DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Jennifer Alleyn : Éloge de l'hypersensible (1)

Par Naomie Décarie-Daigneault

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Impetus n’est pas un film. C’est un poumon qui respire, un œil qui voit et qui questionne, une main qui tâte les profondeurs pour en trouver une, amie, à qui se raccrocher. C’est une œuvre bourrée de terminaisons nerveuses, qui vibre et palpite, qui louvoie, se perd, chancelle et puis repart. C’est le désir à l’œuvre, l’étincelle qui embrase la forêt et la pluie torrentielle qui y répond. C’est le va-et-vient des êtres, prisonniers de la même nuit, qui volettent vers la lumière. C’est la grâce du doute et de la vulnérabilité, l’éloge de l’immobilité féconde et la certitude grandiose que les choses vont s’arranger, que ça va aller. Ça va aller.

 


Naomie Décarie-Daigneault : D’abord, peux-tu peux me décrire ton impetus, le moment qui a fait que tu t’es mise en mouvement pour faire ce film-là ?

Jennifer Alleyn : Mon impetus ? Hum… Il y en a eu plusieurs ! C’est un film qui a vraiment pris sa source dans plusieurs rencontres. La première, c’est celle de Michel Brault, que j’ai eu le bonheur de côtoyer à la fin de sa vie. Je l’avais rencontré lors d’une table ronde à Québec sur le cinéma direct. J’y parlais de la Course destination monde et lui, de Pour la suite du mondeJ’étais assez intimidée de parler à côté du maître du cinéma-vérité ! Mais après la conférence, il a offert de me ramener à Montréal. Et nous avons entamé une conversation... qui a duré trois ans ! Un jour, après avoir vu L’Atelier de mon père, il m’a dit : « Jennifer, reste artisanale. Fais ta caméra. C’est là que tu vas faire tes films les plus singuliers et les plus personnels. N’attends pas d’avoir des millions pour faire des films. »

C’est une phrase qui s’est vraiment déposée en moi. J’étais alors en attente de financement depuis des années pour un très gros projet, une coproduction avec la France, qui n’aboutissait pas. Et puis, est survenue cette rupture amoureuse fracassante qui m’a vraiment tétanisée. Pour me sauver ma peau, j’ai commencé à écrire, en fait à cracher sur un papier — d’où le titre initial Crachat ! [rires] — toute la peine, tout le chagrin que j’avais ressenti. Le désir de transmettre la couleur de cette émotion était là, mais c’était trop immédiat, sans recul.

Ce qui m’a fait sortir de chez moi, et qui m’a donné un réel impetus, c’est la rencontre de Jorn Reissner, le musicien. Il était lui aussi à l’arrêt dans sa vie, mais il paraissait très serein avec ça et très sage. Il m’a tout de suite beaucoup intriguée, avec son charisme fou. Je me suis dit : cet homme-là est dans une période tout à fait improductive de sa vie, mais il le vit bien, visiblement, et j’ai sûrement quelque chose à apprendre de lui. La meilleure façon d’apprendre quelque chose de quelqu’un, pour moi, c’est en le filmant.

J’ai pris ma petite caméra-stylo, et sans demander à personne, j’ai commencé à filmer Jorn par pur plaisir. C’était une façon de poursuivre la conversation qui s’était malheureusement interrompue avec Michel Brault, qui est décédé en 2013. Tout s’est enchaîné comme dans un jeu de dominos. J’ai poursuivi la conversation sur la création avec Jorn, qui avait alors accroché sa guitare, complètement cessé de jouer, après avoir été guitariste pendant plus de 40 ans !

Je filmais sans savoir du tout si j’allais faire un film au bout de ça, mais je me disais : je tourne, ça me remet en mouvement et je remets mon œil sur le monde extérieur. Il était temps que je ressorte de ma caverne pour retourner vers les humains et vers la force du lien, ce qui est devenu le sujet principal du film.

NDD : Comment as-tu rencontré Jorn ?

