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Entrevue avec Bertrand Tavernier (Partie 3)

Par Guilhem Caillard
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L’ORFÈVRE


Dans la dernière partie de notre entrevue, Bertrand Tavernier évoque la précision du travail d’adaptation menée pour son plus récent film, La Princesse de Montpensier, coécrit avec Jean Cosmos, parmi ses plus fidèles collaborateurs (La vie et rien d’autre, La fille de D’Artagnan). Publiée en 1662, la nouvelle de Madame de Lafayette est un concentré d’érudition, un texte pur et dépouillé, sans dialogues - qu’il a fallu inventer. Dès lors, Tavernier a puisé dans les autres écrits de la romancière, ses Conversations et La Princesse de Clèves, tout en cherchant à concevoir un personnage féminin interprétable aujourd’hui et plus intégré à son cinéma. Portés par une distribution de haut calibre - Mélanie Thierry, Lambert Wilson, Grégoire Leprince-Ringuet, Gaspard Ulliel - les dialogues sont fidèles au raffinement de la langue du XVIe siècle et cherchent à « mieux raconter la force des passions et la manière dont les personnages peuvent se brûler à leur contact, à trop vouloir les vivres » (Bertrand Tavernier, préface du scénario).


Bertrand Tavernier

Panorama-cinéma : Madame de Lafayette est connue pour son esprit de conviction. Son écriture reflète aussi beaucoup de modestie, d’honnêteté et de prise de distance par rapport à sa propre pratique littéraire : souhaitiez-vous transmettre ces valeurs?

Bertrand Tavernier : Oui, mais sa rigueur, par exemple, concerne les sentiments. Sur ce point, j’ai gardé la plupart des rebondissements de son texte. J’ai essayé de trouver à ces sentiments des racines sociales, politiques, et intimement personnelles. Il leur fallait donner une existence qui ne soit pas simplement une existence d’idées, mais une existence de chair. Cela fonctionne bien. Je pense qu’il faut parfois oublier les filtres et les oeillères que Madame de Lafayette a elle-même mis sur les sentiments pour comprendre comment les émotions existaient réellement. Ce qu’elle ne dit pas dans son texte, c’est que les nuits de noces étaient publiques : j’ai donc ajouté la scène où Montpensier fait pour la première fois l’amour avec la Princesse, devant les parents soucieux de voir si l’alliance signée entre les deux grandes familles est consommée. Madame de Lafayette s’est inspirée de gens qui ont réellement existé, bien qu’elle ait transformé de nombreux faits. Il y a d’ailleurs un bâtard qui est né de la relation secrète entre la Princesse et le Duc De Guise [Gaspard Ulliel], qui n’était pas son époux. Or, ce fait est supprimé car c’est contre la bienséance. Dans la littérature de l’époque, personne ne couche avec personne... J’ai voulu garder le véritable sentiment, aller jusqu’au bout : je ne fais pas un film avec la censure du XVIIe siècle, mais en même temps, je ne le trahis pas, je respecte les réalités qui ont été effacées.

Il faut retenir aussi que Madame de Lafayette ne pensait pas beaucoup à l’architecture dramatique des scènes : j’ai dû complètement réinterpréter plusieurs moments parce que dans sa version, cela ne tenait pas debout. Par exemple, elle situe la méprise de Marie qui confond son amant De Guise avec le frère du Roi, le Duc d’Anjou [Raphaël Personnaz], dans un bal. Or, c’est impossible : j’ai cherché en me demandant comment elle pouvait faire une telle erreur sans prendre de précaution. Un bal de l’époque contient plus de quatre cent personnes et tous les hommes sont déguisés à l’identique, en Maure. La Princesse, n’étant pas idiote, n’aurait jamais abordé n’importe qui sans être certaine de l’identité du masqué, comme raconté dans la nouvelle. C’est Frédéric Bourboulon, mon producteur exécutif, qui a trouvé la solution. Pour faire des économies sur le budget, il voulait supprimer la scène du bal, qui coûtait très cher en figuration et nécessitait deux jours de tournage. D’autant qu’il se disait las des scènes de bal à répétition dans tous les films sur le XVIe siècle, comme si c’était un passage obligé. En y réfléchissant une nuit, j’ai trouvé la solution : la scène ne devait pas se dérouler au coeur du bal, mais dans les coulisses. Une nouvelle logique m’est apparue. Et c’était bien plus intéressant à filmer : la scène pouvait se dérouler dans une enfilade de couloirs avec des différences de niveaux à saisir à la steadycam, entre les montreurs de chameaux, les servants, les cuisiniers, etc. Ainsi je ne montre pas les quatre cent personnes qui assistent au bal, ni même la Reine, mais tout ce qui se passe à côté.

