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Financement participatif et cinéma : le cas Soft Gun.

Par Mathieu Li-Goyette
« Nous étions à Concordia. Nous avons commencé à écrire et je me suis rendu compte que ce n'était plus un court métrage, entame Alexandra Bégin, coréalisatrice et actrice principale de ce premier long métrage financé via Kickstarter à hauteur de 10 000$. Nous avions besoin d'argent pour financer le road trip. »


::  les réalisateurs et scénaristes de Soft Gun. (J. Kray, G. Collin, A. Bégin)


Elle et Guillaume Collin, un autre étudiant de l'Université Concordia, ont coréalisé et coécrit Soft Gun., film tourné en une vingtaine de jours à travers les États-Unis et le Québec, histoire douce-amère d'une Montréalaise anglophone partant prendre l'air chez les voisins du Sud. Pas par francophobie, mais bien parce qu'elle entame une quête de ses propres origines, une quête familiale qui la mènera jusqu'à son cousin (interprété par Jesse Kray, l'autre coréalisateur et coscénariste du projet). Ensemble, ils frôleront l'amitié, la complicité et l'inceste tout en restant éloignés l'un de l'autre à travers des villes américaines où l'équipe de tournage n'avait jamais mis les pieds. Film avec des dents qui auraient gagnées à être plus aiguisées, mais qui surprend tout de même à quelques reprises, nous tenions à rencontrer ses créateurs, question tout d'abord de faire le point sur une aventure lancée il y a près de deux ans (nous vous en avions parlé ici), mais aussi de revenir sur la montée et la chute du financement participatif prêché sous les enseignes de Kickstarter et Indiegogo. Ces avenues sont-elles encore viables? Pour des courts métrages, elles accommoderont des budgets moindres plus facilement, mais face à la production d'un long métrage, cette approche est-elle recommandable?

« Nous avions l'idée de faire une plate-forme avec laquelle les gens pourraient interagir, un peu comme celle de Robert Morin avec Journal d'un coopérant. Nous tweetions au fil du tournage pour les tenir informés et Charles-André Coderre était en charge de notre making-of. Nous tenions au courant les gens qui nous avaient supportés. Il y avait l'aspect tournage, mais aussi l'aspect camping et l'aspect réseaux sociaux. Souvent, nous nous demandions si c'était ça, faire notre film. Par contre, lorsqu'on embarque dans cette game là, on doit s'y conformer jusqu'au bout », explique Collin à propos de la pression extérieure au projet. En effet, le projet Soft Gun. avait tout d'une production Kickstarter typique. Donnez tel montant et vous recevrez un DVD avec bonus, tant de dollars et ce sera une affiche ou encore un remerciement spécial au générique. Parfois, les créateurs s'amusent à donner à leurs producteurs coopérants des cadeaux plus saugrenus. D'autres fois, c'est même par le biais de cette originalité que se finance (ou pas) un projet : le synopsis est lancé dans cette foire aux financements et celui qui aura les atours les plus en vogue et le curriculum le plus convaincant pourrait repartir avec une petite cagnotte et mettre sur pied son projet. À l'inverse de Indiegogo, Kickstarter nécessite néanmoins que l'objectif financier soit atteint. Dans le cas contraire, le projet est avorté, car l'organisme ne transfère pas les fonds et les renvoie dans les portefeuilles respectifs.

« Avec Kickstarter ou Indigogo, l'équipe doit quand même mettre toutes ces responsabilités sur ses épaules. Cette surcharge affecte inévitablement le produit fini. »

C'est cette tension perpétuelle qu'explique Collin : « Nous avions fait notre site web et, pendant que nous finalisions notre scénario, pendant que nous réservions nos espaces de tournage, nous regardions du coin de l'oeil et nous nous apercevions bien que l'argent ne rentrait pas. Une bonne partie des fonds vient de nos familles et ensuite de nos amis à Concordia et finalement de fonds extérieurs. » Bégin poursuit : « Nous étions constamment en train de penser au tournage, mais aussi à tout ce qui s'était mis en branle derrière. Pour moi et Jesse, qui étions ici acteurs sans l'avoir été auparavant, le tournage fut très difficile. Tellement difficile que j'ai rapidement dû évacuer l'idée que ma mère avait donné de l'argent et qu'il fallait qu'il soit bon. »


::  durant le tournage de Soft Gun.