JA : Je l’ai connu dans un magasin de peinture – City Paints, sur Rachel – où il travaillait comme vendeur depuis 30 ans. Quand je l’ai rencontré, il était sur le point d’arrêter de travailler et de tomber sur le bien-être social. Il avait fait de la musique, des tournées et tout ça avec les sœurs McGarrigle, entre autres. C’est un musicien qui a eu une très belle carrière. Graduellement, il s’est un peu retiré, il vivait reclus, et souffrait d’agoraphobie. Grâce à son boulot, il était en contact avec les clients et il avait énormément d’humour. C’est ce qui m’a charmée chez lui. Je suis allée acheter de la peinture pour peindre mon loft, justement, et on s’est mis à rigoler beaucoup ensemble. Une amitié est née comme ça, au quotidien. J’allais de plus en plus souvent acheter de la peinture. Je changeais de couleur tous les deux jours, c’était surréaliste ! [rires] Il s’agissait d’un prétexte pour passer voir Jorn, dont je découvrais peu à peu l’élégance humaine. Un jour, je me suis décidée et lui ai demandé si nous pourrions poursuivre la conversation chez lui et s’il accepterait que j’apporte ma caméra. Je me délectais de ces moments d’humanité qui coupaient l’hiver et me faisaient sortir de la maison. C’est ça, j’ai voulu filmer son humanité.

Au départ, il ne voulait pas du tout être filmé. Mais je l’ai amadoué en lui disant que c’était ma façon de rencontrer quelqu’un, et comme il n’y avait pas de projet concret, c’était vraiment inoffensif. Et trois ans plus tard, je lui ai dit : « Écoute, j’ai revisité le matériel. Ça me donne vraiment l’idée d’un film. Je prendrais un comédien pour jouer une espèce d’écho de toi, mais je garderais des images du documentaire, donc de toi, dans le film. » Là, il a vu que ça pourrait devenir réel, mais il me laissait faire parce que j’étais dans mon bricolage artisanal. Et puis, c’est devenu plus sérieux. Il y a eu Pascale [Bussières] qui s’est même mise à danser sur sa musique. Tout d’un coup, ça a pris des proportions inattendues pour lui, mais il est resté très intéressé par le projet parce que le processus de fabrication ressemblait au fond aux étapes de conception d’un album. Avec le studio, le mixage, les mille décisions à la minute... la création !

 


Impetus (Jennifer Alleyn, 2018)

NDD : Il y a un moment où tu le filmes et il décide de prendre sa guitare qu’il n’a pas touchée depuis des années. Penses-tu que le fait que tu le regardais l’a remis en marche ?

JA : C’est une des scènes les plus émouvantes. Oui, je crois qu’il y a eu un transfert d’impetus. Vraiment. Parce qu’il le dit clairement : « Since you’re filming, I could pick up the guitar and see if it works. » On m’entend alors, dans le film, pousser un petit cri de joie. Je ne savais pas exactement pourquoi j’avais tellement envie de le filmer, mais là, à ce moment précis, tout devenait évident. Il se passait quelque chose devant l’objectif. Une libération, pour lui, comme pour moi, un lâcher-prise. Je pense qu’il a eu envie de me montrer comment il jouait de la guitare. Il l’a prise et c’était complètement naturel. Il a immédiatement retrouvé son aisance extraordinaire et je suis restée bouche-bée. Je ne savais pas qu’il avait un tel talent. J’ai été emballée et j’ai voulu continuer à le filmer pour qu’il joue plus de pièces, qu’il me montre toutes les chansons qui dormaient dans sa grotte. Il m’a alors expliqué qu’il avait des dizaines de chansons qu’il n’avait jamais enregistrées. Et pendant les cinq ans où j’ai fait Impetus, lui, il a monté les pièces d’un album. C’est un truc que je n’ai pas mentionné dans le film, mais il a reçu un héritage et a pris l’argent pour faire une session d’enregistrement en studio avec ses vieux amis musiciens du Stephen Barry Band – et même le claviériste de Janis Joplin ! On s’est donc chacun remis en marche, comme si on s’était donné un impetus mutuellement. C’était très émouvant.

Il s’est établit une confiance totale entre nous, alors ce tournage « sans but » a duré plus de deux ans. C’était erratique, les tournages étaient espacés. Quand la lumière était belle, je l’appelais et je lui disais : « OK, je peux passer cet après-midi ? » Il avait insisté pour que les tournages n’aient lieu que lorsqu’il en avait envie ou était disposé. [rires] Et on parlait quelques heures ensemble, jusqu’à ce que mon bras soit fatigué. C’est drôle, parce que hier, j’ai vu une conférence de presse d’Agnès Varda qui, à 90 ans, vient de lancer un nouveau film à la Berlinale. Sa productrice a dit : « Vous savez, pour travailler avec elle, il faut être prêt à tout. Elle revient toujours vers nous en disant : je tournerais encore un petit quelque chose. Alors, il faut que je trouve d’autre argent et qu’on tourne encore une autre petite scène et encore un autre truc. »

