Présent à Montréal dans le cadre de l'installation muséale Éloge de l'ordinaire au Centre PHI (présentée pendant le Festival du nouveau cinéma), Jonas Mekas a eu la gentillesse de nous accueillir dans le petit loft qu'avaient mis à sa disposition les organisateurs de l'événement. Toujours passionné malgré ses 91 ans, Mekas a répondu avec énergie à toutes nos questions, mimant encore de ses mains son travail à la caméra, le rembobinage d'une Bolex, la lecture d'une pellicule à peine sortie du développement. Rencontre avec l'une des mémoires vivantes du dernier siècle.
Panorama-cinéma : Comment avez-vous été attiré par le cinéma?
Jonas Mekas : Je n'ai pas été attiré par le cinéma. J'ai été exposé au cinéma. J'étais en quatrième année, j'avais douze ans (c'était en 1934) et, après notre graduation, le professeur a décidé de nous amener voir un film à 20 kilomètres de mon village. Il nous y avait amenés pour voir un mélodrame que j'ai complètement oublié... puis un petit film de Disney dont je me rappelle un peu. Ensuite, pour un bon nombre d'années, je n'en ai pas vu d'autres, car j'habitais dans une région plutôt recluse de la Lituanie.
En 1940, quand les Soviétiques sont arrivés, qu'ils ont marché sur le pays et qui l'ont détruit, ils se sont mis à projeter des films de propagande. Pas de films américains, pas vraiment de classiques, seulement des films pour vanter la perfection et la puissance du régime. Bien sûr, nous les détestions tous parce qu'ils étaient le fruit de l'occupation.
Panorama-cinéma : Même Dziga Vertov?
Jonas Mekas : (rires) Si seulement ils avaient projeté des Dziga Vertov! J'ai plutôt découvert les grands films soviétiques des années 20 à mon arrivée à New York.
Panorama-cinéma : Et comment avez-vous fini par faire du cinéma? À en avoir le goût, si votre premier rapport à lui était aussi intimement lié à la guerre?
Jonas Mekas: Je suis débarqué à New York en 1949 et je me suis mis à fréquenter régulièrement les salles du Museum of Modern Arts. C'est là que je me suis familiarisé avec l'histoire du cinéma. En plus, à l'époque il y avait un programme qui permettait à ceux qui avaient un emploi stable (même s'il était peu cher payé), d'emprunter au musée une caméra et des mètres de film.
Panorama-cinéma : Et c'est là que l'envie vous a pris de partir et de tout filmer ce que vous voyiez de la ville?
Jonas Mekas : Cette envie m'est venue en regardant trop de films médiocres... Et surtout en lisant sur le cinéma. En écumant les salles du MoMA, j'ai découvert toute l'avant-garde des années 20 et 30, ainsi que les classiques du cinéma américain. À l'époque, il y avait aussi un ciné-club devenu très célèbre qui s'appelait Cinema 16 et qui avait été fondé par Amos Vogel. Nous pouvions y voir les films de tous les réalisateurs américains émergents, ainsi que toutes les nouvelles vagues européennes; c'est là que j'ai vu le premier film d'Agnès Varda!
Chaque mois, Vogel programmait une série de films de l'avant-garde américaine. On y retrouvait les oeuvres de Maya Deren ou de Kenneth Anger. Combinées à tous les programmes sur l'histoire du cinéma qu'on retrouvait au MoMA, ces années ont été mon université.
Panorama-cinéma : Pouvez-vous nous parler de la fondation de la Film-Makers' Cooperative?
