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Les 25 ans du Cinéclub de Montréal : Le « Film Society » de Philippe Spurrell (1)

Par Jean-Marc Limoges

Partie 1  |  
Partie 2


photo : King-Wei Chu

Portrait d’un personnage polyvalent

 
Philippe Spurrell est un filiforme énergumène à la bouille enjouée dont la réputation auprès des cinéphiles montréalais grandit de jour en jour depuis maintenant un quart de siècle. Mû par son inextinguible curiosité et sa remarquable générosité, Phil parcourt les bazars de fortune et autres sous-sols insalubres dans le but de mettre la main sur des boîtes de bobines (8 mm, 16 mm ou 35 mm) et d’y dégoter d’étonnants trésors qu’il sera ensuite impatient de faire découvrir au monde entier dans le Cinéclub qu’il anime avec fougue et passion depuis maintenant 25 ans. Car malgré l’âge que personne ne penserait à lui prêter, cet inépuisable collectionneur ne peut cacher la lueur qui lui illumine l’œil chaque fois qu’il parle de ses trouvailles.
 
J’ai connu Philippe Spurrell et découvert son « Film Society » il y a une dizaine d’années, en 2004, alors qu’il présentait, back à back, les deux longs métrages de D. W. Griffith – The Birth of a Nation (1915) et Intolerance (1916) –, en 16 mm, dans la grande salle du Pavillon Hall de l’Université Concordia, accompagnés au piano par l’inénarrable Gabriel Thibaudeau. Je me souviens. Nous étions une lamentable poignée dans ce lieu trop grand à jouir de cet inestimable privilège. Depuis, je n’ai cessé de répondre à chacune des invitations qu’il a lancées, le suivant dans les diverses salles qu’il occupait – minuscules ou grandioses, obscures ou très connues, interlopes ou embourgeoisées – et où il se plaisait à nous faire découvrir ses merveilles. Alors qu’au début, ces rencontres bi-dominicales aux allures franc-maçonniques se transmettaient de bouche d’initié à oreilles de néophyte, le « Film Society » est maintenant devenu le secret le moins bien gardé en ville et rassemble, pour le plus grand bonheur de son maître d’œuvre, de plus en plus de fidèles.
 
Quand nous lui manifestons l’envie d’écrire un article pour souligner les 25 ans de son Cinéclub et qu’il nous propose d’emblée de le retrouver dans son antre, terré dans un sous-bassement de Ville-Émard, nous avons du mal à contenir notre excitation. Quand nous nous pointons devant l’immeuble délabré se trouvant à l’adresse qu’il nous a donnée, nous avons toutefois du mal à dissimuler notre incompréhension. Nous a-t-il roulés ? Nous a-t-il fourgué une mauvaise adresse ? « Tu ouvres la porte du fond, puis tu descends. » Or, un écriteau nous indique « Danger » et nulle autre porte ne se laisse deviner sinon que celles, à l’étage, donnant sur des appartements desquels émanent des odeurs d’épices évoquant de lointaines contrées orientales. N’écoutant que notre courage, nous poussons tout de même cette porte que nous croyions condamnée et nous nous engouffrons dans une tonitruante salle de machines. Un inquiétant escalier métallique nous invite à descendre — comme dans l’Enfer de Dante — encore d’un « cercle ». C’est là que nous retrouvons notre sympathique gringalet qui, à l’instar de Virgile, nous conduira aux portes de son Paradis : des archives étonnamment propres et impeccablement organisées qu’il devra tenir à moins de 20 degrés pour l’éternité.

Nous y sommes passés trois heures, trois heures pendant lesquelles il nous a parlé d’acquisition, d’archivage et de projection, trois heures pendant lesquelles il nous a énuméré ses déboires les plus absurdes, ses réalisations les plus admirables et ses projets les plus audacieux, trois heures pendant lesquelles il nous a entretenus de son amour du cinéma, de sa passion pour la pellicule et de son penchant pour l’histoire. Portrait d’un personnage polyvalent.