Je me sens très proche de ça. C’est-à-dire que je cueille, je sculpte en allant. Je ne sais pas tout du film au départ. Je récolte les pièces du puzzle qui s’assembleront au montage. J’avais un scénario de fiction que je voulais tourner, mais déjà, il y avait des espaces réservés, comme des lazzis au théâtre, où je voulais pouvoir intégrer des portions du documentaire. Je souhaitais que le scénario de fiction soit poreux, que l’on puisse intégrer ce qui arrive, et que la vie triomphe sur ce qu’on avait planifié. C’était, au fond, la métaphore de la vie. La vie finit toujours par venir te surprendre. Elle triomphe. Et comme je voulais que le film ressemble à la vie, je devais lui sacrifier une partie de mon contrôle. C’est une gageure périlleuse. Je me suis accrochée à ce projet, devenu ma raison d’être et il a fini par arriver toujours une nouvelle surprise qui me donnait disons la foi et vraiment la conviction qu’il fallait que je continue.

NDD : Je viens de lire un livre de David Lynch, dans lequel il parle de son rapport aux idées et à la méditation transcendantale, et à ce qu’il nomme le champ unifié.

JA : Catching The Bigh Fish !

NDD : Il décrit son sentiment, l’intuition, qui le guide. Il sait à quel moment les choses sont bonnes… « Non... Non... Oui ! » Il ne sait pas comment l’exprimer, mais il y a un « oui », un moment où il sent que les choses sont à leur bonne place. Je me demandais à quoi tu te fiais, à quoi tu faisais confiance, dans ton processus ?

JA : À une voix intérieure très, très ténue. Très ténue. C’est drôle, j’avais entendu Spielberg qui disait ça. Il disait : « Inspiration doesn’t shout. It murmurs. » J’avais adoré l’idée du murmure. Il faut tendre l’oreille, vraiment. J’ai cette conviction-là, parce que je suis très instinctive, beaucoup plus qu’intellectuelle. Même si j’adore la forme ! Je suis vraiment intéressée par la structure cinématographique, mais je suis impulsive, je réagis au vivant. Tout part d’un instinct, qui me guide, surtout lorsque je filme, et qui me fait appréhender les choses esthétiquement. Il y a une petite voix, c’est très mystérieux. Ça m’arrive aussi dans la vie, quand par exemple je devrais aller voir une expo que je vais rater. Je m’arrête et je me demande : est-ce que je dois vraiment y aller ? Et j’entends un petit : « Oui, vas-y! » Au final, ça ne sera pas pour l’exposition, mais peut-être pour la personne que j’aurai croisée dans le métro en m’y rendant, que ça aura été absolument crucial que j’y aille. Et ça, j’y crois beaucoup. Des fois, je me dis : « Il faut que je sorte. Je dois aller m’acheter des chaussettes... Bien non, je n’ai pas le temps, je devrais finir mon texte... Non ! Il faut que j’aille acheter les chaussettes maintenant ! » C’est bizarre non ? Et il arrive systématiquement quelque chose durant cette course aux chaussettes qui aura justifié le détour. [rires]

NDD : Es-tu toujours dans cet état de réceptivité face aux choses ?

JA : Pascale Bussières, qui me connaît depuis 30 ans, qui est vraiment ma grande amie, te dirait que oui ! « Jennifer, elle est continuellement en train de transformer ce qu’elle voit, la matière, en matière artistique. » Et c’est vrai que tout – une discussion, une visite d’exposition, aller porter mon fils quelque part – tout est potentiellement porteur ! L’inspiration surgit aux moments les plus incongrus, et souvent à un moment qui n’est pas propice. C’est Robert Lalonde qui disait : « J’accepte tous les petits rôles au théâtre, parce que c’est quand je suis dans la loge, que j’attends mon entrée sur scène, que j’ai une idée pour un livre. C’est là qu’elle arrive. Ce n’est pas le moment, mais je prends des notes rapides. Je suis dans les coulisses et il faut que j’aille donner ma petite réplique. Si je restais chez moi devant mon ordinateur, ça ne viendrait pas. Parce que je suis là-bas, dans une autre occupation, tout d’un coup, mon esprit accueille des choses imprévues. »

 


Impetus (Jennifer Alleyn, 2018)

NDD : C’est quelque chose que tu as toujours eu ou tu l’as développé en faisant ta caméra-stylo ?

JA : Je ne sais pas. Si je remonte jusqu’à la Course destination monde — qui remonte assez loin ! —, qui était mon premier contact avec la caméra-stylo... C’est certainement en découvrant la spontanéité de la caméra-stylo que j’ai eu l’impression d’avoir accès à une voix très unique, très personnelle. Avant, seule devant mon ordinateur à essayer d’écrire un scénario de fiction, je trouvais le cinéma tétanisant. Je ne peux pas dire que c’est ce qui m’inspire le plus ou libère le plus ma création. Je dois être dans un va-et-vient entre le réel et l’imaginaire continuellement.

