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Entrevue avec Christophe Gans et Myriam Charleins

Par Mathieu Li-Goyette
À l’occasion de la sortie québécoise de La Belle et la Bête, nous nous sommes entretenus avec l’actrice Myriam Charleins et Christophe Gans (Le Pacte des loups, Silent Hill). Cinéphile effréné, Gans aime autant discuter de ses films que de ceux des autres, dévoilant généreusement un regard empreint de nombreuses influences hétéroclites, confondues dans son amour du genre et des symboles forts qu’a su matérialiser le cinéma à l’écran.




:: Christophe Gans et Léa Seydoux sur le plateau de La Belle et la Bête


Panorama-cinéma : Huit ans se sont écoulés entre Silent Hill (2006) et La Belle et la Bête (2014). Qu’avez-vous fait?

Christophe Gans : Huit années pendant lesquelles je n’ai cessé de travailler. Je vous rassure, je n’ai pas glandé! (rires)

Panorama-cinéma : Je commençais à le penser!

Christophe Gans : En fait, j’ai beaucoup travaillé et sur plusieurs projets. Particulièrement sur deux projets qui ont pratiquement vu le jour. Le premier, l’adaptation du jeu vidéo Onimusha, a été préparé au Japon quasiment jusqu’au moment de la construction des décors. Il se trouve que le producteur de ce film – Samuel Hadida, qui a fait tous mes films – était aussi le producteur de The Imaginarium of Doctor Parnassus (2009), de Terry Gilliam, au cours duquel est décédé l’acteur Heath Ledger. Au moment de sa mort, les compagnies d’assurance sont tombées sur Hadida et ils ne savaient pas encore si Gilliam arriverait à finir le film. Puisque Ledger est mort exactement au milieu de la production, tout a été laissé en suspend jusqu’à ce qu’ils trouvent la solution de le remplacer par Colin Farrell, Jude Law et Johnny Depp. Tout est donc demeuré bloqué un certain temps, y compris les comptes de banque. J’étais en préparation pendant ce temps et lorsque nous avons appris la triste nouvelle, nous savions aussi que c’était cuit pour nous. Le film s’est écroulé sur lui-même et il a fallu sauver le soldat Parnassus alors que nous sommes restés dans la caserne.

Ensuite, j’ai travaillé de nombreuses années sur Fantômas qui devait être produit par Thomas Langmann (The Artist), le fils de Claude Berri. Ce projet lui tenait à cœur et il a essayé de le monter plusieurs fois avec beaucoup de réalisateurs. Quand je suis arrivé sur le film, il avait déjà dépensé en développement plusieurs millions d’euros. Au départ, il voulait absolument que je fasse quelque chose qui rappelle un peu les adaptations de comic book qu’on connaît actuellement – ce que j’ai trouvé assez intéressant – et très rapidement je me suis rendu compte que le naturel revenait au galop, qu’il avait envie de revenir aux adaptations avec Louis de Funès et que le film de comic book était quelque chose qu’il comprenait beaucoup moins que le côté farceur des films de de Funès des années 60. Comme je lui disais : d’une part, ce n’est pas ce que nous avions écrit et, d’autre part, Louis de Funès est mort et il n’y a et n’aura jamais personne pour le remplacer (soyons francs, il est la plus grande icône comique du cinéma français et je pense qu’il le restera).




:: Silent Hill (Christophe Gans, 2006)


Panorama-cinéma : C’était donc devenu trop périlleux pour vous de vous lancer dans la production.

Christophe Gans : Je me suis rendu compte que nous ne poursuivions pas le même lièvre. Sans doute, si je lançais le film, nous nous retrouverions en porte à faux tous les deux et il n’y a rien de pire que de se lancer dans un projet de grande envergure qui demande une préparation précise avec un producteur qui pense à autre chose. J’ai fini par quitter le bateau pour entamer la préparation de La Belle et la Bête. Chaque fois que je me lance dans un projet, j’essaie d’être sûr que je vais pouvoir le mener à bon port selon mes propres désirs – ce qui a été le cas de La Belle et la Bête et de Silent Hill. Je crois qu’il est mieux de réaliser moins de films plutôt que d’en faire à tout prix certains qu’on traine ensuite comme des casseroles… Car on le sait tous, la cinéphilie n’est plus aussi permissive qu’elle l’a été à une certaine époque. Quelqu’un qui fait un mauvais film le portera comme une croix et plus fortement que ce n’était le cas dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, si vous faites un beau gros nanar et qu'il se plante – ce qui est souvent le cas avec un nanar – il ce peut très bien que ce soit votre dernier film. C’est le cas de nombreux metteurs en scène qui ont dû se retirer à cause d’un film. On a plein d’exemples en tête… Je pense par exemple qu’un film comme Rollerball (2002) a détruit la carrière de John McTiernan qui a été pour moi le plus grand réalisateur commercial américain des années 90. Le fait que ce mec ne tourne plus est une consternation totale.

