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Entrevue avec Shin'ya Tsukamoto

Par Ariel Esteban Cayer

Nature Humaine

En compétition lors de la dernière Mostra de Venise, puis sélectionné au TIFF dans la prestigieuse section de cinéma expérimental « Wavelenghts », Nobi (Fires on the Plain), dernier-né du cinéaste culte Shin'ya Tsukamoto, était présenté à Montréal samedi dernier dans le cadre de la section Temps Zéro du 43e Festival du Nouveau Cinéma. Le cinéaste était d’ailleurs de passage en ville pour recevoir une Louve d’Honneur – prix de carrière accordé, dans le passé, à des cinéastes tels que George A. Romero et Jonas Mekas.

Bien que méconnu du grand public, Tsukamoto réalise, scénarise, produit et joue dans ses propres films depuis déjà 25 ans, ayant d’abord marqué l’imaginaire collectif avec Tetsuo : The Iron Man (1989) et Tetsuo II : Body Hammer (1991), pierres angulaires du mouvement « cyberpunk » au même titre que l’œuvre de David Cronenberg ou de William Gibson. Fidèle à lui-même, Tsukamoto nous revient avec une relecture viscérale et intransigeante du roman de Shôhei Ôoka (adapté à l’écran en 1959 par Kon Ichikawa), délaissant le formalisme d’après-guerre de ce dernier pour une approche complètement sensorielle, ancrée à la fois dans l’esthétique viscérale d’un cinéma digital mis à profit du champ de bataille, et d’une absurdité grand-guignolesque putride, théâtrale et étouffante.

Précédant la représentation, le cinéaste de 54 ans nous a accordé quelques minutes.



:: Fires on the Plain (Shin'ya Tsukamoto, 2014)
 

Ariel Esteban Cayer : Je constate que de film en film, le thème de la guerre est récurrent dans votre cinéma. Autant chez l’individu – en position de guerre face à lui-même – ou à la société et la technologie qui l’entoure. Je trouve donc particulièrement intéressant que vous réalisiez enfin un film de guerre en bonne et due forme. Voyez-vous ce thème comme récurrent dans votre œuvre?

Shinya Tsukamoto : Comme je vivais toujours à Tokyo à l’époque de Tetsuo, mon thème était toujours celui de la relation entre l’urbain – la ville – et les êtres humains; la technologie et l’animal. Cette relation entre la ville et l’être humain se retrouve surtout dans la première moitié de ma carrière – ma trentaine. Dans ma quarantaine, j’ai grandi, suis devenu plus mature, j’ai eu des enfants, par exemple… Si je pensais qu’auparavant, la ville représentait le monde entier, j’ai commencé à avoir conscience, au fur et à mesure, de la grande nature qui entoure cette petite ville.

La ville est une petite boite en béton et la grande Nature l’entoure. J’aimerais à présent décrire cette nature en rapport à cette petite boîte en béton. Avec Nobi, c’est ce que j’ai voulu montrer; cette grande Nature où seuls les êtres humains font des choses ridicules, comme la guerre, cruelle et absurde.

AEC : Corrigez-moi si je me trompe, mais il m’apparaît que ce changement de cap s’opère entièrement entre vos films A Snake of June (2002) et Vital (2004). Pouvez-vous préciser ce changement de direction dans votre œuvre, passant d’une préoccupation technologique très citadine (Tetsuo, Bullet Ballet) à quelque chose de plus humain, plus connecté à la nature (Vital, Kotoko)?

ST : Magnifique. Vous avez tout à fait raison. A Snake of June (2002) se déroulait dans une ville de béton où tout est parfaitement contrôlé, tout est construit – comme dans une réalité virtuelle. Dans ce genre de monde, on oublie parfois ce que c’est de vivre, ou même de mourir. On y oublie tout. C’est du virtuel. Avec A Snake of June, j’ai voulu montrer des gens qui voulaient sortir de ce monde. J’ai aussi toujours voulu décrire le corps humain; d’où les scènes où on explore le corps. En explorant le corps de cette manière, c’est comme si on explorait l’autre côté de la terre…

AEC : Si on suit cette trajectoire où vous délaissez la ville pour la relation du corps à la nature, voyez-vous le film de guerre – ou le roman de Shôei Oôka, viscéral, intimement lié à la nature – comme l’aboutissement de cette trajectoire, de cette réflexion?