J’admire les écrivains qui arrivent à s’assoir à leur table et, dans la solitude de leur bureau, parviennent à créer des univers complètement imaginaires. Je sais que je suis beaucoup plus organique dans mon rapport à la création. Tout est toujours inspiré par le réel. C’est un dialogue constant entre le réel, ce que je vis et l’imaginaire. Ce que les autres êtres humains portent et que j’aperçois, ou que je veux aller découvrir chez eux, derrière les masques. C’est toujours ça. Donc, j’ai franchement besoin d’être en rapport avec des humains. Même si, ensuite, j’essaie de faire passer ça par un filtre plus onirique, très personnel.

Il y a une phase de recul. C’est comme si j’arrivais à la maison en ramenant toute cette matière et là, je la triture, je la pétris dans la solitude ou avec ma monteuse. Là, en l’occurrence, j’avais une monteuse merveilleuse, qui acceptait de me suivre sur cette route truffée de doutes et de découvertes. On a travaillé sept mois sur le montage d’Impetus. On était en fusion, sur la même longueur d’onde. On a vraiment sculpté le film. Ça arrive souvent en documentaire qu’on ait ce sentiment-là d’éliminer, éliminer, éliminer pour garder l’essence de ce qu’on veut raconter, qui est dans le matériel, plus que dans le scénario de départ. Et c’était vraiment le processus d’Impetus. Le film, on l’a trouvé en le faisant. On l’a vraiment vu jaillir, disons, des images, et des réflexions nouvelles qui sont arrivées pendant le montage et qui sont venues influer la construction. Et là aussi, c’était très organique. Un grand va-et-vient. Surtout avec la narration qui s’est mise ensuite à devenir le fil conducteur, la structure du film.

NDD : Et ce fil est apparu au montage ou au tournage ?

JA : Je te dirais que je l’ai aperçu en tournage. Il y a eu rapidement l’idée d’intégrer des scènes dans lesquelles j’apparaitrais, pour établir un liant à tous ces univers croisés. Je ne me voyais pas dans le film au départ, mais je voyais un mariage entre la fiction et le documentaire. C’est une amie productrice, en Suisse, Anita Hugi, qui m’a dit un jour, en amont du tournage : pourquoi n’intègres-tu pas aussi un peu de ton journal de bord ? Car je lui confiais mes réflexions sur le cinéma, mon sentiment de vertige quant à la quantité d’images et la difficulté de faire de nouvelles images... d’ajouter à l’océan d’images déjà en circulation.

Ensuite, un ami est venu tourner quelques scènes de making-of sur le plateau, uniquement pour qu’on ait des images à montrer au moment de la diffusion. Quelques mois plus tard, alors qu’on était en montage, tout d’un coup, la monteuse a dit : « Il n’y avait pas aussi des images du tournage qu’on pourrait aller voir ? » Je pensais qu’on avait seulement des entrevues avec les comédiens sur comment se passait le plateau, tout ça. Finalement, on a regardé et on a vu les images où je suis en train de diriger Emmanuel, l’histoire de la mâchoire, le reptile, et tout. Alors on s’est dit qu’on pourrait avoir accès au plateau de tournage. Je ne voulais pas qu’on ait un making-of du film, mais je voulais qu’on soit dans le processus créateur, dans mon cerveau, si on veut. C’était là en filigrane assez tôt : je voulais qu’on sente vraiment la fabrication de ce film, avec toutes les sources d’inspiration qui sont venues.

J’avais le luxe d’avoir conservé le décor du loft. On montait dans une petite pièce de mon atelier, où j’ai tourné le film. On a donc pu garder le décor intact et faire revenir Pascale une fois, deux fois, et tourner des courtes séquences qui s’avéraient nécessaires au vu de l’histoire qu’on racontait.

Les deux conseils des arts, qui ont financé le film — le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts du Canada, — ont accueilli toutes ces transformations avec beaucoup d’ouverture et de compréhension du processus créateur. Ça a été aussi surprenant que libérateur. Je ne sais pas si ça aurait pu arriver avec d’autres bailleurs de fonds. Je n’ai pas pris la chance, ne suis même pas allée les voir. Je n’ai pas cogné aux portes de la SODEC et de Téléfilm Canada pour ce film. Je ne voulais pas vivre un, deux refus — ce qui est presque inévitable dans le contexte actuel de financement au Québec— car je savais que ça me casserait les jambes. Je me suis dit : Je le fais avec moins. Je réduis l’équipe. Je réduis tout ce que je peux. Mais je le fais sans attendre.

