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Entrevue avec Satoshi Miki

Par Mathieu Li-Goyette

LA VIOLENCE DU RIRE

Depuis Turtles Swim Faster Than Expected en 2005, Satoshi Miki s'attire les faveurs grandissantes des cinéphiles internationaux qui y ont vu un maître de la comédie absurde. Originaire d'une industrie qui n'a jamais été célébrée pour sa comédie de situation, Miki s'est entretenu avec nous le temps de son passage au Festival international de films Fantasia pour la présentation devant salle comble de son excellent It's Me, It's Me.

Panorama-cinéma : D'où vous vient votre goût pour la comédie?

Satoshi Miki : Dans les années 80, nous diffusions beaucoup de Monty Python à la télévision japonaise. À l'époque, il y avait aussi des gens comme Matsuo Suzuki qui était impliqué dans la comédie grand public. Pour ma part, j'ai commencé ma carrière comme assistant à la réalisation dans des émissions de télévision où je me suis rapidement fait la main à la scénarisation. Je n'ai pas fait d'études en cinéma et je n'étais à la base qu'un scénariste qui a roulé sa bosse dans l'industrie jusque dans les années 2000. Je me disais que la comédie que l'on faisait à la télévision pourrait peut-être avoir sa place au cinéma. Je me suis donc d'abord intéressé au cinéma par curiosité, cherchant à transposer le style particulier sur la télévision comique au grand écran.




:: Adrift in Tokyo (Satoshi Miki, 2007)


Panorama-cinéma : Parlant d'écriture, comment travaillez-vous vos scénarios? Pratiquez-vous vos gags d'avance avec des collègues?

Satoshi Miki : Si je prends, par exemple, Turtles Swim Faster Than Expected, l'idée m'est d'abord venue d'une rumeur à l'égard de ninjas à l'époque Edo qui étaient envoyés comme espions dans des villages. Ils se déguisaient en agriculteurs et, puisque cette ère a été l'une des plus calmes dans l'histoire du Japon, certains d'entre eux n'ont jamais eu à dégainer leurs sabres! À partir de ces éléments historiques, j'ai décidé de rassembler leurs aspects les plus drôles pour en faire une histoire en insérant mes propres gags à l'intérieur de ce contexte précis. Une fois que je suis parvenu à introduire mes gags dans cet environnement, j'écris mon scénario. Le squelette sur lequel je bâtis mes histoires est d'abord composé d'un travail de recherche.

Panorama-cinéma : D'ailleurs, vos structures comiques tendent à se répéter de film en film. Par exemple, vous avez souvent recours au quiproquo comme élément déclencheur. Ces malentendus saugrenus, selon vous, évoquent-ils la chance ou le destin?

Satoshi Miki : En fait, les choses qui arrivent par hasard dans mes films se rejoignent jusqu'au point où le spectateur peut très bien croire qu'il était d'abord question d'une destinée. Lorsque je parle de destin, il faut comprendre que je parle d'abord de la perception du spectateur face au hasard; imaginez que vous ouvrez un biscuit de fortune chinois, que vous y lisez qu'une malchance vous attend et que vous perdez votre téléphone intelligent plus tard dans la soirée. Vous tisserez inévitablement un lien entre le biscuit et votre téléphone alors que les deux n'entretiennent aucune causalité. Et lorsque j'écris, j'essaie de profiter de ces tics qu'ont tous les individus.

Panorama-cinéma : Vous laissez le spectateur justifier lui-même la succession des péripéties dans le film.

Satoshi Miki : Exactement. Je suis enfant unique, alors je n'aime pas qu'on me dise quoi faire! Je ne veux pas prendre les spectateurs par la main et je veux que tout un chacun interprète à sa manière le film. Et en général, les producteurs japonais qui préfèrent les récits unilatéraux, plus commerciaux et formatés, m'évitent comme la peste.

Panorama-cinéma : Vous avez un style très particulier, un style épuré avec peu d'artifices et qui détonne dans le paysage de la comédie japonaise. Plus tôt, vous me parliez des Monty Python comme d'un modèle de la télévision japonaise des années 80 et 90. Qu'est-ce qui vous a donc inspiré à travailler cette mise en scène que vous pratiquez aujourd'hui?

