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Entrevue avec Daïchi Saïto & Malena Szlam

Par Mathieu Li-Goyette
CINÉMA EXPÉRIMENTAL : MONTRÉAL ET SON TEMPLE

Depuis janvier dernier, l’Espace Cinéma du Centre Segal se dédie au cinéma expérimental. Salle de 77 places merveilleusement bien aménagée à quelques pas du métro Snowdon, elle a la lourde responsabilité (et le grand honneur) d’être le seul lieu fixe et régulier de rassemblement pour la communauté cinéphile montréalaise pour qui les noms de Brakhage et de Clipson sont familiers. Plus encore, l’Espace Cinéma a les qualités d’un espace de découverte et de discussion où, le plus souvent, les artistes sont présents pour discuter de leurs oeuvres (il faut dire que le cinéma expérimental, plus que tout autre, soulève à  coup sûr de nombreuses questions). Daïchi Saïto et Malena Szlam, artistes émérites et membres du collectif Double Négatif, sont les deux codirecteurs de la salle. Un espace, comme ils nous en parlaient, « contemporain », où l’expérimental peut être de nouveau discuté, regardé et apprécié à sa propre valeur, soit en salle et projeté sous son format d’origine. Situé dans un centre culturel important de Montréal, c’est tout un pan du cinéma qui vient d’être reconsidéré, voire légitimé par l’ouverture et la bonne tenue de l’endroit.


Malena Szlam et Daïchi Saïto

Panorama-cinéma : Depuis quand existe l’Espace Cinéma du Centre Segal?

Daïchi Saïto : Depuis l'automne 2008, mais la nouvelle direction date de janvier 2011. Nous avons donc lancé la nouvelle programmation avec trois séries différentes : Lightstruck, Parallax Views et Crossovers. Crossovers, par exemple, met l’accent sur le cinéma élargi, l’« expended cinema », soit la présentation d’oeuvres avec performances live ou des films vidéo qui, via des artistes d’autres disciplines, crée des ponts avec le cinéma. Parallax Views, pour sa part, se concentre sur le cinéma de non-fiction, donc le cinéma documentaire moins conventionnel, doté d’une esthétique plus appuyée. Nous avons présenté des films d’Elie Epp récemment et son travail est très près du cinéma d’observation. Enfin, Lightstruck se concentre sur le cinéma d’avant-garde. Précédemment, nous avons aussi invité la tournée du festival Ann Arbor, un festival de cinéma expérimental qui a présenté certaines des oeuvres de sa dernière édition ici durant trois jours. Ces trois séries sont vraiment le coeur des activités de l’Espace Cinéma - excluant les autres organismes ou regroupements qui louent régulièrement la salle.

Malena Szlam : Pour ce qui est de Lightstruck, c’était la première fois qu’une programmation du Ann Arbor débarquait à Montréal, un festival de cinéma expérimental fondé en 1964 qui a depuis montré l’oeuvre de cinéastes émergents comme les plus reconnus.

Daïchi Saïto : Le festival nous demandait, au Collectif Double Négatif, depuis des années d’héberger la tournée, mais l’espace manquait toujours. Maintenant, avec l’Espace Cinéma, ce genre d’événements est enfin possible à Montréal.

Malena Szlam : Je pense que c’est l’ampleur de la programmation du festival qui nous intéresse beaucoup. Elle reflète la vision que nous avons de l’Espace Cinéma, un endroit qui réunit différentes manifestations de l’image. Elle n’est pas restreinte au cinéma expérimental, mais plutôt à une approche expérimentale des images en mouvement. Vous y trouverez de l’animation comme de la modélisation numérique modifiant autant de la fiction que du documentaire.

Daïchi Saïto : Nous cherchons à montrer la diversité de la pratique dans le cinéma contemporain, mais aussi d’un point de vue historique, car nous croyons qu’il est important d’« éduquer » le public et c’est pour cette raison que nous mélangeons ces programmations actuelles et passées.

Malena Szlam : C’est important pour nous de créer des espaces et des contextes de discussion qui sont contemporains aux nouvelles oeuvres d’artistes émergents comme de vétérans, de leur donner un contexte actuel pour présenter leur travail et participer à sa circulation, puis à sa reconnaissance.

Daïchi Saïto : Nous pensons aussi que le problème, à Montréal, c’est le nombre limité d’endroits où nous pouvons voir ces films. La situation est très différente de New York ou de Toronto où il y a régulièrement des présentations de cinéma expérimental. C’est important pour nous de présenter des choses d’ailleurs pour inspirer, du même coup, les artistes d’ici tout en présentant le travail de ces derniers.


À l’époque de l’argentique…

Panorama-cinéma : Comment vous êtes-vous impliqués dans l’Espace Cinéma? Comment l’Espace survit-il, par des subventions?

Daïchi Saïto : Nous avons un commanditaire qui est, pour cette saison et probablement pour la prochaine, Banque Scotia. Nous n’avons pas de subventions du Conseil des Arts, puisque le Centre Segal, lui, en reçoit déjà.

Panorama-cinéma : Vous parliez de cinéma expérimental. Pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas trop, comment l’expliqueriez-vous, quel est son intérêt?

Daïchi Saïto : Le mot « expérimental » est problématique. C’est une formulation que je n’aime pas trop. Nous l’utilisons parce qu’il n’y a pas vraiment d’alternative et que c’est devenu une convention. Ce que veut dire « cinéma expérimental »? C’est en fait une forme de cinéma qui est différente du cinéma conventionnel, tel qu’on l’entend généralement. L’art du cinéma est composé de formes multiples, de nombreuses manières de s’en servir. L’expérimental n’est pas voué à raconter des histoires, à de gros budgets, des débuts, des milieux et des fins.