Panorama-cinéma : Et pour en venir à La Belle et la Bête, vous avez souvent répété que vous cherchiez à en tirer l’histoire la plus fidèle au conte original. Qu’a demandé ce retour aux sources au niveau de la préparation?

Myriam Charleins : Nous les acteurs n’y pensions pas et avons plutôt travaillé avec ce que Christophe voulait. Avec mon partenaire Eduardo Noriega nous réfléchissions beaucoup au sens que voulait mettre Christophe dans son film.

Christophe Gans : Et à quel niveau ils devaient interpréter les personnages. Toi comme Eduardo, vous avez essayé de camper les personnages d’une certaine manière qui était dégagée d’un côté réaliste en allant plutôt vers un côté plus symbolique. Nous avions beaucoup parlé de divination pendant la préparation du tournage. Et Eduardo, par exemple, nous lui avons donné la tête d’Albator!

Myriam Charleins : Oui et au niveau de la symbologie et de la psyché féminine, il y avait un sens que tu voulais donner à chaque personnage féminin, un lien particulier avec la nature et les esprits ainsi qu’une correspondance avec tout ce qui est magique. Tout ceci a été travaillé en opposition au personnage de mon partenaire qui avait un personnage très matérialiste, très égoïste.

Christophe Gans : Exactement. Et ça fait partie du projet du film. C’est-à-dire que le péché vient des hommes et les femmes sont montrées comme des vertus rédemptrices.

Myriam Charleins : Je suis la bonne conscience de l’antagoniste : me choisira-t-il à la fin ou ira-t-il chercher le trésor?




:: Myriam Charleins et Eduardo Noriega (La Belle et la Bête, 2014)


Panorama-cinéma : Et d’une certaine manière, il revit le même choix qu’a eu à faire le prince devenu bête. 

Christophe Gans : Oui, les personnages se répondent les uns les autres et chaque fois l’homme commet le péché. Je voulais moins inscrire le conte de La Belle et la Bête dans la monstruosité que dans la psyché féminine. Je voulais relire le conte d’une autre façon, en me disant que la beauté était celle de la bête – celle de son âme et de son murissement en tant que créature – et peut-être que la bête c’est la bête sensuelle qu’est Belle, le désordre qu’elle amène avec elle à son arrivée au château...

Jean Cocteau avait délibérément inscrit son film dans une relation à la bête – forcément puisqu’il était avec Jean Marais – et c’était donc l’histoire de ce couple mythique Marais-Cocteau à travers La Belle et la Bête. Belle était presqu’un go-between entre les deux, un catalyseur pour révéler la relation qu’entretenait Cocteau avec son acteur. Ce qui m’intéressait, c’était d’inscrire mon film sur le versant féminin de Belle en faisant en sorte qu’on y retrouve d’autres histoires qui mettent en perspective et en lumière ce rapport à l’homme dans son arrogance vis-à-vis des forces naturelles, vis-à-vis des femmes, etc.

Il y a toujours cette idée que l’homme est la proie de la tentation – et c’est une dimension profondément préchrétienne. Ce qui m’a frappé en relisant le texte de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, c’est à quel point il entretient beaucoup de rapports avec les vieilles légendes gréco-latines, avec ces dieux qui prennent des formes animales pour séduire les humaines. Cette inspiration préchrétienne pourrait nous pousser à nous demander si les contes de fées n’ont pas été une manière de rationaliser – d’une manière chrétienne – ces vieilles histoires en remettant le péché sur le dos de la femme, en ayant des morales très circonscrites et surtout en mettant la part de divinité dans l’Homme plutôt que dans la Nature. Mon idée c’était de revenir à ce qu’il y a eu avant, à une inspiration plutôt panthéiste où l’homme est vraiment le réceptacle du péché et où la femme a effectivement une vertu presque divinatoire.

Panorama-cinéma : Et où la Nature s’anime, où elle est féminisée.

Christophe Gans : Exactement et je voulais revenir à ça. C’est pour ça que j’aime Miyazaki qui a cette vision du monde, mais à travers la religion Shinto (qui est aussi une religion animiste qui rappelle ce à quoi croyaient les anciens Grecs). Je trouve que c’est intéressant d’y revenir et avec les acteurs c’est ce que je voulais travailler : faire en sorte que les personnages féminins soient privilégiés et que tout l’univers soit finalement féminisé. Ainsi, je voulais dans le traitement retrouver la dimension féminine sexuée avec ces miroirs, ces forêts qui s’ouvrent, tous ces symboles qui sont très forts en termes freudiens. D’ailleurs, plusieurs contes de fées, mis à plat, sont très transgressifs (pensons au Petit Poucet par exemple). Leur avantage, c’est que nous regardons leurs symboles que si nous le voulons et qu’aux yeux des autres, ils demeurent dans le domaine de la féérie. Ça explique pourquoi les gens apprécient de les regarder et les lire à tout âge de la vie.




