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:: Festin Boréal (Robert Morin, 2023) [Productions Kinesis]
ML : André-Line, as-tu déjà pensé à réaliser de la fiction ?
ALB : J’y ai pensé, mais le hasard a fait autrement. J’étais dans un milieu de fiction, avec du monde qui était très bon autour de moi. J’ai renoncé en partant. Je me suis dit que je n’allais pas écrire de la fiction à côté de Robert. Je pense que je suis bien dans ma zone documentaire, à essayer de réfléchir à l’être humain, à essayer de le comprendre, à toute petite échelle.
RM : Oui, c’est ça qui est génial. En focalisant comme ça, en rapetissant l’angle de visée, tu touches à l’universalité. Je pense que plus tu resserres, plus tu vas vers le micro, plus tu touches au macro.
ALB : Le micro me convient parfaitement bien.
ML : À quel point y a-t-il un processus thérapeutique pour vous, puis pour vos sujets dans l’acte de filmer ?
ALB : C’est thérapeutique, parce que ça me sort du monde, puis de la réalité. Je ne sais pas comment je ferais pour vivre sans ça.
RM : C’est une vraie drogue. Si je n’avais pas ça, je serais junkie ou je serais déjà mort d’une overdose de fentanyl. C’est la meilleure façon de tuer le temps. C’est très nietzschéen.
ALB : J’étudie l’être humain à travers ma famille, mais je n’ai pas l’impression que je la répare.
RM : C’est de l’évasion. On devient des surhommes. Quand tu es plongé·e à fond là-dedans, c’est peut-être les moments où tu touches au plus près de la liberté, au sens abstrait du terme. T’es immergé·e dans une zone où tu n’as pas nécessairement le contrôle, mais c’est la plus belle partie de ton destin.
ML : André-Line, le fait d’avoir parlé frontalement de la mort de ton frère avec Le petit Jésus, d’avoir crevé l’abcès, est-ce que ça a entamé un processus de guérison pour toi et ta famille ?
ALB : Pour mes parents, ça leur a probablement fait du bien. En même temps, c’était difficile à faire. Il y a un mélange des deux. Quand je fais un film et que je suis derrière la caméra, je suis une réalisatrice. Je ne suis pas la fille de mes parents ou la sœur du petit Jésus. Par moment, j’étais émue avec eux, mais ce sont deux choses différentes.
ML : Tu te places dans une autre position.
ALB : Complètement.


:: Le petit Jésus (André-Line Beauparlant, 2004) [Coop Vidéo]
ML : Dans quelques entrevues, Robert parlait du cinéma comme une pulsion de créer et d’un sentiment d’urgence. Puis, toi, André-Line, tu parlais plutôt d’une surpréparation, détaillée, méthodique. L’étincelle qui allume vos projets est donc opposée ?
ALB : On est très différent·e·s là-dessus.
RM : Ça s’impose à moi à partir du moment où j’ai un nouveau concept. Il faut que ça se fasse.
ALB : Ça s’impose aussi à moi, je deviens obsédée.
RM : Mais toi, tu te prépares, tu fais des recherches.
ALB : Je fais des recherches, mais dans ma famille.
RM : Tu vas fouiller longtemps avant de filmer. Tandis que moi, ça part de suite. Pour les petits films, car pour les gros films, ça ne part pas tout de suite. Le scénario part tout de suite, mais le film comme tel se fait souvent des années après.
ALB : Moi, j’écris, je prends des notes.
RM : Tous tes films s’enchaînent, tu peux piger des éléments de tes anciens films pour les suivants.
ALB : Tout le temps, en fait.
RM : Comme c’est toujours dans le même monde, ce n’est pas exclu que, dans le prochain film, André-Line aille chercher des chutes qui n’ont pas servi.
ALB : J’aime beaucoup ce genre de dialogue.
RM : Pour moi, c’est ça, le vrai documentaire. C’est la captation du temps, l’utilisation du temps, la déformation du temps et du réel. Ça n’existe pas, finalement, le documentaire ou la fiction. Pour moi, c’est tout pareil, c’est du cinéma.
ML : Si je comprends bien, tu n’appartiens donc ni au documentaire ni à la fiction.
RM : Je trouve que le documentaire est plus cinématographique, dans la mesure où tu as des gens qui vieillissent pour vrai, surtout dans son cas. Elle peut puiser dans une banque de 25 ans de footage avec le même monde, comme le réalisateur Michael Apted. Je ne sais pas pourquoi je fais de la fiction — parce que c’est un plus gros défi peut-être. Je trouve que renouveler la fiction demande beaucoup plus de réflexion, parce que tu tombes tout le temps dans des clichés. Par contre, je touche toujours un peu au documentaire.
ML : Robert, tu te mets en scène comme un personnage de fiction, alors qu’André-Line se présente telle qu’elle est. Aurais-tu peur de dévoiler une partie réelle de toi ?
RM : Sûrement, ouais. J’aime bien rester privé. Je suis misanthrope au boutte. Ma partie intime, je ne la trouve pas intéressante. Je suis à l’antithèse du monde moderne. Je suis banal, puis je veux rester banal. Je n’ai pas le goût de montrer ma banalité. Ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est l’art, c’est de fabriquer des choses, la fiction, jouer avec les formes, avec l’auditoire. C’est un jeu.
