:: Midway (Roland Emmerich, 2019) [Lionsgate]
Première assistante à la réalisation sur les mégaproductions américaines tournées à Montréal, Bethan Mowat a un parcours atypique. Ancienne membre des Forces armées canadiennes, elle a été chauffeuse de chars d’assaut, officière de la logistique, puis a servi dans la milice à temps partiel avant de faire le saut dans l’industrie du cinéma il y a près de vingt-cinq ans.
Dans cette entrevue téléphonique, elle lève le voile sur sa réorientation de carrière, partageant généreusement les rouages de son métier méconnu. Notre conversation permet de saisir la façon dont elle dirige les équipes de tournage, où discipline et leadership permettent de maintenir une position stratégique sur le terrain.
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Mariane Laporte : Devrait-on continuer à utiliser des méthodes militaires pour diriger les équipes de tournage sur les grosses productions cinématographiques ?
Bethan Mowat : Plus il y a de monde, plus tu mets des règlements et des procédures en marche. On peut être 250 sur un plateau de tournage américain, on n'a pas nécessairement le temps d’être sociable. Comme iels disent en anglais « shit rolls downhill ». Que ce soit à l'université, au sein d’entreprises, dans l'armée ou en cinéma, ça commence en haut. C'est le·la cinéaste, les producteur·rice·s et les chef·fe·s de département qui vont établir l'ambiance.
ML : J’ai remarqué que tu as travaillé sur la mini-série Ben Hur (2010) et sur Midway (2019). Comment collaborez-vous avec les autres départements (caméra, direction artistique, conseiller·ère·s, etc.) pour les mises en scène complexes de reconstitutions historiques ?
BM : Pour Ben Hur, la plupart des figurant·e·s étaient des spectateur·ice·s, un peu comme sur Gladiator 2. Dans ce cas-là, il faut que tu leur expliques la scène et l’ambiance. Pour Midway, c'était un petit peu plus compliqué. On avait prévu quelques heures pour les initier aux procédures sur un bateau, notamment pour l'atterrissage des avions militaires. On avait aussi créé des affiches et des tableaux d'informations dans la salle où iels commençaient leur journée pour les aider à se familiariser avec les différents codes.
ML : Les figurant·e·s reçoivent-iels des documents par courriel expliquant le travail à venir, ou est-ce seulement une fois arrivé·e·s sur le plateau qu'une mise en contexte est faite ?
BM : Oui, on fait ça aussi. Chacun·e est libre de lire ou non la documentation.
ML : Comment parvenez-vous à rester cohérente avec l'époque représentée ?
BM : On fait de la recherche, mais on n’a pas toujours un·e consultant·e pour nous diriger. C'est un problème. J'ai fait un long métrage l'année dernière qui était basé sur l'armée. C'était moi qui leur disais : « Non, ça ne marche pas. » Je n'étais pas engagée comme consultante, j’étais première à la réalisation, mais je connaissais la matière. C'était facile pour moi.
Sur Midway, c'était vraiment autre chose. À Hawaï, on avait un consultant de l'armée américaine. À un moment donné, on avait 150 ou 200 figurants. Il nous a dit : « Les soldats devraient tous avoir plus de médailles. » On avait quelqu'un aux costumes qui venait des États-Unis. C’était un historien amateur, très instruit sur le sujet. Il ne partageait pas le même avis. Ça a adonné que la personne en charge de la base militaire à Hawaï, le général, était aussi historien amateur. Pour lui, les médailles étaient conformes.
ML : Ça devient dur de trancher.
BM : Tout à fait. Le consultant ne pouvait pas tout connaître. Peut-être que les années 1940 n’étaient pas sa spécialité.
ML : Pour un film comme Ben Hur, qui se déroule à l'Antiquité, est-ce plus compliqué de trouver des personnes ressources ?
BM : Sur Ben Hur, on avait un spécialiste britannique qui connaissait l'histoire datant de 2000 avant Jésus Christ. Dans ce cas-là, on se base sur des livres. Sur Midway, c'était plus facile, parce qu'on avait des photos factuelles.
ML : Pour Ben Hur, deviez-vous faire vos propres recherches ?
BM : Oui, mais c’est difficile. Je ne suis pas historienne. Je ne sais pas trop ce que je cherche des fois.
ML : Allez-vous regarder des films qui se déroulent à la même époque ?
BM : Oui, on se base tous et toutes sur les mêmes films. C'est pour ça que l'historien, c'était pratique de l'avoir. Malgré cela, des fois, tu ne sais pas quelles questions lui demander. Il faut y aller avec la logique. Je peux te gager que si on met trois historien·ne·s ensemble dans une même salle — c'est arrivé sur Midway et sur Moonfall (2022) — iels auront des perspectives différentes.