:: Léa Seydoux dans le rôle de Belle (La Belle et la Bête, 2014)


Panorama-cinéma : Vous parlez beaucoup de symboles et d’iconographie, mais si nous décidons de parler morale, chez vous la bête, que ce soit celle du Gévaudan dans Le Pacte des loups (2001) ou celles de Silent Hill ou encore celle de La Belle et la Bête sont finalement toujours moins vicieuses que l’Homme. Pourquoi?

Christophe Gans : Je fais partie d’un courant né en France en 1960 qui s’appelle le midi-minuisme, nommé à partir de la revue Midi-Minuit Fantastique qui a développé une grille de lecture du cinéma, une philosophie du cinéma de genre. Les gens qui y écrivaient étaient très sérieux – des gens des Cahiers du cinéma de Positif, etc. – qui s’intéressaient au genre. Ils ont mis de l’avant un concept que j’ai toujours trouvé génial, surtout à travers l’œuvre de Terence Fisher, le grand cinéaste anglais de la Hammer : le monstre est une version raffinée de l’Homme. Il nous fait peur parce qu’il est unique, mais il demeure l’échelon intermédiaire entre l’Homme et Dieu. Et je suis tout à fait d’accord avec ça, car pour moi le plus grand film féérique qui ait jamais été réalisé – outre le Cocteau – c’est Legend (1985) de Ridley Scott dans lequel le monstre, Darkness, crée par Rob Bottin, est une espèce de diable rouge prodigieux, filmé à la Cocteau avec plusieurs miroirs. C’est un personnage d’un érotisme et d’une beauté incomparable, une espèce de créature de cariatide, une statue rouge immense. Scott, qui est un de mes cinéastes favoris et avec qui j’entretiens des rapports assez évidents, a cette vision très nietzschéenne du monstre, même dans Prometheus (2012) où, dans le prologue, le monstre statuesque ensemence la planète. C’est une statue divine au visage parfait, un idéal de perfection, comme les monstres d’Alien, comme les replicants de Blade Runner (1982). Tout ça travaille l’idée – et c’est une idée très anglaise – que l’ennemi nous est supérieur : ceux qui nous confrontent nous sont supérieurs et donc nous allons devoir nous dépasser dans l’affrontement et donc que nous deviendrons meilleurs précisément parce que notre ennemi est supérieur à nous. Cette idée se retrouve aussi dans tout le cinéma postcolonial, à commencer par des films comme Zulu (1964) de Cy Endfield et qui dit que si nous avons perdu, c’est parce que les mecs étaient vraiment plus forts que nous.

Je comprends ça chez Scott, ce sens des proportions, ce côté surhumain. Finalement, quand je parlais à Patrick Tatopoulos qui a conçu la bête, je lui ai demandé de reprendre le statuaire des lions qu’on retrouve à Paris – le lion en tant que symbole de l’empire – et c’est pour ça qu’on lui a donné cette tête et ce costume qui met en valeur sa tête. Pour moi, c’est aussi l’histoire d’un homme qui est au départ un ado arrogant qui ment à sa femme et qui ne sait respecter sa parole. Il tue sa femme et est puni, condamné à être enfermé dans le corps d’une créature dans laquelle il va murir et devenir un homme, un adulte. J’ai plutôt tendance à vouloir restituer la monstruosité de cette façon-là.

Vous savez, le film de Jean Cocteau a servi d’inspiration pour le film de Fisher La Nuit du loup-garou (Curse of the Werewolf, 1961) qui est un très beau film où la bête est magnifiquement représentée et incarnée par Oliver Reed. C’était une espèce de loup-garou albinos qui avait été repris du film de Cocteau; quand le maquilleur Roy Ashton avait demandé à Fisher à quoi devait ressembler la bête, il lui a donné une photo de Jean Marais dans La Belle et la Bête et je trouve que ça fait parfaitement sens. La bête, chez Cocteau comme chez Fisher, est magnifique et complètement érotisée. Elles sont des martyres, des victimes de l’intolérance et finalement Scott, quand il filme Legend, fait ouvertement référence à Cocteau et moi, qui suis enfin un admirateur de Scott, j’en arrive à faire La Belle et la Bête, à filtrer ça à travers ce cinéaste, puis à travers Miyazaki et la perception des gens que j’admire.