ML : Pourtant, quand André-Line se met en scène dans ses documentaires, il n’y a rien de banal.
RM : Non, mais ce n’est pas elle. On ne sait pas qui est André-Line à partir de ses films.
ALB : Je suis très prude. Je n’ai pas l’impression de parler de moi dans mes films. Vraiment, c’est bizarre.
RM : On ne sait pas qui tu es. On sait qui sont tes parents, puis c’est quoi le rapport qu’ils ont avec le monde, mais je ne vois pas comment on peut essayer de décoder ton intimité à partir de tes films.
ML : On décode ta personnalité dans la manière que tu interviens avec tes sujets et dans la façon dont tu négocies les événements qui te bousculent.
ALB : Oui, je pense que ça se ressent.
RM : L’intimité contemporaine, je trouve que c’est une plaie.
ALB : Moi, je ne pense pas que c’est une plaie.
RM : Ce n’est pas tout le monde qui a ton talent, soit une capacité de montrer quelque chose d’universel dans leur intimité. Toute la vague de l’autofiction, c’est souvent d’un grand ennui, ça manque d’imagination.
ALB : Martine Delvaux le fait bien.
RM : Ouais.
*
ML : Où se trouve la part d’expérimentation dans votre approche documentaire ?
ALB : Je pars toujours avec une idée, puis la vie passe à travers mes films. La vie me bouscule, donc la vie bouscule mes films. Je pense que j’ai une capacité, ou une ouverture en tout cas, à capter ce qui se passe, puis à suivre le mouvement. J’ai commencé Le petit Jésus, puis mon frère, le sujet principal, est mort. Durant Trois princesses pour Roland, ma cousine a commencé à avoir des problèmes de violence conjugale. Je m’en doutais un peu, mais c’est arrivé beaucoup plus fort que je pensais et il a fallu que je m’adapte à ça. Durant le tournage de Pinocchio, mon frère Éric a été porté disparu.
RM : Ce n’est pas tellement expérimental. Ça veut dire quoi, « expérience » ?
ALB : C’est peut-être une grande ouverture à tout ce qui se passe.
RM : Pour moi, la notion d’expérience, elle existe quasiment juste en science. Le reste, c’est de l’adaptabilité, c’est de récupérer des choses qui surviennent, puis de les réutiliser à bon escient dans ton plan général.
ALB : On fait du cinéma à tout prix, en tout cas.
ML : Vous avez souvent filmé à Montcerf-Lytton. Qu’est-ce que ce coin de pays évoque dans votre imaginaire, que ce soit dans Mauvais mal (1984), 7 paysages (2022), Festin boréal, Panache (2007) ou Mon amour : c’est pour le restant de mes jours ?
RM : C’est le paradis terrestre, ici. Ça fait 15 ans que je vis ici quasiment à plein temps. C’est normal que cet environnement-là m’inspire un peu des choses.
ML : Et toi, André-Line ?
ALB : Avec Panache, on commençait à être de plus en plus ici, puis je voulais juste comprendre mon environnement.
RM : C’est le seul film qui ne se déroule pas dans ta famille.
ALB : C’était la nouvelle famille élargie.
RM : On est bien, à Montcerf-Lytton, ce n’est pas exclu que je tourne un autre film ici.

:: Sur le tournage de Panache (gracieuseté de Robert Morin et André-Line Beauparlant)
ML : Robert, tu as déjà mentionné que tu faisais un cinéma voyeuriste. Est-ce aussi le cas pour toi, André-Line ?
ALB : Je ne suis pas certaine de me situer là-dedans, mais je finis par l’être un peu.
RM : Le terme « voyeur », ce n’est pas vraiment ça. C’est surtout la curiosité de patenter une fiction avec la vie de quelqu’un qui la vit pour vrai. Il y a quelque chose de pervers au mot « voyeur ». Le voyeurisme, ce serait carrément de cacher une caméra et de filmer des gens à leur insu. J’ai fait de la photo comme ça, de la photo de rue, quand j’étais plus jeune. Par contre, ça m’intéresse de voir comment les gens se démerdent dans des situations où ils n’ont pas nécessairement de contrôle. Ça se rapproche des reality shows.
ALB : Je dirais que j’ai une curiosité de l’intime.
RM : Comment ton père va s’exprimer sur l’argent ? En posant cette question à quelqu’un qui est proche de ses sous, c’est la curiosité de voir comment il va l’exprimer.
ML : N’oublions pas que je te citais pour l’emploi du terme « voyeurisme ». (Rires)
RM : Ouais, je l’ai utilisé souvent. (Rires) Mais en réalité, c’est surtout une curiosité quasiment maladive.
ALB : Tu as peut-être changé d’idée aussi…
RM : Non. Ça a toujours été ça, mais c’était un peu pour provoquer, dire que je suis voyeur. Je suis curieux en criss. Des fois, j’aimerais ça être un petit oiseau, mais pas nécessairement pour faire un film. Juste aller voir comment ça se passe dans la maison d’un tel.