 

photo : Alexandra Pruneau-Colpron


Nous n’avons pas le temps de poser le pied sur le pas de sa porte ni même notre première question que notre bonhomme s’emballe, pressé comme un gamin de six ans de nous montrer son nouveau jouet : « Regarde ma nouvelle acquisition. » Il nous parle alors de ses films de propagande russe des années 1960, de ses obscurs films taïwanais des années 1980, de ses « caméras cachées » des années 1950 mettant en scène un drolatique chimpanzé, de ses courts-métrages donnant la vedette Max Linder, de ses « soft porn home movies » filmés en Cinémascope par un couple d’amateurs inconnus… Profitant de l’occasion, il nous présente sa collection de films érotiques des années 1920 à 1960, autant d’exemples des « Stag Movies ». « J’en ai un ici dont je suis particulièrement fier. » On peut admettre que la fille est assez bien roulée. « Non ! Regarde ce qu’elle tient dans ses mains : un projecteur 16mm ! C’est un témoignage de l’époque ! » Tout pour le cinéma, quoi.

Mais où trouve-t-il tout ça ? « Au début, quand j’ai commencé à collectionner, je feuilletais avec empressement The Big Reel, un magazine où on trouvait des annonces de collectionneurs pour d’autres collectionneurs. Puis, Internet est arrivé dans nos vies, j’ai agrandi mon cercle, j’ai découvert d’autres réseaux, des sites de collectionneurs où tu annonces ce que tu cherches et où tu peux cliquer sur les catégories de films que tu désires. Je cours aussi les bazars, les brocantes, les marchés aux puces… J’achète des lots… je passe en revue ce que j’ai acheté… je sélectionne les films que je veux garder en fonction de leur qualité, de leur rareté, du film lui-même… Je peux garder une partie de ce que j’ai acquis, puis je revends le reste sur Internet et je rentre dans mes frais. »
  
Il achète ses films quelquefois pour des bouchées de pain, quelquefois pour des sommes plus substantielles, d’autres fois il les acquiert en échange de films dont il veut se défaire, d’autres fois encore, il les sauve littéralement des poubelles où d’ignares épiciers les destinent. Les films proviennent de dons personnels, de collectionneurs privés, de membres d’associations, de techniciens œuvrant dans le milieu du cinéma… il les trouve dans les laboratoires de l’ONF, dans les archives du Canadian Film Institute, dans les caves du Montreal High School, il les récupère de la collection Losique, de l’ancienne Commission des Écoles Catholiques de Montréal, d’un cégep de la Rive-Sud, de la bibliothèque de Hamilton, de l’Association Russie-Canada, de l’Ambassade taïwanaise à Ottawa, de la Toronto public Library (qui possédait des films québécois sans sous-titres et que personne ne regardait)… En ce moment, il convoite 50 copies de grands classiques en 35 mm ayant appartenus à un collectionneur de Los Angeles récemment décédé… tous sous-titrés en français.
 


photo : Alexandra Pruneau-Colpron

Souhaitant toujours rencontrer d’autres collectionneurs et présenter sa propre collection à la communauté, Philippe Spurell transporte aussi ses pénates, une fois par année, au Ciné-Bazar que Mediafilm organise au mois d’avril et qui se tient dans le sous-sol du Centre du Plateau, sur le boulevard Saint-Joseph. C’est un lieu pour collectionneurs ou pour simples amateurs. On y trouve des films en VHS, en DVD, en Blu-Ray, en pellicule… mais on y trouve aussi des trames sonores, en cassette audio, en CD, en vinyle, des affiches de films, des programmes, des figurines… tout ce qui est lié au cinéma.
 


photo : Mediafilm.ca 

Sans même reprendre son souffle, il nous dévoile sa section de triage, nous parle de la façon dont il inspecte ses bobines, examine les collures, nettoie les pellicules, étiquettes ses boîtiers, les classe et les range dans des étagères qu’on lui a amicalement données, qu’il a patiemment poncées, primées et peinturées. Il se targue — avec raison — de les voir accueillir quelques copies « uniques au monde ». Par exemple, il est particulièrement fier d’avoir entre les mains Frankenstein : The True Story, un film d’horreur de 190 minutes réalisé pour la télévision par Jack Smight en 1973 et qui contient tous les passages censurés. Il détient aussi Kliou the Killer de Henri de la Falaise, le dernier film muet réalisé aux États-Unis, en 1935, et qui a d’ailleurs servi à sa récente sortie en DVD. Il possède également l’unique version américaine de Crown of Thorns que Robert Wiene a réalisé en 1936.
 