Le fait de m’intégrer au film, ça venait aussi répondre à une contrainte purement économique. Parce que c’est ça que j’avais sous la main. Je n’avais que moi ! Les peintres font ça, pour les mêmes raisons. On a des tonnes d’autoportraits parce qu’ils n’ont qu’à tendre le miroir pour avoir un modèle ! Sinon, il faut qu’ils payent un modèle et ça coûte très cher. C’est ce qui m’a conduite à m’intégrer au film. Et aussi, ça facilitait le mariage des genres, du masculin au féminin. Je me disais : si on passe par le cerveau de la réalisatrice, on peut avaler cette idée et embarquer dans cette transition-là. Mais c’était une gageure, une prise de risque !

NDD : En regardant Impetus, j’ai pensé à cette citation de Jean Cocteau qui, pendant le Festival du film maudit dans les années 50, avait dit, en parlant des cinéastes expérimentaux américains de l’époque : « Ils s’y confessent, comme chez le psychiatre. Il en résulte des bandes très curieuses et dont on se dit que si chacun se confiait de la sorte, la machine deviendrait aussi passionnante que l’encre dans la solitude. J’en profite pour supplier les innombrables amateurs de ne pas tendre vers la technique, ne pas jouer au vrai cinéaste ; de ne craindre ni l’audace, ni la folie... Ils sont plus libres que nous. Qu’ils en profitent. »

J’ai pensé à plein de cinéastes que j’adore comme Alain Cavalier, Chantal Akerman, ou même à La Pudeur et l’impudeur de Hervé Guibert. Ce sont des cinéastes qui réfléchissent en faisant. Je me disais qu’il y avait cette liberté immense dans l’artisanal. Il y a quelque chose de vertigineux qu’on ne peut pas trouver dans un cinéma qui est trop…

JA : Régi et rigide ! Tout à fait. On est plus libres quand on réduit les intermédiaires ! C’est le gros dilemme. Par moment, j’aimerais avoir des moyens; des grues pour faire des magnifiques plans, etc. Mais pour aller chercher des fonds plus substantiels, il faut inévitablement faire une quantité de compromis pour convaincre ou rassurer les distributeurs, etc. C’est une autre ligue, un autre cinéma. Et c’est drôle parce qu’on m’a dit tout récemment : « On a hâte de voir le vrai film de Jennifer Alleyn financé ». Comme si Impetus, n’était pas un vrai film ! Je tombe des nues, parce que je pense qu’il n’y aura jamais un film plus Jennifer Alleyn que celui-là. C’est mon film le plus strip tease. Et si j’ai des budgets plus importants, ce sera sans doute pour faire des films moins proches de moi.

Tous les cinéastes que tu nommes, ce sont des mentors. Ce sont des êtres dont j’admire la liberté d’expression. Et au fond, effectivement, j’aurais très peur de me faire peut-être avaler par l’industrie. J’ai fait une télésérie en anglais avec 100 comédiens anglophones. J’ai eu un plaisir fou. Canadian Case Files. J’adore me fondre à un genre cinématographique qui n’est pas forcément le mien. Là, c’était du thriller, de l’enquête, un peu « gore ». C’était très formateur, amusant et drôle à faire... C’est une autre façon d’aborder l’équipe, les acteurs.

Mais à ce stade-ci de ma vie, j’ai envie de faire le film le plus radical possible. Pour le prochain film, ce qui m’intéresse, c’est aller encore plus loin dans l’exploration du langage cinématographique, continuer à jouer avec la forme, à travers le son, le montage. Si le projet est aussi éclaté qu’Impetus, je sais que ce sera un défi d’aller chercher des moyens, car j’ai une méthode un peu non-orthodoxe... Je commence presque toujours par tourner. Je trouve le véritable sujet du film en tournant. Il faut donc réduire l’équipe, pour être ultra léger, mobile et spontané. J’espère avoir un peu plus cette fois-ci car Impetus a englouti mes économies. Je ne peux pas faire ça trois fois dans ma vie. Ce n’est pas possible. Même pas deux fois !

Mais pour revenir à Cocteau. C’est beau ce qu’il a dit.