Malena Szlam : Quand je pense au cinéma expérimental, j’essaie de le comprendre comme une différente famille de genre. Il peut y avoir du documentaire, de la fiction, de la narration d’une certaine manière. C’est un art où une œuvre peut être autant de la griffe d’une seule personne ou d’un groupe, un collectif, mais qui n’a finalement que peu ou pas d’intérêt à contextualiser leur travail dans un marché. C’est une pulsion et un besoin, un cinéma très personnel. Lors des 10 ou 20 dernières années, de nombreux espaces se sont ouverts et ont accueilli du cinéma expérimental, comme les musées ou les centres culturels. Comme les festivals sont aujourd’hui le point de rassemblement par excellence où la communauté du cinéma expérimental se rejoint, échange et visionne les oeuvres de tous et chacun, ils en sont devenus le nouveau moteur. Pour moi, l’expérimental est une chose complètement différente du cinéma « mainstream » et nous avons tendance à parler du cinéma commercial pour décrire ce que l’autre n’est pas.

Daïchi Saïto : On parle du cinéma comme d’un art isolé des autres arts, des beaux-arts. Le cinéma est un art, sans en être vraiment considéré un. Il n’est pas regardé au même niveau que la peinture ou la sculpture. Pour un peintre ou un sculpteur, on dit artiste. Pour un réalisateur, on dit cinéaste. La notion de cinéma personnel est très importante dans l’expérimental puisque c’est souvent un artiste individuel qui crée ses propres films.

Malena Szlam : Il y a quelques festivals qui se concentrent de plus en plus sur les arts visuels et le cinéma. Ils rassemblent ces deux immenses domaines, comme le festival Transmediale en Allemagne. C’est un grand défi actuellement : la scission qu’opère la technologie. Dans notre cas, nous n’étions pas intéressés à créer des séparations, ni du conflit entre le numérique et l’argentique.

Daïchi Saïto : Le FNC Lab travaille ici en ce même sens. Je pense qu’aujourd’hui il est important de mettre les deux sur un pied d’égalité. L’art du celluloïd n’est pas strictement quelque chose du passé et un bon nombre d’artistes travaillent encore sur la pellicule, mais aussi avec les nouvelles technologies. On essaie de montrer ça pour que l’art du celluloïd puisse exister avec d’autres formes de cinéma. Nous avons beaucoup de soucis pour la présentation des films en pellicule, parce que, malheureusement, ça devient de plus en plus rare. C’est pourquoi on présente autant des films Super 8, 16mm que 35mm. Nous avons beaucoup de formats vidéo aussi.

Une salle de cinéma comme celle du Centre Segal, il n’en reste plus beaucoup.


Le Centre Segal qui abrite l’Espace Cinéma

Panorama-cinéma : Et dans le cinéma expérimental, le matériau même du film demeure très important. Ce n’est pas voir un film en salles, puis ensuite chez soi en Blu-Ray. Certaines projections sont ici des performances où un artiste, comme Karl Lemieux, va brûler de la pellicule, faire des arrêts sur images, jouer « live » avec des superpositions d’images.

Daïchi Saïto : C’est une expérience. Lorsqu’on regarde un film sur YouTube, on reçoit une information, mais pas une expérience, on ne l’a pas senti. Le côté rituel de la salle de cinéma demeure encore important. Pour revenir aux festivals, c’est important pour nous d’organiser des projections de manière régulière et non dans un festival où tout se passe en trois jours. Nous avions besoin, à Montréal, d’une salle qui présente régulièrement des oeuvres expérimentales.

Panorama-cinéma : Comptez-vous présenter des artistes de la scène locale comme Cinéma Abattoir?

Daïchi Saïto : En fait, samedi le 28 mai, nous ferons la présentation du nouveau travail de Dominic Gagnon avec Pier-Luc Vaillancourt (Cinéma Abattoir) et ce sera notre première collaboration avec lui ici. 

Panorama-cinéma : Est-ce que vous voyez dans un avenir proche la tenue d’un festival uniquement dédié au cinéma expérimental à Montréal?

Daïchi Saïto : On en parle souvent… Ça serait génial, mais avec le FNC Lab qui fait des choses en ce sens...

Malena Szlam : Nous sommes intéressés à créer de forts liens de collaboration avec les festivals en lesquels nous croyons et tenter ensuite d’emmener ici leur propre programmation. C’est une manière de renforcer la communauté cinéphile montréalaise à l’égard du cinéma expérimental.

Daïchi Saïto : La continuité est importante. Un festival n’a lieu qu’une fois par année.

Malena Szlam : Jusqu’à présent, nous avons aussi invité de nombreux artistes qui n’ont jamais montré leur travail ici. Par exemple Elie Epp qui, la dernière fois qu’elle a montré un de ses films à Montréal, c’était en 1994 au Goethe Institute. Elle est venue ici en février et nous avons présenté un programme de quatre de ses films. C’était la première fois qu’autant de ses oeuvres étaient projetées ici. La même chose s’est produite pour Paul Clipson, Lewis Klahr et Jaap Peters.

Panorama-cinéma : Avant de penser à faire un festival, il faut donc penser à former un public.

Daïchi Saïto : Oui, exactement.
 
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Article publié le 23 mai 2011.
 

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