Satoshi Miki : Je m'inspire surtout des gags que l'on retrouve dans les téléromans japonais plus classiques. Si vous prenez la scène dans Adrift in Tokyo où l'un des commis trouve que le dessus de la tête de l'autre pu et « sent comme une falaise humide », c'est la situation qui est drôle plutôt que la phrase elle-même qui relève plutôt de l'absurde. C'est parce qu'un troisième personnage présent dans la scène, un protagoniste au regard neutre, observe les deux autres, que le spectateur trouve son plaisir dans l'agencement de la scène.

Panorama-cinéma : C'est donc de la comédie de situation.

Satoshi Miki : Vous avez raison, car je n'aime pas les gags qui sont trop travaillés dans les mouvements ou qui ne sont des gags que pour être des gags - certains humoristes, passés au cinéma, peuvent se complaire dans cette approche.

Panorama-cinéma : N'aimez-vous pas le burlesque? Le slapstick?

Satoshi Miki : Je ne renierais pas totalement le burlesque ou le slapstick, mais je peux vous dire que ce ne sont pas des styles qui m'attirent beaucoup.

Panorama-cinéma : Paradoxalement, je repense au travelling d'ouverture d'Adrift in Tokyo qui est une longue chorégraphie avec de nombreux personnages - des écolières qui entrent et sortent du cadre, un kiosque d'oranges qui se déverse à travers le cadre -, un plan extrêmement travaillé qui vous a sans doute demandé une planification avec un storyboard. Il y a, dans ce calcul des mouvements dans un cadre, quelque chose d'extrêmement cinématographique et donc de très près des comédies basées sur le mouvement.

Satoshi Miki : C'est une contradiction en effet, car j'aime travailler avec des storyboards, mais j'aime encore plus chorégraphier mes plans en tentant de les rendre le plus naturel possible. Dans un monde idéal, je prendrais du style burlesque la mobilité de sa mise en scène en réussissant à l'adapter à cette comédie de situation que je préfère.




:: Satoshi Miki sur le tournage de It's Me It's Me


Panorama-cinéma
: Vous parlez de mise en scène en avouant préférer la simplicité, mais dans un pays comme le Japon où les adaptations de manga au cinéma prennent toujours de plus en plus d'importance, pensez-vous que toute cette esthétique pop, colorée et bercée de numérique tend à vulgariser le travail des metteurs en scène de comédie?

Satoshi Miki : Je pense que ce sont des choses très différentes. Au Japon, il y a d'une part les mangas comiques, la comédie de situation télévisée, puis le théâtre (qui ressemble à ce que fait la télévision et c'est plus de ce côté-là que je me situe). Les spectateurs qui vont voir mes films comprennent cette différence et s'attendent à la retrouver... Et pour ma part, je ne trouve pas qu'il y ait d'adaptation de manga au cinéma qui soit vraiment réussi. Le manga comique n'est pas fait pour être adapté, car ses gags reposent sur une composition particulière au médium tout comme sur un trait très particulier. Imaginez, en Occident, si quelqu'un adaptait Peanuts avec un vrai chien, il n'y aurait plus rien de drôle au personnage.

Panorama-cinéma : Parlons de It's Me, It's Me, votre tout dernier film. Comment êtes-vous entré en contact avec le roman original, écrit par Hoshino Tomoyuki?

Satoshi Miki : En fait, après le tournage de Instant Swamp, j'ai fait une télésérie qui s'appelait Atami no Sousakan, un genre de Twin Peaks avec un policier qui enquête entre la vie et la mort et où je mélangeais la comédie et le thriller. Une fois le tournage terminé, le producteur m'a approché avec ce livre en me proposant d'essayer quelque chose de différent de mes autres films.

Panorama-cinéma : Qu'est-ce qui vous a fait décider d'utiliser Kazuya Kamenashi pour interpréter 20 personnages à la fois?

Satoshi Miki : En fait, le producteur était déjà lié de près à cet acteur et nous avons rapidement porté notre dévolu sur lui, car je voulais quelqu'un qui, au quotidien, était extrêmement polyvalent. Kamenashi était parfait, car il était à la fois chanteur, présentateur de télé et acteur; au quotidien, il interprétait déjà de nombreux rôles. J'avais besoin de quelqu'un qui présentait ce genre de schizophrénie pour travailler mon personnage de manière à ce que l'on comprenne qu'il ne s'agissait pas seulement d'un tour de passe-passe.