Il y a un dévoilement, une impudeur, si on veut. En même temps, mon film est très pudique. On ne sait pas ce qui m’est arrivé. On ne sait pas ce qui est arrivé à aucun des personnages. On sait quelques bribes : sa mère est morte, son fils est mort. Ce sont des pertes importantes. Je voulais rester sur cette idée de la perte et poser la question de l’après : comment est-ce qu’on poursuit ? Comment est-ce qu’on survit à un choc ? L’anecdote elle-même ne m’intéressait pas. Je n’avais pas envie de m’enliser dans pourquoi sa blonde l’a quitté, etc. Mais comment est-ce qu’on se relève ? Comment est-ce qu’on se renouvelle ? Il s’agissait de questions qui ouvraient à la fois sur les rapports humains, mais aussi sur la création. Comment on redémarre une nouvelle idée ? D’où vient l’inspiration ?

 


L'atelier de mon père (Jennifer Alleyn, 2008)

NDD : J’ai réécouté L’Atelier de mon père récemment et j’ai noté que dans tes deux films, il y a une quête vers quelque chose d’extrêmement fragile, ténu. Et dans ces deux quêtes, il y a l’omniprésence du mystère. Tu ne pourras probablement pas me répondre, mais as-tu une idée du mystère que tu traques ?

JA : Ah, je suis vraiment contente que tu abordes l’idée du mystère, parce que c’est ce qui est le plus fascinant en art, je crois, le mystère. Le fait que les œuvres d’art nous posent des questions sans y répondre et qu’il nous revient d’entamer un dialogue, parfois même une réflexion existentielle, à la vue d’un tableau ou à la vue d’un film. De là naît une conversation avec soi-même qui peut durer jusqu’à la mort. Dans le film, le chauffeur de taxi a sorti ça de façon totalement inattendue, quand il dit : « Mes plus grands amis, ce sont les livres que je lis. » C’était magique. J’ai toujours eu ce sentiment que les dialogues les plus profonds qu’on établit sont avec les livres, et donc avec leurs auteurs, qu’on ne connaît qu’à travers leur pensée.

Je ne cherche jamais à essayer d’élucider l’énigme d’une œuvre, mais plutôt à l’épaissir. Mon père était un être secret, très privé. Il s’est un peu confié, mais il a toujours préservé cette espèce de réalité parallèle qu’il y avait dans sa peinture, qui était pleine de mystère, qui n’était pas du tout évidente au premier regard. Et c’est ce qui fait qu’on y retourne. C’est la même chose pour les films que j’aime. Ce sont des films dont je ne saisis pas tout du premier coup, ni même après les avoir vus 30 fois ! L’Avventura d’Antonioni, par exemple, c’est un film où une femme disparaît sur une île déserte. Déjà, ça ne se peut pas, parce qu’on voit toute l’île. La prémisse me laisse complètement perplexe et fascinée, pleine de questions. Où est-elle passée ? Se désintègre-t-elle, physiquement, psychiquement ? Quelle est la part de réel, de fantasmé ? Et cette énigme me met en vie. C’est ce que j’attends d’une œuvre. Qu’elle mette mon esprit en vie et mon cœur aussi. C’est ce que je cherche dans l‘art. Des chemins vers une excitation des sens. Et si on est chanceux, un état de grâce, un bouleversement intime. Chaque œuvre porte une énigme.

Avec L’Atelier de mon pèrej’avais envie d’essayer de comprendre qui il avait été, ou plutôt, ce qu’il avait essayé de transmettre. Mais en fait, c’était presque un prétexte pour tendre les tableaux vers les spectateurs. Et j’ai tenté de faire peut-être la même chose dans Impetus : ce sont parfois des tableaux que je tends vers les spectateurs, et c’est au spectateur d’y faire entrer son propre bagage et d’y projeter son propre dialogue intérieur. C’est ce que j’espère le plus, comme c’est arrivé pour moi avec certaines œuvres qui m’ont propulsée dans une fabuleuse aventure intellectuelle, je dois dire, mais émotionnelle aussi.

On est des passeurs. J’aspire à ça, bien modestement, d’être une passeuse. Des images me traversent, me bouleversent. Je leur attribue une émotion. Et je veux arriver à reconstruire cette émotion-là, pour la partager et qu’elle soit reçue. On ne sait jamais ce qui est partagé et ce qui est reçu. Et on ne sait jamais non plus vraiment ce qu’on a mis dans un film. Mais je trouve vraiment fascinant que ce mystère-là se poursuive depuis le tout début, depuis ma première envie de faire ce film, mon premier instinct, jusqu’à la toute fin, alors que les gens voient le film et que je me dis : OK, peut-être que c’est tout autre chose qui leur parle. C’est beau parce qu’en fait… Voilà, l’idée a vécu, elle a traversé cette aventure, cette épopée de la création, et là, elle arrive dans les yeux de quelqu’un, dans son cœur, et elle fait naître une autre étincelle qui va peut-être propulser cette personne-là ou lui donner un impetus à elle pour aller faire autre chose.