Jonas Mekas : L'idée a commencé à germer dès la fin des années 50. Un bon nombre de réalisateurs de New York et de San Francisco tournaient des images provocatrices, pleines d'énergie et nous avions besoin d'un circuit de distribution pour projeter ces films. Les petits distributeurs américains de l'époque se concentraient surtout sur le documentaire et ils jugeaient nos films trop stupides, trop amateurs pour les intégrer dans leur circuit. En janvier 1962, nous avons donc créé notre propre distributeur que nous contrôlions nous-mêmes. D'autres branches ont rapidement été inaugurées à San Francisco, Londres, en Allemagne et en Italie. Toutes les branches qui s'étaient politisées ont fini par fermer, mais celles qui étaient délibérément apolitiques, celles qui ne regardaient qu'en direction du cinéma – celles de Londres et de New York – ont survécu. Au Canada par contre, toute cette mouvance n'a jamais trouvé un terrain très fertile... L'initiative n'a jamais décollé.
:: Jonas Mekas tourne à sa manière Reminiscences of a Journey to Lithuania (1972)
Panorama-cinéma : Qu'est-ce qui sépare votre travail d'un film de famille qu'un père tournerait sur ses enfants?
Jonas Mekas : Pas grand-chose! Les films de famille sont des journaux intimes, des notes écrites par des individus et c'est en soi une forme d'expression. Néanmoins, c'est une forme moins consciente, moins organisée, moins formellement structurée que mes films ont tendance à l'être. Des millions de personnes ont tenu des journaux intimes depuis des siècles et nombreux sont ceux à ne les avoir jamais montré, nombreux sont ceux qui les ont emportés dans la tombe... Et puis vous avez les autres, ceux qui écrivent dans leur intimité et qui ont un besoin urgent de le faire voir et de partager ces confidences avec d'autres individus. Dans ce cas-ci, on essaie de condenser, de sélectionner les fragments les plus intéressants et de formaliser la structure.
Panorama-cinéma : Et comment décririez-vous la relation que vous avez entretenue toutes ces années durant avec votre caméra?
Jonas Mekas : C'est mon outil. C'est ma plume, ma machine à écrire. Pour le danseur, c'est son corps; pour le saxophoniste, c'est son saxophone. Vous avez besoin d'être en parfait contrôle de votre instrument pour bien en jouer, sinon vous ne vous rendrez nulle part avec lui... Ça m'a pris cinq ans, seulement pour maîtriser ma petite Bolex. Cinq ans avant qu'elle ne suive ma pensée, qu'elle en soit l'extension, que mes doigts y soient parfaitement à l'aise. Pour la vidéo, j'ai longtemps cru que le temps d'adaptation serait bien plus cours, mais là encore j'ai dû passer des années avant de maîtriser les techniques numériques.
Panorama-cinéma : En quoi avez-vous trouvé le format différent?
Jonas Mekas : Pour moi, c'est un médium complètement différent. Ce n'est plus du celluloïd: c'est du digital. Ce que vous pouvez faire avec du film, vous ne pouvez pas le faire en vidéo. C'est comme la différence entre le 8mm et le 35mm. Ce que vous pouvez faire avec le 8mm, vous ne pouvez pas le faire en 35mm... et ce que vous pouvez faire en 35mm, vous ne pouvez pas le faire en 8mm. Avec la vidéo, vous pouvez vous glisser dans n'importe quelle situation, mais pas avec de la pellicule! Ma Bolex fait un de ses bruits! (brrbrrbrrbrrbrr)
Maintenant, avec les téléphones et toute la technologie qui les accompagne, c'est le sujet même des films qui change, car ce que vous captez est naturellement, instinctivement différent.
Panorama-cinéma : Vous disiez plus tôt que ce qui distinguait vos films de ceux des amateurs se résumait dans leur structure...
Jonas Mekas : Lorsque vous partez en vacances, vous filmez au hasard, randomly, sans réfléchir... Vos enfants nagent, courent, sautent dans l'eau et vous voulez capter ce moment pour le montrer à vos proches ou encore pour le regarder plus tard. C'est un processus naturel, irréfléchi, et ce, encore plus lorsqu'on pense à cette époque où les familles utilisaient de la pellicule pour tourner. C'était très casual.