Fondé en 2009, Kickstarter a financé plus de 36 000 projets différents (un taux de financement de 40%, comptant qu'il y a près de 47 000 projets qui n'ont jamais vu le jour par manque de moyens) allant du cinéma à l'art contemporain en passant par la bande dessinée, la mode, les jeux vidéo et le théâtre. Pour ce qui nous intéressera ici, c'est plus de 9 000 films qui ont été produits via Kickstarter dans les quatre dernières années. Courts métrages, longs métrages, fiction, documentaire, expérimental, animation, tout y passe avec une somme totale de 110 millions de dollars américains. Après calcul, nous arrivons à une moyenne de 12 222 dollars américains par projet financé. Non seulement Soft Gun. est-il en dessous de la moyenne générale, mais avec le recul, ce n'est pas moins que l'équivalent d'une décennie de production professionnelle nord-américaine dont il est question. Soyons clairs, les productions participatives se font sous le sceau d'un certain professionnalisme indie, d'une aptitude au travail garante de la bonne tenue du projet. Ajoutez à cela que pour recevoir des fonds Kickstarter, vous vous devez d'avoir un compte bancaire américain (contrairement à Indiegogo) et vous vous apercevrez que l'on parle d'un nombre faramineux de films en tout genre créés par des artistes en tout genre en très peu de temps et pour, somme toute, un minuscule bassin de la population mondiale.

Si nous sommes tentés de crier « liberté! », il ne faut pas non plus se leurrer quant à la tenure de ces projets et à la pression que doit constituer le financement des oeuvres. Réseautage excessif, création de contenu superfétatoire pour attirer l’oeil des producteurs potentiels, sauf exception, ces stratégies de marché n'entrent pas dans le créneau que maîtrisent les artistes en quête d'argent. Pas de distributeur pour les épauler, pas d'agence de communications pour travailler à leur bonne presse. Notre système de financement public veille à ce que les énergies mises dans un film soient un jour projetées à l'écran. De la scénarisation aux festivals, nos films sont couvés. À l'inverse, de l'autre côté de la frontière, là où le financement public n'existe pas, Kickstarter et Indiegogo voient leur importance décupler.

« Nous avons fait plus de travail que les réalisateurs n'en font d'habitude, explique Bégin, gênée de paraître trop exigeante. J'aimerais faire un film et pouvoir me concentrer sur mes acteurs plutôt que sur la location du camping et la cantine du soir. Je ne parle pas de le faire à la Hollywood, mais au moins avec un minimum d'assistance. » En ce qui a trait aux difficultés de tournage de Soft Gun., Collin explique que la pression de la production participative jumelée à l'ambition de leur projet était difficile sur le moral. « Nous aurions pu tourner un film à 10 000$ à Montréal. C'est ce qu'Olivier Godin a fait avec son court métrage La boutique de forge. Nous, nous ne pouvions pas rentrer à la maison le soir et nous étions toujours avec l'équipe pendant plus d'une vingtaine de jours. Quand il y a des problèmes, tu dois régler la situation. Tu ne peux pas t'endormir à côté d'une personne le soir venu et la détester. Et c'est évident que nous avons fait des erreurs au final, mais toute l'expérience de la production, du tournage et de la postproduction a été extrêmement formative pour nous. »

« C'est un film d'apprentissage. C'est là que nous voulions apprendre à faire un film. »