photo : Alexandra Pruneau-Colpron

Et puis, il n’est pas peu fier d’être le propriétaire de films plus rares ou moins connus sur lesquels il s’enorgueillit d’avoir mis la main : Le renne blanc (1952), un sublime film d’épouvante finlandais tourné par Erik Blomberg ; Galia (1969), un tragique triangle amoureux en noir et blanc orchestré par George Lautneret contenant d’admirables vues de Venise sur fond de Concerto pour clavecin en Fa mineur de Bach ; Unman, Wittering and Zigo (1971), un troublant thriller anglais signé John Mackenzie ; Special Magnum (1976), un truculent giallo tourné à Montréal à la veille des jeux Olympiques par Alberto De Martino. Et la liste pourrait s’allonger…
 
Son stock ? Plus de 500 longs-métrages (en 16 mm et en 35 mm), 750 courts métrages, 250 cartoons, près de 1250 bandes-annonces, des centaines de thrillers, tout autant de classiques. Quelques-uns de ses titres ? Freaks (1932), King Kong (1933), Top Hat (1935), Les perles de la couronne (1937), Bringing Up Baby (1938), Citizen Kane (1941), Les dames du bois de Boulogne (1945), Les jeux sont faits (1947), They Live by Night (1948), Orphée (1950), Les orgueilleux (1953), Magnificient obsession (1954), The Man with a Golden Arm (1955), Touch of Evil (1958), Vertigo (1958), Les dragueurs (1959), Peeping Tom (1960), La dolce vita (1960), Psycho (1960), L’année dernière à Marienbad (1961), Charade (1963), Alphaville (1965), Planet of the Apes (1968), Taxi Driver (1976), Prince of the City (1981), etc. Il n’est pas en reste, non plus, de films d’horreur d’antan ou plus récents(dont certains appartiennent à Mitch Davis, co-directeur du Festival Fantasia, qui y entrepose ses propres copies) : Unholy Three (1925), The Black Cat (1934), Look What’s Happened To Rosemary’s Baby (1976), The Last House on Dead End Street (1977), Nightmare City (1980), The Texas Chainsaw Massacre 2 (1986), Silence Of The Lambs (1991), etc. Des films québécois ? La vie heureuse de Léopold Z. (1965), Mon oncle Antoine (1971), J. A. Martin photographe (1977)…
 


photo : Alexandra Pruneau-Colpron


 
Voilà 25 ans qu’il cherche, acquiert, échange, accumule, collectionne, conserve, projette. Mais d’où lui est venue l’impulsion ? « Je n’ai pas vraiment grandi dans un milieu de cinéphiles… Mon père est né à Terre-Neuve. À 16 ans, quand il a vu que le seul avenir qui se présentait à lui était de devenir pêcheur, il est parti à l’aventure, faire de l’exploration dans le Grand Nord en avion. Il a quitté la mer pour les airs. Il a été membre des Forces aériennes. Il a été mécanicien, puis inspecteur. Il signait des papiers permettant aux avions de voler… alors qu’il n’avait pas fini son secondaire ! Ma mère est née à Montréal. Elle était mère au foyer et s’occupait de ses quatre enfants. Elle-même était issue d’une famille de douze enfants. Sa mère avait étudié au Conservatoire de musique. Elle venait d’une famille bourgeoise. Sa famille s’était même opposée à ce qu’elle épouse son père, qui était issu d’un milieu ouvrier. Mon grand-père maternel, Émile Dorion, était le plus petit homme fort du Québec. Il travaillait pour les Shop Angus et fabriquait des poids et haltères avec les matériaux qu’il trouvait là-bas. Son idole était Louis Cyr, qu’il a rencontré quand il était petit. Il ne pesait que 120 livres et pouvait en soulever 165 ! Mon cousin possède plus de 300 documents sur lui : articles, affiches, programmes, photographies, etc. Il faisait aussi la promotion de courses de vélos qui duraient six jours ! Ça se passait au Forum de Montréal. C’était en quelque sorte un impresario, un promoteur d’événements… Je crois qu’il a été une source d’inspiration pour moi. Je dois tenir de lui le côté entrepreneur et le côté archiviste (parce qu’il découpait sans cesse toutes sortes d’articles dans les journaux) et, du côté de ma grand-mère, le côté artistique. Et puis, de mon père, je dois sans doute avoir reçu le goût du risque et de l’aventure. »
 