ST : Ça pourrait, en effet, être un aboutissement.



:: Fires on the Plain (Kon Ichikawa, 1959)
 

AEC : Le film original de Kon Ichikawa est considéré comme un classique du cinéma d’après-guerre japonais; un classique, par conséquent, considéré comme profondément humaniste. La première moitié de votre œuvre est très cynique, très nihiliste vis-à-vis de l’homme et de sa place dans la société. Est-ce que cette tension entre le cynisme et l’humanisme s’inscrit dans cette trajectoire de carrière dont on parle depuis tantôt?

ST : Je suis quelqu’un de très optimiste; je considère que la vie est magnifique. Je ne sais pas pourquoi, donc, je suis plutôt attiré par le côté négatif des êtres humains. Mes films sont plus nihilistes que je le suis moi-même. Ceci dit, dans les films que je crée, même ceux qui sont les plus profondément négatifs, il y a au fond de ceux-ci quelque chose de positif, propre à moi, caché, mais qui est tout de même là.

AEC : Quelle est votre relation vis-à-vis du roman original, ou même au film de Kon Ichikawa?

ST : J’ai vu le film de Kon Ichikawa lorsque j’étais à l’école secondaire. Son film est plutôt un film où nous suivons de près le personnage de Tamura, interprété par Eiji Funakoshi, d’ailleurs tourné au Japon. Le roman original, je l’ai lu bien avant, beaucoup plus jeune. Ça m’a tellement choqué…j’ai senti que c’était moi-même qui allais à la guerre. Il s’agit d’un roman qui montre que ce sont seulement les êtres humains qui font des bêtises dans cette grande Nature dont on parle…Je voulais montrer cet aspect du roman original dans mon film, à cet égard moins près du film d’Ichikawa, et plus fidèle au roman original.

AEC : Vous avez fait du théâtre pendant près de 10 ans. C’est quelque chose qu’on retrouve dans tous vos films, au niveau des performances, des maquillages, de l’énergie. Pouvez-vous parler de cette relation que vous entretenez encore avec le théâtre – si c’est le cas?

ST : Ce n’est pas tout à fait facile à expliquer. Il s’agit d’une question qu’on ne m’a jamais posée. C’est tout à fait différent : un film se compose de petit à petit, puis existe pour toujours. Tandis qu’au théâtre, lorsque c’est fini, il n’en existe plus rien. Cependant, le théâtre, je le retrouve non seulement dans le corps de mes interprètes, mais aussi dans les décors, et mon esthétique de science-fiction. Avant Tetsuo (1989), j’ai par exemple transposé mes décors de théâtre à mon film The Adventures of Electric Rod Boy (1987), tourné en 8mm, par ma troupe de théâtre Kaiju Theater. J’ai jugé que c’était un succès, et ainsi, le pont s’est fait entre le théâtre et le cinéma.



:: The Adventures of Electric Rod Boy (Shin'ya Tsukamoto, 1987)


Panorama-cinéma : Une question plus légère pour conclure. J’ai vu Tokyo Tribe de Sion Sono, qui m’a inspiré une question, dans la mesure où l’énergie qu’on retrouve dans un tel film se trouvait dans votre cinéma il y a déjà 25 ans. Quelle est votre relation au cinéma de genre contemporain au Japon? Par exemple, Takashi Miike, s’est également attaqué à des « remakes » de classiques tels qu’Hara-kiri (2011), 13 Assassins (2010), ou même cette année avec Ghost of Yotsuya [dans Over Your Dead Body]. Y a-t-il une certaine compétition entre vous ?

ST : Franchement, je ne connais pas et ne comprends pas le monde du cinéma japonais. Je crée ce que je veux créer, sans trop y réfléchir. Je ne pense qu’à moi, tandis que les autres, comme M. Miike, créent des films… plus proprement. C'est-à-dire : ils reçoivent des projets, des budgets, et réalisent selon ces contraintes pour autrui. Ce n’est pas pareil, même s’il y a des gens qui disent que nos films se ressemblent de temps en temps. Je regarde le cinéma japonais contemporain, mais je ne me positionne pas par rapport à lui. Dans ma quarantaine, j’ai reçu de l’argent pour faire Nightmare Detective, par exemple, et j’ai travaillé pour les studios. Mais aujourd’hui, je suis de retour à une indépendance complète.

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Article publié le 15 octobre 2014.
 

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