ML : Toi, André-Line ?
ALB : Je suis aussi très, très, très curieuse.
ML : Sentez-vous que vous avez gardé une même ligne directrice tout au long de vos carrières respectives ?
ALB : C’est dans la même lignée, mais j’ai finalement arrêté de me sentir mal de faire des films de famille. J’ai été longtemps très gênée avec mon idée, mais je ne peux pas m’empêcher de le faire.
ML : Cette acceptation est récente ?
ALB : Oui, quand même. Maintenant, je suis délivrée !
ML : Robert, sens-tu que tu as changé depuis tes débuts en cinéma ?
RM : Non. Même si ma passion, c’est de filmer des métamorphoses, moi-même, je ne me métamorphose pas beaucoup. (Rires) Il me vient souvent l’image d’un piquet, puis d’une chèvre qui y est attachée par une patte qui mange tout le foin qui est autour de ce rayon-là, parce qu’elle ne peut pas aller plus loin.
ALB : Je ne suis pas d’accord avec ça, la chèvre. Eille, la chèvre… Moi, je n’ai pas de corde ! (Rires)
RM : Ce que je veux dire, c’est que mon cerveau, il va toujours m’amener et me maintenir dans la zone. Mes idées partent toujours d’un concept formel. Ça ne m’intéresse pas de faire de la fiction classique ou du vrai documentaire.
ML : André-Line, trouves-tu que c’est vrai que Robert n’a pas changé ?
ALB : Non, je ne suis pas sûre que c’est vrai.
RM : L’expérience est là davantage. Ça peut me prendre deux jours pour écrire un scénario de long métrage.
ML : Qu’est-ce qui a changé en Robert, selon toi, André-Line ?
ALB : Il me semble qu’il y a une sensibilité à Festin boréal qui ne se retrouve pas dans ses autres films. Le sujet, la mort… Je trouve qu’il y a quelque chose de plus contemplatif. Je trouve ça beau.
RM : Je ne le vois pas de même.



:: Festin Boréal [Productions Kinesis]
ML : Ça me fait penser… André-Line, dans ton documentaire Panache, tu filmes des chasseurs d’orignal qui réfléchissent à la mort. Robert, de ton côté, tu explores ce même thème dans Festin boréal, mais du point de vue du chassé, soit de l’orignal.
RM : Ouais, mais à plusieurs années de décalage.
ALB : Le petit Jésus et Petit pow! pow! Noël (2005) se répondent très bien aussi. J’ai tourné Le petit Jésus. Après, Robert a fait Petit pow! pow! Noël. Nous partageons des thèmes, mais très différemment.
RM : Oui, mais ça ne s’est pas fait en consultation.
ALB : Pas en consultation, mais on habite ensemble 24 heures sur 24. Il y a des influences.
RM : Si j’ai été influencé pour Petit pow! pow! Noël, c’était vraiment de façon subliminale. C’était le last call avec mon père. Il y avait l’urgence de faire quelque chose avec cet homme-là.
ALB : C’est ton film le plus intime, tu as fait un film de l’intimité.
RM : Ça reste une fiction pareil.
ALB : Ça reste une fiction où tout est vrai, à part qu’on martyrise ton père.
ML : Et sur quoi travaillez-vous présentement ?
ALB : Je suis en train de finir Petit Tom, mon documentaire sur Thomas, le fils de ma cousine Nathalie qui apparaissait dans mon documentaire Trois princesses pour Roland, échelonné sur 15 ans. J’ai presque terminé Mon amour, c’est pour le restant de mes jours, le documentaire que j’ai fait sur Robert. Les premières images de ce projet datent d’il y a plus de six ans. J’ai aussi commencé à tourner Embarque on n’ira pas vite, c’est électrique où je passe à travers la relation de mes parents à partir des voitures de mon père. C’est une histoire de char et de 60 ans de vie de couple. Mon père s’est acheté une voiture électrique, mais il n’est pas capable de faire fonctionner ni un cellulaire ni un ordinateur.
ML : Robert ?
RM : Je suis en train de finir 6 portraits néoréalistes sur six personnes africaines que j’ai abordé·e·s à Rome. Ce sont des gens venus en Europe pour chercher fortune. J’ai aussi un gros film de fiction, une comédie noire. Elle se fait refuser depuis des années, mais elle a peut-être encore des chances de passer. Il y a plusieurs films que je veux faire, comme terminer la trilogie que j’ai entamée avec 7 paysages et Festin boréal. J’ai fait un film sur le végétal, sur l’animal, et là, je voudrais aborder l’Homo sapiens avec des naturistes. Tout le monde est tout nu, ça se passe dans un camping, puis ça dérape à un moment donné. Ensuite, j’ai un autre film que je veux faire avec Stéphane Crête à Montcerf-Lytton. C’est une espèce de tutorial. C’est quelqu’un qui montre comment survivre l’hiver sans rien, mais ça dérape. J’ai des projets plein les placards, ce n’est pas ça qui manque, c’est l’argent.
ALB : Ce ne sont pas les idées qui nous manquent !

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