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Entrevue avec Abdellatif Kechiche

Par Nicolas Krief et Mathieu Li-Goyette
Quelques mois après sa sortie française, la Vénus noire d’Abdellatif Kechiche débarque sur nos écrans. Rencontré à l’occasion de la sortie du film en sol québécois, l’auteur s’est généreusement prêté à notre discussion (plutôt qu’entrevue) sur la pesanteur du regard de l’Occident envers l’Orient, sur les préoccupations sociales habitant son cinéma et sur la responsabilité qui incombe le cinéaste autant que le spectateur dans ce grand spectacle mettant en vedette la race et le rang. Retour sur Vénus noire, mais aussi sur le cinéma de Kechiche.

LA RACE ET LE RANG

Panorama-cinéma : Vénus noire est un film d’époque où l’on traite de l’immigration. Ce n’est donc pas, à première vue, ce à quoi on s’attendrait d'un « film d’Abdellatif Kechiche ». Et pourtant, ce l’est bien. Vous a-t-on approché pour faire ce film ou est-ce vous qui avez approché le film pour qu’il puisse être fait?

Abdellatif Kechiche : C’est d’abord le hasard. J’avais entendu dans la presse que la diplomatie sud-africaine avait demandé à la France la restitution des restes, des bocaux dans lesquels il y avait les organes génitaux de Saartje Baartman. Il avait été annoncé dans la presse un débat à l’Assemblée nationale avec un vote au sénat pour créer une loi qui permettrait cette restitution. Cette histoire m’a beaucoup intrigué et j’ai commencé à faire des recherches. J’ai découvert que tout ce qui entourait la vie de cette femme relevait du surréalisme, de la folie humaine, même deux cents ans plus tard. C’était bouleversant, intriguant, on y voyait tellement de choses à propos de la condition de l’homme.

Panorama-cinéma : Peut-on sentir, à la vue des images d’archives à la fin du film, qu’il a été pensé en réaction à ces cérémonies?

Abdellatif Kechiche : En fait, le film a été écrit avant cette restitution, dont le processus a duré plusieurs années. À partir du moment où j’ai eu vent de la demande, j’ai travaillé sur le scénario, donc avant que la loi soit votée en 2002 et que ces images dont vous parlez puissent exister.

Panorama-cinéma : Vos films n’ont pas nécessairement été écrits en ordre chronologique par rapport à leur sortie. On pense à La faute à Voltaire où le héros vend la sortie d’un film intitulé La graine et le mulet et ça, près de sept ans avant ce dernier.

Abdellatif Kechiche : Oui, exact, La graine et le mulet était déjà écrit.

Panorama-cinéma : Avec Vénus noire, on a l’impression que vous sortez un peu de votre univers où les acteurs sont récurrents. Ici, on change de décors et de comédiens. Aviez-vous en tête de sortir d’une certaine schizophrénie relative à cette réutilisation ponctuelle des mêmes visages?

Abdellatif Kechiche : Il y a des acteurs que j’ai réutilisés pour Vénus noire, même l’un d’eux a fait partie de tous mes films. C’est une question de hasard encore une fois, car certains comédiens n’étaient pas libres à ce moment-là. Cela dit, j’aime beaucoup travailler avec les mêmes acteurs. Des habitudes se créent, des réflexes s’établissent et c’est quelque chose de solide ce rapport de confiance.

Panorama-cinéma : Est-ce que l’on pense à réécrire l’Histoire lorsque l’on fait un film historique?