ML : Ça devient un choix qui se fait au niveau des hautes instances.
BM : Tout à fait.
:: Ben-Hur (Steve Shill, 2010) [Zak Productions /]Drimtim Entertainement / et al.]
:: Midway (Roland Emmerich, 2019) [Lionsgate]
:: Moonfall (Roland Emmerich, 2022) [Lionsgate]
:: X-Men : Days of Future Past (Bryan Singer, 2014) [Twentieth Century Fox]
ML : Y a-t-il des efforts qui sont faits pour représenter la diversité en figuration ?
BM : C’est intéressant ce que tu dis. Sur Midway, la réalité historique, c’était que les soldats étaient tous blancs, et les soldats noirs étaient relégués aux tâches subalternes, souvent dans les cuisines ou les zones de maintenance. C’était la réalité de l’époque, et celle de l’armée. Mais quand nous avons filmé, nous avons volontairement intégré des personnes issues de diverses communautés. C’est un peu comme les stations de police : aujourd’hui, on vise environ 50-50, autant de femmes que d’hommes, et une répartition similaire entre personnes issues de la diversité et personnes blanches. Ce n’est pas toujours représentatif de la réalité, mais on ne peut plus continuer à ne montrer que des personnes caucasiennes à l’écran.
Le système EDI (Équité, Diversité, Inclusion) — qu'ils viennent juste de bannir aux États-Unis des agences fédérales, des écoles — c’est pour donner de la diversité à l'écran, peut-être plus qu'il y en aurait en réalité.
ML : Pourrait-on parler d’une fausse diversité ?
BM : Ça reste pour nous une des seules façons de le faire.
ML : Je vois. Lorsqu’il y a des scènes exigeantes ou potentiellement dangereuses, quelles sont les mesures en place pour garantir des conditions de travail sécuritaires aux figurant·e·s ?
BM : La figuration ne fait pas partie des scènes dangereuses. Elle n’a pas le droit. On a des cascadeur·euse·s pour ça.
ML : Elles ne participent pas aux grandes scènes de champs de bataille, par exemple ?
BM : Zéro, zéro. Je parle ici du Canada et des États-Unis. Je ne dis pas que c'est comme ça à travers le monde.
ML : Quel est le plus grand nombre de figurant·e·s que vous avez dirigé, et sur quel projet cela s’est-il déroulé ?
BM : Je te dirais que c'était sur X-Men : Days of Future Past (2014). On en avait peut-être 650, 700.
ML : Comment vous divisez-vous la tâche entre assistant·e·s réalisateur·ice·s ?
BM : Ça dépend de l’endroit où l’on travaille. Au Québec, par exemple, avec les 700 figurant·e·s que nous avions, nous assignions une personne responsable pour chaque groupe de 100 à 150. Quelques membres de l’équipe s’occupaient de l’enregistrement le matin, incluant la vérification des costumes et des accessoires. Une fois cette étape terminée, nous les conduisions ensuite sur le plateau pour les intégrer à la mise en scène.
ML : Est-ce rare de filmer les 600 figurant·e·s d’un seul coup ?
BM : Seulement pour les plans larges. Je te dirais même que, lors du tournage du film Les Boys IV (2005), on en avait encore plus. La figuration était majoritairement pro bono, ce qui a permis de réunir environ 1000 à 1500 personnes dans les estrades pour donner l’impression d’un espace rempli.
ML : Ces rassemblements sont-ils destinés à disparaître avec l’évolution des effets spéciaux et du CGI (Computer-Generated Imagery) ?
BM : Ça dépend de la distance par rapport à la caméra. Parfois, on remarque facilement que ce sont des effets visuels et ce n’est pas gagnant. J'ai déjà utilisé aussi des mannequins gonflables pour remplir des chaises. La post-production, ça coûte de l'argent.
ML : Ça coûte plus d'argent que d'engager une réelle figuration pour l'instant ?
BM : Ça dépend du nombre de figurant·e·s nécessaire. Par exemple, si on tourne une scène au Centre Bell et que j’ai les sections 100 à 120 à remplir, on utilise ce qu’on appelle du « tiling » en anglais. Si je dispose de seulement 150 figurant·e·s — ce qui n’est pas énorme, peut-être l’équivalent de trois rangées dans la section 110 — je filme d’abord ces trois rangées. Ensuite, je déplace tout le monde trois rangées plus haut, et ainsi de suite. En post-production, on combine les différentes prises pour donner l’impression d’une foule complète. Mais si on regarde de près, on peut remarquer des répétitions, comme un monsieur au T-shirt bleu qui apparaît plusieurs fois !