NDD : Peut-être que tout est une question de désir. Tu filmes le désir à l’œuvre. Même l’impetus, je me suis demandé : est-ce que c’est vraiment du mouvement ou du désir ? Ou peut-être que le désir te menait au mouvement.

JA : Exactement.

NDD : Et est-ce qu’il y a quelque chose de plus difficile à filmer que du désir ? Mais tu le traques d’une manière vraiment mystérieuse aussi. C’est comme si on approchait de quelque chose, qu’on approchait… et puis ça disparaît ! Ça m’avait vraiment habitée après ma première écoute de L’Atelier de mon pèreJe me rappelle avoir passé une nuit à penser au mystère. J’ai une obsession des mots, de tout nommer, de tout dire. Il faut absolument que les choses soient mises en lumière pour que je les comprenne, que je les déplie. Mais la plus grande chose, et c’est une chose qu’il faut que j’apprenne, c’est la force du mystère. C’est là-dedans qu’il y a le plus de richesse.

JA : De l’indicible. Oui, c’est ça. Moi, c’est ce qui m’intéresse beaucoup. L’invisible aussi. En fait, j’essaie d’aller chercher chez des êtres... pas des choses qu’ils ne savent pas d’eux-mêmes, mais, des choses que moi, je ne sais pas de moi-même ! C’est Otto Dix qui disait que quand on fait le portrait de quelqu’un, on fait toujours le portrait de soi. On va chercher tout ce qui nous traduit chez l’autre. Et donc, les quatre personnages dans Impetus, c’est aussi quatre facettes d’un même être. Une espèce d’autoportrait multicéphale.

Il y a le mouvement chez Esfir. Il y a, au contraire, une sorte d’inertie apaisée chez John. Il y a l’anéantissement total chez Emmanuel. Et puis, il y a ce nouvel élan chez Pascale et cette lumière qui revient. Moi, je me suis promenée entre les quatre pendant cinq ans, entre ces quatre états-là. J’ai eu envie vraiment de scruter cette émotion, en fait de trouver la couleur de cette émotion. Trouver la couleur d’une émotion : on est dans une abstraction totale. C’est clair que ça me tenait dans un certain mystère. Ça, c’est sûr. [rires] Mais c’est ce qui fait aussi que ça me garde, comment dire, en vie. Quand les choses sont trop résolues : eh bien voilà, j’arrête alors. Ça y est. J’ai compris. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de films qui se font qui, malheureusement, une fois qu’ils ont passé la moulinette du financement, ont résolu beaucoup, beaucoup de questions. Et alors, moi, je trouve moins de matière. Je me dis : oui, OK, c’est ça. Et je sors du film et ça ne continue pas, tu sais. Par contre il y a des cinéastes qui viennent me partager, pendant un moment au fond, leur émoi, leur émerveillement, leur enthousiasme ou leur terreur de quelque chose. Et je pars avec ces sentiments-là qui peuvent influencer ma vision du monde. Ça me nourrit ! Ça nourrit mon parcours quotidien.

 


Impetus (Jennifer Alleyn, 2018)

NDD : Tu as donné beaucoup d’espace à la musique et à l’art visuel...

JA : Oui ! Et on ne demande pas à une pièce de musique de nous dire par avance ce qu’elle va nous faire ressentir, ni où elle va nous amener. Je vais entendre une symphonie et je sais que je vais partir en voyage. Je vais peut-être vivre des moments de grande exaltation, et ensuite un moment de grand calme. Je vais me laisser porter par le voyage de la partition musicale. Devant un tableau, c’est un peu la même chose. C’est-à-dire que je suis devant une image qui rapporte une vision personnelle de quelque chose, d’un paysage, d’un être. C’est un dialogue très silencieux qui s’établit, très profond entre soi et cette image et toutes les images qu’on porte en soi, qu’on a déjà vues, qu’on a déjà emmagasinées, qui nous ont construit. J’ai un grand plaisir, si je suis dans un musée, à faire des liens entre le tableau que je vois et d’autres tableaux que j’ai vus avant. J’essaie de déceler comment le regard d’autres peintres plus anciens s’est promené dans ce tableau-là. Il y a un dialogue entre les œuvres, comme en musique. Et ce dialogue est plein de mystère et de ténèbres. Et c’est précisément pour avancer dans des ténèbres et stimuler mon esprit, que j’aime lire des œuvres trop difficiles pour moi et écouter de la musique contemporaine. Pour surprendre mon esprit.