Apprentissage à tous les niveaux donc, tant au niveau de la réservation et du repérage des lieux (via Google Maps, c'est dire) que de la distribution où Soft Gun. a déçu ses créateurs. Depuis le montage final réalisé l'été dernier, leur film n'a été accepté qu'au Toronto Independant Film Festival 2012, au Cinéfest Sudbury International Film Festival 2012 et aux 31es Rendez-Vous du Cinéma Québécois, où il sera projeté dans les jours qui viennent en première québécoise. Collin semblait frustré des niches que se creusent les festivals et de la difficulté de produire un film indépendant à l'extérieur des circuits réguliers : « Si tu arrives avec un projet à thématique sensible - par exemple un documentaire sur le cancer, un film de genre référentiel, etc. - ou un projet s'inscrivant dans une certaine mode, tu auras plus de facilité à être distribué et vu. Si le personnage d'Alexandra avait été homosexuel, nous aurions eu accès à tous les festivals gais et lesbiens. Et tu ne veux pas faire de tels choix juste pour garantir une certaine popularité à ton projet. »


::  fin du tournage sur la côte est


Or, est-ce que produire sans distributeur revient à ne filmer pour personne? Si le financement d'un film ne garantit plus sa projection, c'est qu'il faut bien être défendu par des distributeurs et des festivals se battant, eux aussi, pour leur propre survie. C'est-à-dire qu'un « film sans niche », pour reprendre les mots de Collin, « un film qui ne se vend pas comme un film d'auteur ni tout à fait comme un feel-good movie à la Sundance ni comme un film de genre » est un film qui ne peut contribuer à entretenir la marque d'un festival par exemple.

Ce qu'une compagnie comme Kickstarter permet, c'est donc de créer en dehors des contraintes; le fait est que ce sont ces mêmes contraintes qui garantissent au cinéma indépendant (de long métrage, précisons-le) un minimum de visibilité. Ce n'est qu'en plaisant à un producteur et à des distributeurs que des réalisateurs pourront recevoir leur protection. Sans rien avoir à offrir sinon leur film, ils ne peuvent s'inscrire dans le jeu d'échanges et d'ententes qui constituent une grande part du succès d'un festival aux aspirations internationales. Festivals et distributeurs entretiennent des relations précieuses. Ils cultivent une confiance envers laquelle un film « kickstarté » ou « indiegogoé » n'a que peu (pour ne pas dire aucune) influence.

Bégin défend tout de même l'utopie du financement participatif : « Avec Kickstarter et Indigogo, les gens qui n'ont pas de clique et qui n'ont pas toutes les connexions du milieu peuvent tout de même faire un film. Nous n'avions peut-être pas de distributeur, mais nous avions des gens qui nous ont financés et nous savions que ces gens allaient voir notre film. » Quant à Collin, il avoue avoir encore besoin d'apprendre et que, pour ce faire, il retournera plutôt vers le court métrage : « L'idée de faire des microrécits avec des styles plus maîtrisés me plaît. Je pourrais même faire un autre court métrage par mes propres moyens cette fois-ci, en investissant quelques milliers de dollars de ma poche, mais ce que je ne pourrais pas faire DE nouveau, c'est un long métrage pour 10 000$. Pas que je voudrais 1 500 000$ pour en faire - ça, non. Avec les nouveaux programmes de subventions, quelqu'un qui gradue d'une école de cinéma peut décrocher 120 000$ chez Téléfilm pour faire un film. Je ne le referai pas sur Kickstarter. Je ne me retaperai pas l'expérience d'aller demander du temps et de l'argent à tout le monde. Il arrive un moment où tu veux simplement te concentrer à faire ton film. »

Selon Guillaume Collin et Alexandra Bégin, le financement participatif est aujourd'hui moins populaire qu'il ne l'a jamais été en ce qui concerne la production cinématographique. Encore à la mode dans les domaines de la musique, du jeu vidéo et de la bande dessinée où la diffusion s'effectue facilement via internet, ces nouvelles méthodes de financement en ligne laissent croire qu'elles ne tiennent pas compte des réalités du marché physique et, qu'au fond, à moins d'être un créateur assez populaire pour être financé par son public, mais pas assez bancable pour être financé par les joueurs majeurs, ce qui se passe sur Internet... reste sur Internet.

Soft Gun. sera présenté en première québécoise à la Salle Claude-Jutra de la Cinémathèque québécoise le dimanche 24 février prochain à 19h30.
 
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Article publié le 20 février 2013.
 

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