Abdellatif Kechiche : Peut-être. Ce qui est certain, c’est que je n’avais pas de discours ou de proposition à faire. J’ai été déstabilisé par l’histoire de cette femme et j’ai eu envie de la comprendre. Je n’ai pas tant eu envie de la réécrire que de l’écrire, puisque je suis parti de quelques documents très épars et quelques-uns sur lesquels on ne peut pas revenir comme le rapport des scientifiques et sur ce qui s’était dit au tribunal. Les témoignages des gens, des journalistes racontant ce qui s’était passé dans les salons et les salles de spectacle, tout ça, c’était écrit déjà. Au-delà de ces informations, le personnage demeure très mystérieux et ce qu’il a eu comme vertu sur moi, c’est de m’interroger sur moi-même, sur ce que je suis en tant qu’homme, que cinéaste, que personne issue d’une autre culture. Je n’avais pas envie de lui rendre hommage, car j’avais le sentiment qu’elle n’en avait pas besoin, et je n’avais pas envie non plus d’incriminer le passé. Effectivement, une telle histoire ne pouvait qu’avoir une résonnance sur notre époque lorsque l’on parle de l’étranger et de ce rapport à l’autre.


Abdellatif Kechiche

Panorama-cinéma : L’idée de la géographie est assez intéressante : en Angleterre, la vénus est vue par le peuple, la classe ouvrière et dans des foires, tandis qu’en France, on arrive dans des salons bourgeois parisiens. Change-t-on de classe parce qu’on change de pays?

Abdellatif Kechiche : Là aussi, ça appartenait à l’Histoire. En Angleterre, elle a surtout été exhibée dans des milieux populaires ou sur les routes d’Écosse. C’est là qu’elle a d’abord été reconnue comme une sorte de vedette. En France, elle est tout de suite devenue un phénomène et très tôt il y a eu un vaudeville sur sa supposée vie intitulé La vénus hottentote. Le journaliste qu’ils rencontrent dans la calèche raconte d’ailleurs qu’elle a été enlevée par les Blancs le jour de son mariage de princesse, etc. Évidemment, je n’étais pas à l’entrevue, mais puisqu’il travaillait pour un journal à tabloïdes, il a probablement dû inventer cette histoire et la romancer pour son lectorat. Cependant, tout ce qui est dit dans le salon est rapporté, tout comme ce qui a été rapporté à partir de soirées privées.

Panorama-cinéma : Vous filmez à une époque qui est particulièrement importante quant à l’évolution des relations entre l’Occident et l’Orient. C’est une époque charnière. Edward Saïd, dans L’orientalisme, dit que l’Orient n’est qu’une création de l’Occident, voire le simple contraire de l’Occident et qu’il ne serait que ce que l’Occident n’est pas. C’est un jeu de contraire et de distinction causé par le regard.

Abdellatif Kechiche : J’ai entendu parler du livre de Saïd, bien que je ne l’aie pas lu. Je ne me permets pas, par contre, de faire ce genre d’analyses, car je risquerais d’être comme les scientifiques de mon film! Je n’en sais rien et je ne sais pas ce qu’est vraiment l’Orient. Ce que je sais, c’est que l’autre n’est pas forcément étranger, car il n’est pas nécessairement venu d’ailleurs. L’étranger peut aussi être en soi, mais vivant ailleurs. L’étranger, c’est celui qui défie le moule ou qui y est inadapté.

Panorama-cinéma : Dans le même ordre d'idées, seriez-vous intéressé à filmer la culture tunisienne en soi, soit en Tunisie et non nécessairement dans son rapport de différence avec la France et la vieille Europe.

Abdellatif Kechiche : J’ai très envie de faire un film en Tunisie. On m’a toujours demandé d’en faire un, mais étant donné le manque de liberté et de l’oppression que l’on y ressentait, je n’ai pas pu le faire. Mais maintenant, avec ce qui s’est passé récemment, je ferais bien un film, mais pas sur la révolution. Raconter une histoire en Tunisie et sur la société tunisienne, j’en ai très envie.

Panorama-cinéma : Y retrouverait-on le même choc culturel?

Abdellatif Kechiche : J’ai une impression, mais ce n'est qu’une impression, que je suis plus préoccupé par la différence de classe sociale que par la différence d’origine. Lorsque vous regardez La faute à Voltaire, L’esquive et La graine et le mulet, c’est plutôt une question de classe sociale, car dans la même famille il y a des gens de toutes les origines. À ce sujet, je ne pensais pas que l’on y viendrait en France, à cette classification entre Français de souche et les autres. Et vous?