Parfois, avec toute la mise en marché du cinéma, on demande à un film de nous dire exactement où il va nous amener. Je pense que les œuvres d’art ne peuvent nous le dire que lorsqu’on les expérimente. Mon film, je le sens presque comme une expérience, en fait. Un peu comme, effectivement, on écoute une pièce de musique. Elle nous traverse, on la vit, et on est transformé après l’avoir entendue. Quand tu écoutes un opéra de Wagner — je viens juste de commencer ça dans ma vie, et là j’entre dans ce club des gens qui se tapent cinq heures de musique — tu en ressors transformé. Tu n’es plus le même quand tu as entendu Parsifal de Wagner. Tu as fait un voyage. Et quand on fait un voyage, on est toujours plus riche au retour. Alors, dans les arts visuels et la musique, je crois que c’est cette dimension qui m’attire. Le rapport à la poésie. Aux sens que l’on peut donner à l’existence par les chemins de la poésie. 

NDD : Et le rapport à l’immobilité aussi. Dans ta fiction, il y avait beaucoup de « non-moments ». Tu te questionnais à savoir comment filmer l’attente, comment filmer l’immobilité, dans un art du mouvement. Ça m’a fait penser à L’Atelier de mon père où, à un moment donné, on voit un tableau vraiment beau avec un paquebot dans la nuit noire et la sœur de ton père dit : « il y a une immobilité vibrante ». L’immobilité, l’inertie, il y a quelque chose là-dedans ?

JA : Je trouve l’immobilité très féconde. C’est ce dont je me suis aperçue en faisant le film, et c’est ce que j’ai trouvé tellement intéressant. Cette immobilité-là, en fait, de l’être anéanti, elle est nécessaire. C’est une période de jachère qui répare et prépare à la régénérescence de l’être. Sans vouloir être trop ésotérique ou organique, parce que c’est vraiment très près des saisons, mais c’est vrai que pendant l’hiver, il y a tout le bourgeonnement qui se prépare. Ça a l’air inerte, et figé, et mort. Mais en fait, ce sont des moments très actifs. Mais cette activité-là, elle est invisible. J’avais envie d’aller filmer le mouvement invisible de l’humain.

Et si j’ai choisi Emmanuel Schwartz et Pascale Bussières, c’est précisément parce qu’ils sont deux comédiens qui, je trouve, ont une qualité exceptionnelle : on les voit penser. Dans le silence, tous les deux ont des yeux où l’on voit glisser la pensée, ce sont des êtres qui réfléchissent. On perçoit que ce n’est pas des êtres à l’arrêt. Je voulais filmer justement l’intelligence de Pascale. Emmanuel aussi, il y a des moments où il est à l’arrêt dans le loft et il n’est pas vide. C’était périlleux, parce qu’il y a des scènes où ils ont très peu d’actions. Ce sont des présences dans un espace assez dénudé… habitées par le vide. Et je ne voulais pas que ce soit plate ! Je voulais que ce soit captivant, fascinant de les regarder... ou à tout le moins, ouvert. Qu’on puisse, nous, nous projeter dans leur solitude, dans leur état. C’était peut-être le plus gros défi du film.

Le fait que le documentaire soit venu contaminer la fiction amène du mouvement au film. Rester dans le loft pendant des heures aurait été harassant et statique ! Mon inertie, bien qu’en apparence totalement improductive, était intérieurement, très active et très créative. J’ai beaucoup, beaucoup écrit pendant les années où j’ai été à l’arrêt, si on veut. Au fond, je réalise aujourd’hui tout ce qui s’est mijoté dans la caverne pendant toutes ces années-là. Ce peut-être parfois très confrontant, parce qu’on n’a pas accouché d’une chose, tu sais. On est juste dans la conception en secret, dans notre propre intériorité… Mais c’est valable ! Ce temps-là, il est nécessaire. Et la vie va très vite. Il faut toujours qu’on sorte le prochain projet, qu’on soit productif. Les musiciens le disent : on doit sortir un album, il ne faut pas qu’on se fasse oublier. Et ce n’est peut-être pas forcément ça le rythme de la création. Mais là, c’est vrai qu’il y a eu comme une sorte de période très, très bouillonnante. Je vois ça un peu comme le fleuve qu’on regarde, qui a l’air immobile, alors qu’en dessous, il y a cette espèce de courant très fort, qui charrie beaucoup, beaucoup de choses sous la surface.

 

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Article publié le 6 mai 2019.
 

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