photo : Vincent Fréchette
 
Où as-tu grandi ? Comment en es-tu venu au cinéma ? « J’ai grandi à LaSalle, à Laval-Ouest, dans Notre-Dame-de-Grâce… J’ai passé les cinq premières années de ma vie en français parce que ma mère était francophone et que mon père n’était jamais là. Ensuite, je suis allé à l’école anglaise. Déjà tout jeune, à 12 ans, je faisais des courts-métrages avec une caméra Super 8. Peu à peu, mes “productions” ont pris de l’ampleur. Je les montrais à mes amis. Ils aimaient ça. Ils en redemandaient. Je devais chaque fois me surpasser. J’ai fait un “spoof” de Bruce Lee. À 20 ans, j’ai réalisé un film de 30 minutes pour lequel j’ai dépensé 10 000 $ : Hollyweird. C’était comme un épisode de Twilight Zone avec des dessins animés, du “stop motion”, du “live action”, des “special effects”, des affaires qui explosent, des accidents de voiture, des cascades, un sosie de Marylin Monroe… j’avais même loué des autos des années 1930. Ça avait gagné un prix au Festival du jeune cinéma. » Et tes parents t’encourageaient-ils ? « Ma mère m’encourageait, mais mon père me disait que je n’aurais pas d’avenir là-dedans. Je pense aussi que, si j’ai persisté, c’est pour lui prouver le contraire, qu’on pouvait vivre de ce qu’on aime. »
 
Et ensuite, tu as continué dans le cinéma ? « Ensuite, j’ai étudié le cinéma au collège Dawson, la littérature à l’Université Concordia. Puis, j’ai étudié en marketing… ce qui m’a bien plus appris que mes études en cinéma. C’est à l’Université Concordia, dans les années 1990, que j’ai rencontré un professeur exceptionnel, Marc Gervais, un Père jésuite qui a inspiré des générations de spectateurs avec ses inoubliables “sermons de cinéma” qui précédaient chacune de ses projections. À chaque fois, qu’il avait fini de parler, tu avais l’impression que tu allais voir surgir un miracle sur grand écran. Je n’ai jamais vu ça de ma vie ! Le Film Society n’aurait pas été ce qu’il est sans ce mentor. »
 
Et justement, le Cinéclub ? Comment en naît l’idée ? « Au début des années 1990, je voyais passer sporadiquement des annonces dans les journaux : des cinéphiles cherchaient d’autres cinéphiles afin de tenir des cinéclubs. Il s’agissait d’aller voir des films à l’affiche dans les grandes salles, puis de se retrouver ensuite dans un café pour en parler. Or, comme il n’y avait aucune structure ni d’endroits pour accueillir les membres et encore moins de lieux pour projeter — et choisir — les films, les rencontres avortaient assez rapidement. C’est de cette frustration qu’a germé l’idée d’organiser moi-même des cinéclubs. If you can’t find one, build it yourself! Et je tenais aussi à décider de présenter les films que je voulais, non pas être à la remorque de ceux qu’on présentait en salles. À l’époque, l’Université McGill, l’Office National du Film, la Cinéphonotèque de Montréal sur la rue Roy louaient ou prêtaient des bobines et des projecteurs. Il était aussi possible de se procurer des copies chez Audio Ciné Film ou chez Criterion. Mais les copies étaient souvent de mauvaises qualités et j’ai découvert qu’il y avait d’autres moyens d’obtenir des bobines. »



photo : Alexandra Pruneau-Colpron


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Article publié le 2 mai 2017.
 

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