Et puis, l’idée des chameaux s’accorde bien avec l’époque puisque la Reine Catherine de Médicis avait des singes, et beaucoup d’animaux qu’elle amenait lors de ses déplacements à travers la France. Ces ajouts offrent des détails pittoresques sur l’époque, des compléments et des vérités au texte de Madame de Lafayette. La scène capitale de la méprise se déroule ainsi dans un décor plausible, avec une dynamique de plan très moderne, comme je le souhaitais.


« Reprenez-vous orgueilleuse. Et soumettez-vous… L’amour est la chose la plus incommode du monde. Et je remercie le ciel tous les jours qu’il nous ait épargné cet embarras à votre père et moi. »

Panorama-cinéma : L’anecdote des animaux de Catherine de Médicis rejoint votre intérêt pour les détails de la vie. Vous posez aux historiens des questions pragmatiques pour être fidèle à une époque. Or, vous avez souvent dit vouloir à tout prix éviter d’afficher une surconscience que vous ressentez forcément par rapport à cette époque puisque vous bénéficiez du recul historique, contrairement à vos personnages. Comment êtes-vous parvenu à équilibrer ces deux aspects?

Bertrand Tavernier : En ne faisant pas un film d’époque. La Princesse de Montpensier n’est pas un film sur le  XVIe siècle, ni sur des personnages historiques : ils ne savent pas qu’ils sont historiques. Et aussi, dans mon film, on ne voit de cette époque que ce qu’en comprennent Marie et Chabannes [Lambert Wilson] et rien d’autre. Marie, la Princesse, n’a qu’une vision limitée de son temps, elle n’est au courant d’aucune des intrigues de la Cour, et donc nous n’en voyons aucune. Chabannes, par le fait même qu’il soit un peu en exil, mis à l’écart de la Haute société royale, n’est pas au courant de ce qui se passe en ville. Je ne montre rien des tractations politiques, des intrigues, des retournements et alliances royales : uniquement ce qu’en voient les deux personnages principaux. La guerre et le désordre frappent, mais nous en sommes épargnés. La Princesse passe complètement à côté de ce dont elle n’est pas témoin et reste sans savoir.

Panorama-cinéma : C’est pourquoi vous avez accordé une importance incroyable aux décors du château reclus de la Princesse, couvert par ces grandes tapisseries qui occupent souvent l’arrière plan de vos images? Sans oublier l’attention portée aux détails des costumes [Caroline de Vivaise reçoit d'ailleurs le César 2011 des Meilleurs Costumes pour ce film].

Bertrand Tavernier : Il est vrai que j’ai voulu accorder davantage de place aux costumes et aux décors lorsque Marie de Montpensier est en son château, parce que c’est là sa vie de tous les jours. Le spectateur finit par voir et connaître les tapisseries, car il fallait que cela devienne son monde. Et puis je devais aussi faire en sorte de différencier des chambres, des pièces d’un château à l’autre, puisque l’action se déroule dans plusieurs lieux qui, quelque fois, se ressemblent. L’architecture de l’époque est assez uniforme : il fallait trouver une disposition, un ameublement, propre au Palais du Louvre, à l’Hôtel parisien des Montpensier, au Château de Mézières, etc. Au Louvre, il y a des couleurs de carrelages et de murs aisément reconnaissables : en les voyant, nous savons que nous ne sommes pas dans un château de province de type Renaissance, mais bien à Paris auprès du Roi. Pour ce qui est des tapisseries, elles sont très importantes : cela permettait de lutter contre le froid et certaines contingences matérielles.

Panorama-cinéma : Pour ce film, des critiques ont reconnu une volonté de faire résonner les évènements du passé dans notre actualité. Est-ce vraiment ce que vous cherchiez?

Bertrand Tavernier : Je crois que cela vient naturellement. Mais je ne me suis jamais forcé à glisser dans ce que dit Guise sur les hérétiques une citation d’un imam qui est en train de parler des chrétiens… Il faut éviter le travail de chansonnier. Je pense que c’est un mauvais réflexe qui a discrédité beaucoup de films, bien que drôle dans certaines comédies. C’est Racine qui a dit : « le passé est un pays lointain ». Si vous rendez ce pays lointain proche, vous allez trouver beaucoup de ressemblances avec le pays dans lequel vous vivez; simplement, pour bien le comprendre, il faut trouver la juste méthode pour le rendre proche. Cela ne veut pas dire faire des références explicites à l’actualité. Il y a quelques jours, j’ai présenté le film dans une salle en banlieue parisienne et plusieurs jeunes filles m’ont dit s’identifier totalement avec Marie de Montpensier. Un professeur a ajouté : « des Marie, j’en ai sept dans ma classe ». Le fait que le personnage de mon film soit déchiré par l’énergie et la passion amoureuse, c’est tout autant moderne. Sans parler de l’intolérance religieuse dont nous entendons parler tous les jours dans la presse. Rien de tout cela n’a disparu. Mon film porte un discours fort sur la jeunesse, qu'importe son époque.