Dans mon cas, c'est plus une obsession avec une situation en particulier, un moment où je ressens une intensité poétique me traverser l'esprit et le corps. Je suis beaucoup plus sélectif. Plus conscient. Je ne pense pas à mon journal intime, je pense à ce qui m'obsède, à ce qui m'attire, à ce dont je veux capturer l'essence. Dans ma poésie que j'ai écrite durant les années 40 alors que mon village vivait la guerre, j'employais un style très documentaire qui puisait dans des habitudes de vie qui me suivaient depuis la petite enfance. On pourrait dire que mon oeuvre filmée en est le prolongement.
Panorama-cinéma : Et planifiez-vous cette structure?
Jonas Mekas : Je ne planifie pas. Le sujet dicte la structure. Il doit vous submerger. Si vous commencez à vous imposer, vous échouerez. J'essaie de m'extraire complètement de ce processus et de filmer le plus simplement. La structure doit grandir, pousser, émerger telle qu'elle devrait l'être. Je suis complètement opposé à tout ce qui peut s'apparenter à ce que les gens entendent par la « créativité ». La créativité est une chose négative. Mon défi est d'éliminer complètement toute forme de créativité. De ne rien imposer.
Panorama-cinéma : Diriez-vous que vous filmez pour mieux vous souvenir de ce que vous avez vu?
Jonas Mekas : Je ne pense pas à moi quand je pars filmer, excepté aux obsessions qui me travaillent... Cette maladie que les Grecs appelaient mοῦσα (musis). Cette nécessité de filmer, d'enregistrer... Elle vient de moi. Une obsession, une possession, une maladie... Mais je n'y pense pas. Je ne peux pas m'analyser; je ne suis pas masochiste.
:: Walden (Jonas Mekas, 1969)
Panorama-cinéma : Vous avez beaucoup tourné en Kodachrome. Pourquoi ce format plutôt qu'un autre?
Jonas Mekas : Je n'ai pas tant tourné en Kodachrome. J'ai commencé avec du noir et blanc, puis avec du Kodachrome parce que j'étais très pauvre... Pour ensuite porter mon dévolu sur la pellicule Ektachrome. La différence c'est que l'Ektachrome est bien plus bleu et que les couleurs restent plus longtemps avant de s'affadir. C'est plus vivide. L'Ektachrome est nettement supérieur (et différent, il va sans dire).
Panorama-cinéma : Il y a une atmosphère flottante dans votre travail qui rappelle certains jeux de la mémoire et de la pensée qui sont propres à la littérature (à Marcel Proust, à Marguerite Duras). Avez-vous été influencé par une certaine littérature mnésique dans la structuration de vos films?
Jonas Mekas : Ma première vie a été en littérature... Vous savez, Proust est souvent mentionné lorsque les gens parlent de mon travail. Je pense qu'il y a de nombreuses mésententes entre la mémoire et mes films. Chez moi, la mémoire n'est pas quelque chose qui jaillit dans votre esprit, la réminiscence n'est pas déclenchée par un objet en particulier comme chez Proust où l'on est constamment dans une dérive. Dans mon cas, la caméra n'attrape que du réel, du tangible. Elle capte ce qui est là, à ce moment précis devant moi. Elle ne capte que ce qui reflète la lumière ou les ondes électroniques. Il n'y a pas de mémoire ici. Rien de ça. Que du factuel. De l'objet. Reality.
Et que diable peut bien être la mémoire? Dans ma salle de montage, ces images ont bel et bien un passé qui me rappelle des visages, des odeurs, des mots d'un certain temps, des pièces de réel inscrites dans mon esprit, comme un trésor, un musée imaginaire pour reprendre Malraux. Mais ce n'est pas si simple, car tout ceci, c'est aussi du réel. Ces petites pièces d'images qui trainent dans ma salle de montage viennent de différents jours, différents mois, différentes années... Et tout est vrai! Nous appelons ça « mémoire », mais ça n'a rien à voir avec le cerveau. Je ne l'invente pas. Vous pourriez régler cette grande question en disant que tout n'est que mémoire, que tout ce qui est dans cette pièce n'est que mémoire, que nous en sommes entourés, que cette chaise est mémoire, que ces gens-là sont des mémoires, que vous deux, vous serez des mémoires...