:: Les Boys IV (Georges Mihalka, 2005) [Melenny Productions / Christal Films]
ML : Il faut donc analyser des arrêts sur image pour remarquer ces détails. Dans Gladiator 2, les effets visuels manquaient de finesse. Cela ne vous a-t-il pas agacé ?
BM : Je l'ai vu et je n’ai pas été impressionnée. Même que j'ai trouvé ça un peu plate, mais on a tous et toutes des opinions différentes. Le problème que j'ai avec ces films-là, c'est quand tu vois les femmes qui arrivent avec les sourcils épilés.
ML : Ou les belles dents blanches !
BM : Les belles dents blanches ! Si tu regardes Braveheart (1995), le film avec Mel Gibson, tu vas voir qu’ils ont fait un effort. C’est surtout dans les pays où iels sont habitué·e·s de tourner des shows d’époque. Les ongles sont sales, les visages sont sales. Des fois, il manque cette saleté-là. C'est ça qui me bug le plus. Un show comme Bridgerton (2020), c'est tellement irréel. Mais le réalisme historique n’est pas la raison pour laquelle on le regarde.
ML : Pour en revenir au tournant du numérique, les effets spéciaux n’ont donc pas encore eu de réel impact sur l’emploi des figurant·e·s ni sur les postes à la réalisation.
BM : Chaque production évalue et compare les coûts afin de déterminer s'il est plus avantageux d'engager des figurant·e·s ou de recourir au CGI.
ML : C’est du cas par cas. Je le souligne à nouveau, car durant la grève des acteur·rice·s, les excès reliés à l’utilisation de l’intelligence artificielle — notamment les doubles numériques — a été un sujet de débat récurrent.
BM : Ce que je trouve fascinant avec l’IA, c’est que la grande majorité d’entre nous semble ne pas vraiment comprendre ce qu’elle est, ni ce qu’elle est capable de faire.
ML : Il faudrait que les équipes soient formé·e·s et sensibilisé·e·s.
BM : Il y a tellement d'informations là-dessus et ça change continuellement. C'est difficile de se garder à jour.
ML : Il est essentiel d’adapter les contrats et de bien comprendre les enjeux. À ma connaissance, je n’ai pas vu ces informations circuler dans les communications des syndicats.
BM : Je pense qu'iels le feront bientôt. Les comédien·ne·s ont déjà commencé à ajouter des clauses à leur contrat. Je pense, par exemple, aux représentations non autorisées.
ML : Pour en revenir à la figuration, avez-vous remarqué des changements dans vos manières de travailler avec elle depuis le début de votre carrière ?
BM : Au cours des cinq dernières années, la plus grande différence réside dans l’attitude et l’éthique de travail. Comment dire… Le niveau d’acceptation des nouveaux·elles technicien·ne·s, mais aussi de la figuration, a considérablement évolué.
ML : La nouvelle génération apporte vraiment une mentalité différente de celle de l’ancienne garde du cinéma. Je me demande dans quelle mesure la dynamique hiérarchique plus rigide et l’approche quasi militaire pourront encore perdurer dans ce milieu.
BM : Il y a ça, puis il y a aussi l’équité des femmes au travail. Je suis convaincue qu'il y a toujours un déséquilibre.
ML : Le milieu du cinéma serait donc toujours un « boy's club », à votre avis ?
BM : Oui, c’est présent de manière sous-jacente. Moi, j’appelle ça « the locker room talk ». Qu’on le veuille ou non, ça persiste. Souvent, j’entends des commentaires déplacés de collègues, des choses que je n’avais pas anticipées et qui changent complètement la perception que j’ai d’eux. Ce qui est troublant, c’est que la plupart du temps, ils ne se rendent même pas compte de ce qu’ils disent, ni de l’impact que leurs mots peuvent avoir sur les autres. C’est hallucinant.
ML : Je trouve qu’on oublie vite en cinéma. Qu’on peut disparaître après une dénonciation et revenir un peu plus tard sans trop de conséquences.
BM : C’est pareil dans tous les départements. Si tu te fais congédier d’une compagnie et que tu postules ailleurs, la nouvelle compagnie ne peut pas contacter ton ancien employeur pour vérifier si tu es recommandable. Mais plus tu gagnes de l’expérience, plus tu sais avec qui tu veux travailler ou pas. Au cours des cinq à dix dernières années, je suis devenue beaucoup plus pointilleuse concernant les personnes avec lesquelles je choisis de collaborer.
ML : Ressentez-vous parfois du sexisme ou avez-vous l’impression d’avoir suffisamment fait vos preuves pour ne plus y être confrontée ?
BM : C’est toujours là, même pour moi. Je ne veux pas que ça sonne comme de la paranoïa, je pense juste qu’on a encore du chemin à faire. C’est une perspective sociétale profondément enracinée.
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