Le Duc d’Anjou (Raphaël Personnaz)

Panorama-cinéma : Justement, pour terminer, qu’auriez-vous à dire aux jeunes qui voudraient faire du cinéma aujourd’hui?

Bertrand Tavernier : Regardez beaucoup de films. Allez dans les salles, suivez des cinéastes, décortiquez leur histoire. Je conseillerais de lire, de s’intéresser à ce qui s’écrit sur le cinéma : c’est ce que j’ai fait et qui m’a souvent appris à approfondir mes connaissances, affiner ma perception. Je crois aussi qu’il faut rester curieux de tout. Suivre ses goûts et envies, mais en restant curieux. Mon conseil serait de ne pas négliger les films plus anciens, l’histoire du cinéma hollywoodien, porteuse de grandes leçons, son organisation, et ses genres qui laissent beaucoup de traces aujourd’hui.

Panorama-cinéma : Le western, par exemple, que vous appréciez, et qui semble faire l’objet d’un regain d’intérêt comme en témoignent certaines sorties récentes?

Bertrand Tavernier : Oui, le western, sans hésitation. C’est un genre qui avait été un peu démoli, malgré la présence d’Eastwood, par l’abus du western italien - c’est mon avis - et la télévision. C’est aussi parce qu’une génération ne s’intéressait plus aux histoires de bouseux : la fin des années 90 est marquée par les films de campus, omniprésents, et bien plus populaires. Je crois qu’aujourd’hui, en général, les gens manquent d’intérêt pour le passé. Le western est un genre qui me nourrit tous les jours. Je n’ai pas fait référence à un film pour La Princesse de Montpensier, mais il est certain que j’ai beaucoup pensé à des réalisateurs de western. Je songeais à la manière qu’avait Delmer Daves de filmer les paysages pour qu’ils s’accordent toujours avec l’émotion des scènes.

J’avais les images des films d’Anthony Mann dans ma tête, la façon dont il plaçait sa caméra en contre-plongée sur les montagnes. Je pensais à Boetticher chez qui l’affrontement des personnages est très sec et dépouillé, dans des espaces avec presque aucun rocher : ses plans sont souvent des plans de respiration. Rien à voir avec la dramaturgie plus lyrique de Delmer Daves, qui colle davantage avec les paysages, que cela soit la sécheresse de 3:10 to Yuma (1957) ou les espaces beaucoup plus luxuriants de The Last Wagon (1956). Je me suis toujours arrêté sur la façon de filmer les paysages dans le western, la manière selon les cinéastes de gérer les avant-plans, d’y insérer des arbres, des branches, des rochers qui traversent l’écran. Je crois que c’est une influence que l’on peut ressentir dans la scène d’ouverture de La Princesse de Montpensier. Mon amour du western a joué un très grand rôle dans la façon de constituer mes plans. Mais jamais à la manière de la citation : c’est davantage une inspiration très intense sur le long terme. Par contre, j’ai montré des westerns pour que mes techniciens et mes collaborateurs comprennent l’idée générale que je cherchais. Dans ce cas, je trouve que c’est encore plus passionnant.


AUTRES FILMS CONCERNÉS :

L'HORLOGER DE SAINT-PAUL de Bertrand Tavernier (1974)
L.627 de Bertrand Tavernier (1992)
LA PRINCESSE DE MONTPENSIER de Bertrand Tavernier (2010)

LECTURES COMPLÉMENTAIRES :

LE DVDBLOG par Bertrand Tavernier

TAVERNIER, Bertrand, Amis Américains, Entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood, Actes Sud/Institut Lumière, Paris, 1993.

TAVERNIER, Bertrand, La princesse de Montpensier, scénario du film. Suivi de la nouvelle de Madame de Lafayette, Flammarion, Paris, 2010. 

TAVERNIER, Bertrand, Pas à pas dans la brume électrique, récit de tournage, Flammarion, Paris, 2009.
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Article publié le 28 février 2011.
 

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