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As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty (Jonas Mekas, 2000)
Panorama-cinéma : Il semble y avoir une grande relation entre vos films et votre vie intime.
Jonas Mekas : Mais ce n'est pas une relation. Tout est ensemble, uni en un seul bloc. C'est ce que je suis. Mon cinéma, c'est moi, c'est ce que je fais. Chaque partie est attachée à l'autre. Je ne serais pas qui je suis sans ces films et si je ne les croyais pas si près de moi, je ne serais qu'un schizophrène.
Panorama-cinéma : Votre travail nous donne l'impression d'une série de chances qui sont tombées miraculeusement en place.
Jonas Mekas : (rires) C'est vrai que je suis chanceux dans mon travail! Je suis aussi une personne chanceuse. D'être partie du mon village en Lituanie, d'avoir survécu aux camps de concentration pour en arriver hier au dessus de Montréal, à me promener sur le Mont-Royal... C'est incroyable. Tout ça, c'était imprévisible.
Panorama-cinéma : Et quand vous filmez, comment contrôler l'incontrôlable?
Jonas Mekas : Je ne veux jamais rien contrôler. J'évite l'inventivité.
Panorama-cinéma : Mais ne trouvez-vous pas ça essoufflant?
Jonas Mekas : J'ai ma petite idée sur cette question. Je considère que l'utilisation d'énergie produit de l'énergie. Je pense aussi que dans une civilisation industrialisée comme la nôtre, un monde basé sur le fer et l'acier, toute forme d'énergie produite artificiellement risque de s'épuiser. Par contre, toute forme d'énergie produite naturellement n'est jamais gaspillée.
Panorama-cinéma : Vous parlez beaucoup de simplicité. Pensez-vous que la simplicité peut biaiser la réalité? Est-ce qu'une image simple peut être interprétée de trop de façons?
Jonas Mekas : Il y a un problème avec les mots « simple » et « simplicité ». Les gens disent : « C'est trop simple pour moi ». Ils pensent qu'à n'importe quel moment dans la vie, si personne n'est en train de se battre, si personne ne cri, si la foudre ne frappe pas, que tout est simple. Ils pensent que rien ne se passe, qu'il n'y a que le vrombissement des voitures, quelques fleurs brossées par le vent, quelques couleurs au loin... Et moi je dis qu'il y a énormément de choses subtiles qui se passent devant un tel tableau! Chaque moment de la vie que la nature nous donne est si riche; il faut savoir l'atteindre.
Il y a plusieurs niveaux d'existence et plus vous vous rapprocherez de la vie, plus vous la regarderez de près, plus vous vous arracherez les cheveux à vous efforcer de la comprendre. Rien n'est si simple lorsqu'on apprend à voir. C'est à ce moment qu'il est possible de comprendre la poésie que nous donne la vie à l'état brut.
Panorama-cinéma: Les aspirants-réalisateurs devraient prendre des notes.
Jonas Mekas : À leur égard, j'aimerais aussi dire ceci: faites ce que vous voulez et n'écoutez pas ce que les autres diront de votre travail – que les commentaires soient positifs ou négatifs. Faites ce que vous voulez tant et aussi longtemps que vous le faites sans faire du mal à âme qui vive.
:: Jonas Mekas, 2013
Photos : Charles-André Coderre |
Transcription et traduction : Mathieu Li-Goyette
:: Biographie de Charles-André Coderre
Charles-André Coderre vit et travaille à Montréal. Après avoir terminé un baccalauréat en études cinématographiques à l’Université de Montréal, il complète actuellement une maîtrise en recherche-création portant sur le cinéma expérimental contemporain. Dévoué aux techniques de cinéma analogique, Charles-André en est à ses premiers films. Son court-métrage
H2T a d'ailleurs été présenté à la 42ème édition du Festival du Nouveau Cinéma.