:: Curse of the Werewolf (Terence Fisher, 1961)



:: Legend (Ridley Scott, 1985)


Panorama-cinéma : Vous parlez beaucoup de cette présence matérielle que peuvent avoir les monstres, le côté statuesque par exemple de Darkness dans Legend… Votre film démontre une grande maîtrise des effets numériques. Or est-ce que le recours à ces effets vous a posé problème? Aviez-vous peur que vos créatures ne puissent prendre corps? Et comment était l'expérience pour vous Myriam qui en étiez à votre premier long-métrage?

Myriam Charleins : C’est vrai que de prime abord c’était déroutant. Cela dit, venant du théâtre je dois dire que cette méthode de tournage m’a beaucoup fait penser à la scène où l’on fait appel à notre imaginaire. On peut quand même se baser sur nos partenaires et ensuite, c’est une question d’être dans le bon état d’esprit. La scène de la taverne où tout le décor est construit, où tous les costumes sont tangibles était bien plus facile, mais c’est un challenge dès que l’on tombe dans un monde plus abstrait. Par exemple, la première journée de tournage était assez déroutante : je devais m’imaginer la bête devant moi, la contourner et m’imaginer aussi Perducas alors que je devais le convaincre de ne pas prendre la flèche parce qu’elle était sacrée… Et il n’y avait que des écrans verts! (rires)

Christophe Gans : Ce qui est très clair c’est que les acteurs, quand ils jouent et qu’ils doivent regarder vers la caméra en nous faisant croire qu’il y a un quatrième mur ne font pas un travail si différent que ce que fait Myriam quand elle joue sur fond vert. D’une certaine manière, la force de conviction de l’acteur doit se lire dans son regard, dans son body language et ce qui est important, c’est que lorsqu’un acteur donne la réplique à un autre acteur et qu’il regarde la caméra, on ne va pas sentir qu’il regarde l’objectif, mais bien l’autre comédien qui est pourtant dans sa loge en train de se récurer les pieds. Ce que je veux dire par là, c’est que ça ne change rien. L’acteur reste le point d’ancrage de l’univers que vous êtes en train de porter à l’écran, dans sa force de conviction et ce qui se reflète dans ses yeux et par son corps.

Très sincèrement, réaliser un film entièrement un film comme ça, c’est finalement passer moins de temps à le tourner et plus de temps à le post-produire. Ce sont des blocs temporels qui se déplacent. L’avantage que j’y vois c’est que je n’ai que les acteurs face à moi. Quand je tourne Le Pacte des loups, je dois faire attention à tout, car tout est réel, tout est en décors naturels; je cours à droite et à gauche à remettre tel bouton de jaquette en place et tel détail du décor en équilibre. Ce qui a été intéressant avec La Belle et la Bête, c’était de n’avoir que les acteurs et de voir que la focalisation de mon travail se déroulait uniquement au niveau des interprétations puisqu’il y a un certain nombre de problèmes de logistiques qu’on retrouve habituellement sur les plateaux qu’on délègue alors en post-production. Bref, comme des vases communicants, ce que j’enlève en temps de tournage je le remets en temps de post-production.




:: Vincent Cassel sur le tournage de La Belle et la Bête



:: ... Après la post-production


Panorama-cinéma : Et attendrons-nous encore huit ans avant de revoir votre nom à la tête d’un générique? J’ai entendu parler d’une adaptation du Cavalier suédois de Leo Perutz sur laquelle vous travailliez…

Christophe Gans : (rires) Malheureusement pas encore pour Le Cavalier suédois. Cela dit, j’ai déjà deux scriptes qui sont en route, dont un premier draft sera bientôt rendu. J’espère même tourner l’été prochain, encore une fois en studio. Une chose qui est importante, c’est que La Belle et la Bête, au-delà du fait que le film a été fait, qu’il a bien marché en France et qu’il sorte partout dans le monde, prouve aussi que je peux faire un film tout public. Tous mes films étaient auparavant des « PG-13 », des 13 ans, des 12 ans et plus (pour moi ça m’apparaissait évident, mais disons que les producteurs sont aujourd’hui rassurés). Donc au-delà de tout ça, le film est important dans le cadre du cinéma français, car il n’y en a pas des films d’effets spéciaux comme ça en France. Le fait que je puisse le faire dans le cadre d’un budget qui soit « français » (autour de 35 millions d’euros) a beaucoup – beaucoup – ouvert mes perspectives d’avenir. Si vous saviez le nombre de producteurs qui sont venus me voir en me disant :
« C’est donc faisable? ».
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Article publié le 8 octobre 2014.
 

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