Panorama-cinéma : l'un d’entre nous est moitié tunisien, l’autre moitié chinois. Nous sommes deux moitiés québécois cela dit.

Abdellatif Kechiche : Et vous vous sentez québécois?

Panorama-cinéma : En famille québécoise, québécois, puis en famille tunisienne, tunisien, puis en famille chinoise, chinois.

Abdellatif Kechiche : (Rires) Je crois que c’est normal. Mais en France, jusqu’à récemment, on a commencé à se sentir « vraiment Français » et on ne se sentait pas autrement. Par contre, il y a maintenant une volonté politique de diviser les Français entre ceux qui sont de souche et les autres. La question que je me pose, je crois, c’est de savoir si l’on peut sortir d’une certaine condition sociale.


Abdellatif Kechiche
 
Panorama-cinéma : Vous parliez tout à l’heure de votre relation avec les acteurs. En termes de construction de personnages, ce sont ici des individus qui subissent. Dans le cas de Saartjie Baartman, elle subit énormément. Comment vous êtes-vous fixé sur Yahima Torres?

Abdellatif Kechiche : Je voulais une actrice dont la morphologie se rapprochait du personnage et ce n’était déjà pas évident. Ça nous rendait assez limités. La rencontre avec Yahima tient presque du hasard, du destin, et j’ai trouvé en elle quelque chose du personnage qui me plaisait beaucoup. Elle avait une capacité à s’émouvoir et à se protéger, à oublier la souffrance de laquelle elle était imprégnée. Il était difficile de trouver quelqu’un qui pourrait souffrir ce qu’a souffert le personnage pour être capable de rapidement se libérer de cette souffrance.

Panorama-cinéma : Souvent, dans vos films, vous incluez des fêtes, des spectacles, des scènes festives, que l’on pense à la fête de La faute à Voltaire, de la répétition du spectacle de L’esquive, de la danse de La graine et le mulet ou à l’introduction du personnage de Baartman. C’est un leitmotiv, un élément déclencheur qui active le récit.

Abdellatif Kechiche : Oui.  Mais la fête questionne aussi. Elle questionne sur la position de celui qui regarde, de celui qui montre et de celui qui est regardé. Et sur la responsabilité de ceux qui se montrent, qui dévoilent et qui regardent. Saartjie Baartman, alors qu’une institue prend sa défense et tente de la sauver dès qu’elle prend parti pour Caezar, est d’une certaine façon responsable de se montrer ainsi. Pour revenir à cette idée que vous évoquiez de l’Occident regardant l’Orient, on peut en effet sentir ce poids. Dans le même ordre d’idées, il faut donc se demander qui crée le spectacle. Est-ce celui qui montre qui crée, le spectacle? Ou bien est-ce celui qui se montre qui le crée?

Panorama-cinéma : On en revient donc à se questionner sur la responsabilité du cinéaste.

Abdellatif Kechiche : C’est vrai et c’est difficile. Lorsque l’on fait des films, que l’on est en France et d’origine étrangère, on se demande si ce que j’ai fait définit ce que je suis en tant qu’homme. Il y a quelque chose dont je ne peux me libérer. En ce sens, est-ce qu’en essayant de m’en libérer, est-ce que je ne m’y emprisonne pas? Est-ce qu’en défiant les conventions, on y échappe vraiment? Ce que je suis fait peut-être de moi un cinéaste cherchant à y échapper, mais seulement parce que lui-même a peut-être déjà besoin de se libérer en tant qu’homme, puis dans son métier. Finalement, se dire : « non, je ne veux pas de réponse » et simplement se chercher, je ne sais pas si c’est salutaire ou si c’est un enfermement encore plus profond.

Photos : Nathan Nardin | Transcription : Mathieu Li-Goyette
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Article publié le 7 avril 2011.
 

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