Le plus ironique dans cette histoire, c'est qu'à la première du film, Kamenashi a été frappé par le fait que depuis le début de sa carrière il y a 15 ans, seulement trois années de sa vie ont été passées sous une identité authentique, sans s'embourber dans des personnalités façonnées pour plaire au public. C'était tout un choc pour lui.

Panorama-cinéma : C'est triste!

Satoshi Miki : En effet! [rires]

Je pense que tous les acteurs doivent avoir un recul sur eux-mêmes et ne pas simplement « entrer dans la peau du personnage ». Un acteur ne progresse pas en apprenant à connaître son personnage. Il apprend surtout lorsqu'il en vient à se connaître lui-même.




:: It's Me, It's Me (Satoshi Miki, 2013)


Panorama-cinéma : Et par curiosité, quels sont les réalisateurs qui vous ont influencé?

Satoshi Miki : Il y a d'abord Seijun Suzuki qui m'inspire quotidiennement. Ensuite, des gens comme David Lynch, Terry Gilliam, Stanley Kubrick, Alfred Hitchcock et les frères Coen sont les réalisateurs qui peuplent mon univers de référents.

Panorama-cinéma : C'est drôle que vous parliez de Gilliam, car nous vivons justement dans une époque où les effets de synthèse ou tout simplement les effets numériques prennent de plus en plus de place à l'écran. Gilliam, reconnu pour travailler beaucoup avec des effets pratiques pour faire rire, résiste à sa manière à ce nouveau cinéma commercial. Pensez-vous que les plus jeunes générations sont de moins en moins sensibles à une écriture soignée?

Satoshi Miki : Notre rapport à l'écriture change constamment. Les jeunes Japonais, par exemple, s'envoient énormément de messages texte, de courriels et remplissent leurs blogues. Les jeunes d'aujourd'hui écrivent beaucoup plus que les jeunes de ma génération. Quant au cinéma, les gens sont de plus en plus lassés par les effets numériques. Le spectaculaire qui accompagnait les premiers bonds en avant de cette technologie est passé et la seule chose qui peut assurer le succès d'un film est d'abord et avant tout l'écriture du film et la manipulation de quelques effets physiques bien placés. Même des films comme Pirates of the Carribean doivent avoir recours à des décors et à des plans en extérieur. Le public saura toujours reconnaître le numérique et il faut faire doublement attention pour ne pas l'ennuyer avec ces effets...

Panorama-cinéma : Votre carrière télévisée semble vous permettre de tenter d'autres genres. Avez-vous des projets en vu?

Satoshi Miki : Je travaille sur une série où deux Japonaises sont retrouvées mortes en pleine montagne. Elles ont la jupe relevée, montée jusqu'au cou, ce qui leur donne l'aspect de tulipes. Parallèlement, un écrivain que personne n'aime et qui a été complètement écarté de sa communauté décide de se déguiser et de jouer les héros en enquêtant sur ce mystère.

Panorama-cinéma : On semble un peu plus loin du registre de la comédie.

Satoshi Miki : Oui, je m'en éloigne un peu avec cette série, mais pas trop.

Panorama-cinéma : Ce que vous racontez n'est pas sans rappeler le cinéma de Takashi Miike qui, dans la violence, trouve une manière d'en rire. Similairement, Sion Sono exploite souvent des situations à caractère sexuel pour y tirer cet humour grivois si particulier. Pensez-vous qu'on peut rire de tout?

Satoshi Miki : Je pense qu'on peut rire de tout, car ce qu'on trouve drôle est d'abord lié à notre propre histoire intime, à notre culture, à nos souvenirs. Quand on se fait larguer par une fille, on peut soit en rire, soit en pleurer, mais au final nos émotions tendent à se rejoindre par leurs extrémités. En ce qui concerne Miike et Sono, on pourrait dire qu'ils trouvent dans la violence et les relations sexuelles les moments-clés qui pourraient devenir drôles. À l'inverse, j'essaie, au coeur de la comédie, de trouver les instants les plus tragiques, ceux qui font le plus mal.

Dans un cas comme l'autre, le rire s'autorise par l'excès. Excès de violence, de sexe, de tristesse, d'ennui. Et les spectateurs qui savent le mieux rire de ces situations sont ceux qui sont le plus équilibrés et qui voient, dans cette exagération, un rappel qu'il faut toujours se méfier des émotions.

Traduction du japonais au français : Hidetaka Yoneyama |  Retranscription : Mathieu Li-Goyette
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Article publié le 30 juillet 2013.
 

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