 milliards de dollars…).

Il va sans dire que les films d’Obomsawin fâchent, énormément. Or quand on retourne vers les considérations de ce coffret « Héritage », on réalise qu’il n’a spécifiquement rien de fâché.

 

 

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Évidemment, la colère est l’autre dimension primordiale du cinéma d’Alanis Obomsawin, un aspect incontournable de sa démarche, et de la découvrir à peu près absente du coffret de l’ONF fait sourciller. Elle est, dans les faits, censurée ou omise. Censurée dans un film comme Gabriel va à la ville, lorsque l’enfant se pend des bras à une statue coloniale et que le commentaire rieur fait par son père en cri est exceptionnellement non sous-titré. Qu’est-ce que le père de Gabriel dit pendant la scène de la statue ? Qu’est-ce qu’il dit à son fils devant les caméras d’Obomsawin et de l’Office ?

Omise car on ignore la colère de Kanehsatake, 270 ans de résistance, ou encore celle de Les événements de Restigouche (1984), de Je m’appelle Kahentiiosta (1996), de Pluie de pierres à Whiskey Trench (2000) et de La Couronne cherche-t-elle à nous faire la guerre ? (2002). Absents du coffret, ces films le sont non moins que ses documentaires plus crus sur la misère, comme Sans adresse (1988), La survie de nos enfants (2003), Gene Boy revient chez lui (2007), et on réalise qu’il n’y a rien ici de vraiment boueux ni même de tendu dans une œuvre qui a pourtant, dans sa totalité, tout d’un des corpus les plus militants qui ait jamais été tourné.
 


:: Les événements de Restigouche (1984) [ONF]


:: Sans adresse (1988) [ONF]


À regarder les films du coffret, on croirait simplement que le travail d’Obomsawin a été de capter les machines législative et judiciaire canadiennes et de souligner toute la complexité des interactions qu’elles exigent des citoyen∙ne∙s et a fortiori des citoyen∙ne∙s autochtones. À regarder les films du coffret, on croirait au fond qu’aucun∙e cinéaste n’a autant filmé Ottawa qu’Alanis Obomsawin, ce qui ne peut traduire en définitive qu’une impression de méfiante amertume face à cet héritage laissé sous la forme d’un coffret que personne ne semble avoir souhaité aussi courageux que la cinéaste qu’il est censé hommager.

Les communications de l’ONF à l’égard de l’objet prétextent pourtant que la cinéaste elle-même aurait sélectionné les films inclus, or il semble que cette raison soit plutôt faible au regard de l’ampleur des morceaux abandonnés au placard (et nous n’avons pas mentionné encore les films un peu plus québécois de la cinéaste, comme L’Histoire de Manawan [1972], L’appel à l’orignal [1972], Le Patro Le Prévost 80 ans après [1991] et Waban-Aki : peuple du soleil levant [2006]). On pourrait se demander en retour si un second volume n’aurait pas déjà dû être annoncé (il n’est jamais trop tard), ou bien si le coffret de 12 DVD n’avait pas dû en compter 18, 20 ou 24, question de ne pas exiger de la réalisatrice éternellement pacifiste d’avoir à choisir entre des films conciliants et des films en colère.

La matière était là, prête à contribuer à la dette historique que l’ONF a envers une autrice qui n’a jamais été aussi bien mise de l’avant que durant ces dernières années opportunistes. Alors que l’Office est devenu de plus en plus allergique au soutien de ses cinéastes et à leur présence dans son enceinte (comme le rappelait Bruno Dequen dans 24 images), l’institution nous confirme par ce coffret qu’elle a édité qu’elle entretient bien là un rapport un peu trop utilitaire avec Obomsawin, une relation marquée par un manque de considération envers le type de cinéphilie qui devrait ou pourrait l’entourer.

Voilà des films géniaux qui ne méritent pas d’être confinés avec des codes QR brisés dans des bibliothèques jeunesse mais qui, bien plus fièrement, devraient nous apprendre à réécrire collectivement notre histoire du cinéma.



:: Alanis Obomsawin sur le tournage de Richard Cardinal : le cri d'un enfant métis (1986) [ONF]

 

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Article publié le 11 septembre 2024.
 

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